Tabac (Candolle, 1882)

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Noms acceptés : Nicotiana tabacum L., Nicotiana rustica L.

Henné
Alphonse de Candolle, Origine des plantes cultivées, 1882
Cannelier

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Tabac. — Nicotiana Tabacum, Linné, et autres Nicotiana.

A l'époque de la découverte de l'Amérique, l'usage de fumer, de priser ou chiquer était répandu dans la plus grande partie de ce vaste continent. Les récits des premiers voyageurs, recueillis d'une manière très complète par le célèbre anatomiste Tiedemann 2, montrent que dans l'Amérique méridionale on ne fumait pas, mais on prisait ou chiquait, excepté dans la région de la Plata, de l'Uruguay et du Paraguay, où le Tabac n'était employé d'aucune manière. Dans l'Amérique du Nord, depuis l'isthme de Panama et les Antilles jusqu'au Canada et en Californie, l'usage de fumer était général, avec des circonstances qui indiquent une grande ancienneté. Ainsi on a trouvé des pipes dans les tombeaux des Atztecs au Mexique 3 et dans les tertres (mounds) des Etats-Unis. Elles y sont en grand nombre et d'un travail extraordinaire. Quelques-unes représentent des animaux étrangers à l'Amérique du Nord 4.

Comme les Tabacs sont des plantes annuelles, qui donnent une immense quantité de graines, il était aisé de les semer et de les cultiver ou de les naturaliser plus ou moins dans le voisinage des habitations, mais il faut remarquer qu'on employait des espèces différentes du genre Nicotiana, dans diverses régions de l'Amérique, ce qui indique des origines différentes.

Le Nicotiana Tabacum, ordinairement cultivé, était l'espèce la plus répandue et quelquefois la seule usitée dans l'Amérique méridionale et aux Antilles. Ce sont les Espanols qui ont introduit l'usage du tabac dans la Plata, l'Uruguay et le Paraguay 5 ; par conséquent il faut chercher l'orgine de la plante plus au nord. De Martius ne pensait pas qu'elle fût indigène au Brésil 6, et il ajoute que les anciens Brésiliens fumaient les feuilles d'une espèce de leur pays appelée par les botanistes Nicotiana Langsdorffii. Lorsque j'ai examiné la question d'origine en 1855 7,

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2. Tiedemann, Geschichte des Tabacks in-8°, 1854. Pour le Brésil, voir Martius, Beiträge zur Ethnographie und Sprachkunde Amerikas, 1, p. 719.

3. Tiedemann, p. 17, pl. 1.

4. Les dessins de ces pipes sont reproduits dans l'ouvrage récent de M. de Nadaillac, Les premiers hommes et les temps préhistoriques, vol. 2, p. 45 et 48.

5. Tiedemann, p. 38, 39.

6. Martius, Syst. mat. med. bras., p. 120 ; Fl. bras., vol. X, p. 191.

7. A. de Candolle, Géogr. bot. raisonnée, p. 849.


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je n'avais pu connaître d'autres échantillons de N. Tabacum paraissant spontanés que ceux envoyés par Blanchet, de la province de Bahia, sous le n° 3223, a. Aucun auteur, avant ou après cette époque, n'a été plus heureux, et je vois que MM. Flückiger et Hanbury, dans leur excellent ouvrage sur les drogues d'origine végétale 1, disent positivement : « Le tabac commun est originaire du nouveau monde, et cependant on ne l'y trouve pas aujourd'hui à l'état sauvage. » J'oserai contredire cette assertion, quoique la qualité de plante spontanée soit toujours contestable quand il s'agit d'une espèce aussi facile à répandre hors des plantations.

