Manioc (Candolle, 1882)

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Nom accepté : Manihot esculenta Crantz

Betterave, Bette, Poirée
Alphonse de Candolle, Origine des plantes cultivées, 1882
Ail

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Manioc. — Manihot utilissima, Pohl. — Jatropha Manihot, Linné.

Le Manioc est un arbuste ou arbrisseau de la famille des Euphorbiacées, dont plusieurs racines se renflent dès la première année, prennent une forme ellipsoïde irrégulière et renferment de la fécule (Tapioca), avec un suc plus ou moins vénéneux.

La culture en est commune dans les régions équatoriales ou tropicales, surtout en Amérique, du Brésil aux Antilles. En Afrique, elle est moins générale et paraît moins ancienne. Dans certaines colonies asiatiques, elle est décidément d'introduction moderne. On la pratique au moyen de boutures des tiges.

Les botanistes se sont divisés sur la convenance de regarder les innombrables formes de Maniocs comme appartenant à une, à deux ou même plusieurs espèces différentes. Pohl 6 en admettait plusieurs à côté de son Manihot utilissima, et le Dr J. Müller 7,

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6. Pohl, Plantarum Brasiliæ icones et descriptiones, in-folio, vol. 1.

7. J. Müller, dans Prodromus, XV, sect. 2, p. 1062, 1064.


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dans sa monographie des Euphorbiacées, rapporte à une espèce voisine (M. palmata) la forme Aipi, qui est cultivée au Brésil avec les autres et dont la racine n'est pas vénéneuse. Ce dernier caractère n'est pas aussi tranché qu'on le croirait d'après certains ouvrages et même d'après les indigènes. Le Dr Sagot 1, qui a comparé une douzaine de variétés de Manioc cultivées à Cayenne, dit expressément : « Il y a des Maniocs plus vénéneux les uns que les autres ; mais je doute qu'aucun soit absolument exempt de principes nuisibles. »

On peut se rendre compte de ces singulières différences de propriétés entre des plantes fort semblables par l'exemple de la Pomme de terre. Le Manihot et le Solanum tuberosum appartiennent tous deux à des familles suspectes (Euphorbiacées et Solanacées). Plusieurs de leurs espèces sont vénéneuses dans certains de leurs organes ; mais la fécule, où qu'elle se trouve, ne peut pas être nuisible, et il en est de même du tissu cellulaire lavé de tout dépôt, c'est-à-dire réduit à la cellulose. Or dans la préparation de la Cassave (farine de Manioc), on a grand soin de racler l'écorce extérieure de la racine, ensuite de piler ou écraser la partie charnue, de manière à en expulser le suc plus ou moins vénéneux, et finalement on soumet la pâte à une cuisson qui chasse des parties volatiles 2. Le tapioca est de la fécule pure, sans mélange des tissus qui existent encore dans la cassave. Dans la pomme de terre, la pellicule extérieure prend des qualités nuisibles quand on la laisse verdir en l'exposant à la lumière, et il est bien connu que des tubercules mal mûrs ou viciés, contenant une trop faible proportion de fécule avec beaucoup de sucs, sont mauvais à manger et feraient positivement du mal aux personnes qui en consommeraient une certaine quantité. Toutes les Pommes de terre, comme probablement tous les Maniocs, renferment quelque chose de nuisible, dont on s'aperçoit jusque dans les produits de la distillation, et qui varie par plusieurs causes ; mais il ne faut se défier que des matières autres que la fécule.

Les doutes sur le nombre des espèces à admettre dans les Manihots cultivés ne nous embarrassent nullement pour la question de l'origine géographique. Au contraire, nous allons voir que c'est un moyen important de constater l'origine américaine.

L'abbé Raynal avait répandu jadis l'opinion erronée que le Manioc aurait été apporté d'Afrique en Amérique. Robert Brown le niait en 1818 3, sans donner des motifs à l'appui, et de Hum-

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1. Sagot, dans Bull. de la Société botanique de France du 8 décembre 1871.

2. J'indique la préparation dans ce qu'elle a d'essentiel. Les détails diffèrent suivant les pays. Voir à cet égard : Aublet, Guyane, 2, p. 67 ; Descourtilz, Flore des Antilles, 3, p. 113 ; Sagot, l. c., etc.

3. R. Brown, Botany of Congo, p. 50.


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boldt l, Moreau de Jonnes 2, Auguste de Saint-Hilaire 3 ont insisté sur l'origine américaine. On ne peut guère en douter, d'après les raisons suivantes :

1° Les Manihots étaient cultivés par les indigènes du Brésil, de la Guyane et des parties chaudes du Mexique avant l'arrivée des Européens, comme le témoignent tous les anciens voyageurs. Aux Antilles, cette culture était assez commune dans le xvie siècle, d'après Acosta 4, pour qu'on puisse la croire également d'une certaine ancienneté.

2° Elle est moins répandue en Afrique, surtout dans les régions éloignées de la côte occidentale. On sait que le Manioc a été introduit dans l'île de Bourbon par le gouverneur de Labourdonnais 5. Dans les contrées asiatiques, où probablement une culture aussi facile se serait propagée si elle avait été ancienne sur le continent africain, on la mentionne çà et là, comme un objet de curiosité d'origine étrangère 6.