Je dirai d'abord qu'on rencontre dans les herbiers beaucoup d'échantillons récoltés au Pérou, sans indication qu'ils fussent cultivés ou voisins des cultures. L'herbier de M. Boissier en contient deux, de Pavon, venant de localités différentes 2. Pavon dit dans sa flore (vol. 2, p. 16) que l'espèce croît dans les forêts humides et chaudes des Andes péruviennes, et qu'on la cultive. Mais, ce qui est plus significatif, M. Edouard André a recueilli dans la république de l'Equateur, à Saint-Nicolas, sur la pente occidentale du volcan Corazon, dans une forêt vierge, loin de toute habitation, des échantillons, qu'il a bien voulu me communiquer et qui sont évidemment le N. Tabacum à taille élevée (2 à 3 mètres) et à feuilles supérieures étroites, longuement acuminées, comme on les voit dans les planches de Hayne et de Miller 3. Les feuilles inférieures manquent. La fleur, qui donne les vrais caractères de l'espèce, est certainement du N. Tabacum, et il est bien connu que cette plante varie dans les cultures sous le rapport de la taille et de la largeur des feuilles 4.

La patrie primitive s'étendait-elle au nord jusqu'au Mexique, au-midi vers la Bolivie, à l'est dans le Venezuela ? C'est très possible.

Le Nicotiana rustica, Linné, espèce à fleurs jaunâtres, très différente du Tabacum 5, et qui donne un tabac grossier, était plus souvent cultivé chez les anciens Mexicains et les indigènes au nord du Mexique. Je possède un échantillon rapporté de Californie par Douglas, en 1839, époque à laquelle les colons étaient encore rares, mais les auteurs américains n'admettent

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1. Flückiger et Hanbury, Histoire des drogues d'origine végétale, traduction en français, 1878, vol. 2, p. 150.

2. L'un d'eux est classé sous le nom de Nicot. fruticosa, qui, selon moi. est la même espèce, à taille élevée, mais non ligneuse, comme le nom le ferait croire. Le N. auriculata Bertero est aussi le Tabacum, d'après mes échantillons authentiques.

3. Hayne, Arzneikunde Gewachse, vol. 12, t. 41 ; Miller, Gardener's dict., figures, t. 186, f. 1.

4. La capsule est tantôt plus courte que le calice et tantôt plus longue, sur le même individu, dans les échantillons de M. André.

5. Voir les figures de N. rustica dans Plée, Types de familles naturelles de France, Solanées ; Bulliard, Herbier de France, t. 289.


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pas la plante comme spontanée, et le Dr Asa Gray dit qu'elle se sème dans les terrains vagues 1. C'est peut-être ce qui était arrivé pour des échantillons de l'herbier Boissier, que Pavon a récoltés au Pérou et dont il ne parle pas dans la flore péruvienne. L'espèce croît abondamment autour de Cordova, dans la république Argentine 2, mais on ignore depuis quelle époque. D'après l'emploi ancien de la plante et la patrie des espèces les plus analogues, les probabilités sont en faveur d'une origine du Mexique, du Texas ou de Californie.

Plusieurs botanistes, même des Américains, ont cru l'espèce de l'ancien monde. C'est bien certainement une erreur, quoique la plante se répande çà et là, même dans nos forêts et quelquefois en abondance 3, à la suite des cultures. Les auteurs du xvie siècle en ont parlé comme d'une plante étrangère, introduite dans les jardins et qui en sortait quelquefois 4. On la trouve dans quelques herbiers sous les noms de N. tatarica, turcica ou sibirica, mais il s'agit d'échantillons cultivés dans les jardins, et aucun botaniste n'a rencontré l'espèce en Asie ou sur les confins de l'Asie, avec l'apparence qu'elle fût spontanée.

Ceci me conduit à réfuter une erreur plus générale et plus tenace, malgré ce que j'ai démontré en 1855, celle de considérer quelques espèces mal décrites d'après des échantillons cultivés, comme originaires de l'ancien monde, en particulier d'Asie. Les preuves de l'origine américaine sont devenues si nombreuses et si bien concordantes que, sans entrer dans beaucoup de détails, je puis les résumer de la manière suivante :

A. Sur une cinquantaine d'espèces du genre Nicotiana trouvées à l'état sauvage, deux seulement sont étrangères à l'Amérique, savoir : 1° le N. suaveolens, de la Nouvelle-Hollande, auquel on réunit maintenant le N. rotundifolia du même pays, et celui que Ventenat avait appelé par erreur N. undulata ; 2° le N. fragrans Hooker (Bot. mag., t. 4865), de l'île des Pins, près de la Nouvelle-Calédonie, qui diffère bien peu du précédent.