3° Les indigènes d'Amérique avaient plusieurs noms anciens pour les variétés de Maniocs, surtout au Brésil 7, ce qui ne paraît pas avoir existé en Afrique, même sur la côte de Guinée 8.

4° Les variétés cultivées au Brésil, à la Guyane et aux Antilles sont très nombreuses, par où l'on peut présumer une culture très ancienne. Il n'en est pas de même en Afrique.

5° Les 42 espèces connues du genre Manihot, en dehors de M. utilissima, sont toutes spontanées en Amérique ; la plupart au Brésil, quelques-unes à la Guyanne, au Pérou et au Mexique ; pas une dans l'ancien monde 9. Il est très invraisemblable qu'une seule espèce, et encore celle qu'on cultive, fut originaire à la fois de l'ancien et du nouveau monde, d'autanl plus que dans la famille des Euphorbiacées les habitations des espèces ligneuses sont généralement restreintes et qu'une communauté entre l'Afrique et l'Amérique est toujours rare dans les plantes Phanérogames.

L'origine américaine du Manihot étant ainsi démontrée, on peut se demander comment l'espèce a été introduite en Guinée et au Congo. Probablement c'est un résultat des communications fréquentes, au xvie siècle, des trafiquants portugais et des négriers.

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1. De Humboldt, Nouvelle-Espagne, éd. 2, vol. 2, p. 398.

2. Histoire de l'Acad. des sciences, 1824.

3. Guillemin, Archives de botanique, 1, p. 239.

4. Acosta, Hist. nat. des Indes, trad. franc. 1598, p. 163.

5. Thomas, Statistique de Bourbon, 2, p. 18.

6. Le catalogue du jardin botanique de Buitenzorg, 1866, p. 222, dit expressément que le Manihot utilissima vient de Bourbon et d Amérique.

7. Aypi, Mandioca, Manihot, Manioch, Yuca, etc., dans Pohl, Icones et descr., 1, p. 30, 33. Martius, Beiträge z. Ethnographie, etc., Brasiliens, 2, p. 122, indique une quantité de noms.

8. Thonning (dans Schumacher, Plant. guin.), qui cite volontiers les noms vulgaires, n'en donne aucun pour le Manihot.

9. J. Müller, dans Prodromus, 15, sect. 1, p. 1057.


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Le Manihot utilissima, et l'espèce voisine ou variété appelée Aïpi, que l'on cultive également, n'ont pas été trouvés à l'état sauvage d'une manière certaine. Humboldt et Bonpland ont bien recueilli sur les bords de la Magdalena, un pied de Manihot utilissima qu'ils ont dit presque spontané l, mais le Dr Sagot me certifie qu'on ne l'a point découvert à la Guyane, et les botanistes qui ont exploré la région chaude du Brésil n'ont pas été plus heureux. Cela ressort des expressions de Pohl, qui a beaucoup étudié ces plantes, qui connaissait les récoltes de Martius et ne doutait pas de l'origine américaine. S'il avait remarqué une forme spontanée identique avec celles qu'on cultive, il n'aurait pas émis l'hypothèse que le Manioc provient de son Manihot pusilla 2 de la province de Goyaz, dont la stature est minime et qu'on regarde comme une véritable espèce ou comme une variété du Manihot palmata 3. De Martius déclarait en 1867, c'est-à-dire après avoir reçu de nombreuses informations postérieures à son voyage, qu'on ne connaissait pas la plante à l'état sauvage 4. Un ancien voyageur, ordinairement exact, Piso 5 parle d'un Mandihoca sauvage dont les Tapuyeris, indigènes de la côte au nord de Rio-de-Janeiro, mangeaient les racines. Il est, dit-il, « très semblable à la plante cultivée » ; mais la figure qu'il en donne a paru bien mauvaise aux auteurs qui ont étudié les Manihots. Pohl la rapporte à son M. Aïpi, et le Dr Müller la passe sous silence. Quant à moi, je suis disposé à croire ce que dit Piso, et sa planche ne me paraît pas absolument mauvaise. Elle vaut mieux que celle de Vellozo d'un Manihot sauvage qu'on rapporte avec doute au M. Aïpi 6. Si l'on ne veut pas accepter cette origine du Brésil oriental intertropical, il faut recourir à deux hypothèses : ou les Manihots cultivés proviennent de l'une des espèces sauvages modifiée par la culture ; ou ce sont des formes qui subsistent seulement par l'action de l'homme, après la disparition de leurs semblables de la végétation spontanée actuelle.

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1. Kunth, dans Humb. et B., Nova Genera, 2, p. 108.

2. Pohl, Icones et descript., 1, p. 36, pl. 26.

3. Müller, dans le Prodromus.

4. De Martius, Beiträge zur Ethnographie, etc., 1, p. 19, 136.

5. Piso, Historia naturalis Brasiliæ, in-folio, 16S8, p. 53, cum icone.

6. Jatropia sylvestris Vell. Fl. flum., 16, t. 83. Voir Müller, dans Prodromus, 15 p. 1063.