B. Quoique les peuples asiatiques soient très amateurs de tabac et que dès une époque reculée ils aient recherché la fumée de certaines plantes narcotiques, aucun d'eux n'a employé le Tabac antérieurement à la découverte de l'Amérique. Tiedemann l'a très bien démontré par des recherches approfondies dans les écrits des voyageurs du moyen âge 5. Il cite même pour une époque moins ancienne et qui a suivi de près la découverte de l'Amérique, celle de 1540 à 1603, plusieurs voyageurs dont quelques-

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1. Asa Gray, Synoptical flora of N. A. (1878), p. 241.

2. Martin de Moussy, Descript. de la rép. Arqentine, 1, p. 196.

3. Bulliard, l.c.

4. Cæsalpinus, lib. VIII, cap. 44 ; Bauhin, Hist., 3, p. 630.

5. Tiedemann, Geschichte des Tabaks (1854), p. 208. Deux ans auparavant, Volz, Beiträge zur Culturgeschichte, avait réuni déjà un très grand nombre de faits sur l'introduction du Tabac dans divers pays.


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uns étaient des botanistes, tels que Belon et Rauwolf, qui ont parcouru l'empire turc et la Perse, observant les coutumes avec beaucoup d'attention, et qui n'ont pas mentionné une seule fois le Tabac. Evidemment il s'est introduit en Turquie au commencement du xviie siècle, et les Persans l'ont reçu très vite par les Turcs. Le premier Européen qui ait dit avoir vu fumer en Perse est Thomas Herbert, en 1626. Aucun des voyageurs suivants n'a oublié de mentionner l'usage du narguilé comme bien établi. Olearius décrit cet appareil, qu'il avait vu en 1633. La première mention du Tabac dans l'Inde est de 1605 1, et il est probable que l'introduction en est venue par les Européens. Elle commençait à Arracan et au Pégu en 1619, d'après le voyageur Methold 2. Il s'est élevé quelques doutes à l'égard de Java, parce que Rumphius, observateur très exact, qui écrivait dans la seconde moitié du xviie siècle, a dit 3 que, selon la tradition de quelques vieillards, le tabac était employé comme médicament avant l'arrivée des Portugais en 1496, et que l'usage de fumer avait seul été communiqué par les Européens. Rumphius ajoute, il est vrai, que le nom Tabaco ou Tambuco, répandu dans toutes les localités, est d'origine étrangère. Sir Stamford Raffles 4, à la suite de nombreuses recherches historiques sur Java, donne au contraire l'année 1601 pour la date de l'introduction du tabac à Java. Les Portugais avaient bien découvert les côtes du Brésil de 1500 à 1504 ; mais Vasco de Gama et ses successeurs allaient en Asie par le Cap ou la mer Rouge, de sorte qu'ils ne devaient guère établir des communications fréquentes ou directes entre l'Amérique et Java. Nicot avait vu la plante en Portugal en 1560 ; ainsi les Portugais l'ont portée en Asie probablement dans la seconde moitié du xvie siècle. Thunberg affirme 5 que l'usage du Tabac a été introduit au Japon par les Portugais, et, d'après d'anciens voyageurs que cite Tiedemann, c'était au commencement du XVIIe siècle. Enfin les Chinois n'ont aucun signe original et ancien pour indiquer le Tabac ; leurs dessins sur porcelaines, dans la collection de Dresde, montrent fréquemment depuis l'année 1700 et jamais auparavant des détails relatifs au Tabac 6 ; enfin les sinologues s'accordent à dire que les ouvrages chinois ne mentionnent pas cette plante avant la fin du XVIe siècle 7. Si l'on fait attention à la rapidité avec laquelle l'usage du tabac s'est répandu partout où il a été introduit, ces renseignements sur l'Asie ont une force incontestable.

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1. D'après un auteur anonyme indien, cité par Tiedemann, p. 229.

2. Tiedemann, p. 234.

3. Rumphius, Herb. Amboin., 5, p. 225.

4. Raffles, Description of Java, p. 85.

5. Thunberg, Flora japonica, p. 91.

6. Klemm, cité dans Tiedemann, p. 256.

7. Stanislas Julien, dans de Candolle, Géographie bot. rais., p. 851; Bretschneider, Study and value of chinese botanical works, p. 17.


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C. Les noms vulgaires du Tabac confirment une origine américaine. S'il y avait eu des espèces indigènes dans l'ancien monde, il existerait une infinité de noms différents ; mais au contraire les noms chinois, japonais, javanais, indiens, persans, etc., dérivent des noms américains Petum, ou Tabak, Tabok, Tamboc, légèrement modifiés. Piddington, il est vrai, cite des noms sanscrits, Dhumrapatra et Tamrakouta 1 ; mais je tiens d'Adolphe Pictet que le premier de ces noms, qui n'est pas dans le dictionnaire de Wilson, signifie feuille à fumer et paraît d'une composition moderne, tandis que le second n'est probablement pas plus ancien et semble quelque modification moderne des noms américains. Le mot arabe Docchan veut dire simplement fumée 2.

Enfin nous devons chercher ce que signifient deux Nicotiana qu'on prétend asiatiques. L'une, appelée par Lehmann Nicotiana chinensis, venait du botaniste russe Fischer, qui la disait de Chine. Lehmann l'avait vue dans un jardin ; or on sait à quel point les origines des plantes cultivées par les horticulteurs sont fréquemment erronées, et d'ailleurs, d'après la description, il semble que c'était simplement le N. Tabacum, dont on avait reçu des graines, peut-être de Chine 3. La seconde espèce est le N. persica, de Lindley, figurée sans le Botanical register (pl. 1592), dont les graines avaient été envoyées d'Ispahan à la Société d'horticulture de Londres comme celles du meilleur Tabac cultivé en Perse, celui de Schiraz. Lindley ne s'est pas aperçu que c'était exactement le N. alata, figuré trois ans auparavant par Link et Otto 4 d'après une plante du jardin de Berlin. Celle-ci venait de graines du Brésil méridional, envoyées par Sello. C'est une espèce certainement brésilienne, à corolle blanche, fort allongée, voisine du N. suaveolens de la Nouvelle-Hollande. Ainsi le Tabac cultivé quelquefois en Perse, concurremment avec l'ordinaire et qu'on a dit supérieur pour le parfum, est d'origine américaine, comme je l'avais prévu dans ma Géographie botanique en 1855. Je ne m'explique pas comment cette espèce a été introduite en Perse. Ce doit être par des graines tirées d'un jardin ou venues, par hasard, d'Amérique, et il n'est pas probable que la culture en soit habituelle en Perse, car Olivier et Bruguière, ainsi que d'autres naturalistes qui ont vu les cultures de Tabac dans ce pays, n'en font aucune mention. Par tous ces motifs, il n'existe point d'espèce de Tabac

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1. Piddington, Index.

2. Forskal, p. 63.

3. Lehmann, Historia Nicotinarum, p. 18. L'expression de suffruticosa est une exagération appliquée aux Tabacs, qui sont toujours annuels. J'ai déjà dit que le N. suffruticosa des auteurs est le N. Tabacum.

4. Link et Otto, Icones plan. rar. horti ber., in-4, p. 63, t. 32. Sendtner, dans Flora brasil., vol. 10, p. 167, décrit la même plante de Sello, à ce qu'il semble, d'après des échantillons envoyés par ce voyageur, et Grisebach, Symbolæ fl. argent., p. 243, mentionne le N. alata dans la province d'Entrerios de la république Argentine.


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originaire d'Asie. Elles sont toutes d'Amérique, excepté les N. suaveolens, de la Nouvelle Hollande, et N. fragrans, de l'île-des Pins, au sud de la Nouvelle-Calédonie.

Plusieurs Nicotiana, autres que les Tabacum et rustica, ont été cultivés çà et là par des sauvages ou, comme curiosité, par des Européens. Il est singulier qu'on s'occupe si rarement de ces essais, au moyen desquels on obtiendrait peut-être des tabacs très particuliers. Les espèces à fleurs blanches donneraient probablement des tabacs légers et parfumés, et comme certains fumeurs recherchent les tabacs les plus forts, les plus désagréables possible aux personnes qui ne fument pas, je leur recommanderai le Nicotiana angustifolia, du Chili, que les indigènes appellent Tabaco del Diablo 1.

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1. Bertero, dans Prodr., XII, sect. 1, p. 568.