Fève (Candolle, 1882)
Nom accepté : Vicia faba L.
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Fève. — Faba vulgaris, Moeneh.— Vicia Faba, Linné.
Linné, dans son meilleur ouvrage descriptif, l'Hortus cliffortianus, convient que l'origine de cette espèce est obscure, comme celle de beaucoup de plantes anciennement cultivées. Plus tard, dans son Species, qu'on cite davantage, il a dit, sans en donner aucune preuve, que la fève « habite en Egypte ». Un voyageur russe de la fin du siècle dernier, Lerche, l'a trouvée sauvage dans le désert Mungan, du Mazanderan, au midi de la mer Caspienne 1. Les voyageurs qui ont herborisé dans cette région l'ont quelquefois rencontrée 2, mais ils ne la mentionnent pas dans ieurs ouvrages 3, si ce n'est Ledebour, qui n'est pas exact dans la citation sur laquelle il s'appuie 4. Bosc 5 a prétendu qu'Olivier avait trouvé la Fève sauvage en Perse. Je n'en vois pas la confirmation dans le Voyage d'Olivier, et en général Bosc paraît avoir cru un peu légèrement que ce voyageur avait trouvé beaucoup de nos plantes cultivées dans l'intérieur de la Perse. Il le dit du Sarrasin et de l'Avoine, dont Olivier n'a pas parlé.
La seule indication, outre celle de Lerche, que je découvre dans les flores, est d'une localité bien différente. Munby 6 mentionne la Fève, comme spontanée, en Algérie, à Oran. Il ajoute qu'elle y est rare. Aucun auteur, à ma connaissance, ne l'a citée dans l'Afrique septentrionale. M. Cosson, qui connaît mieux que personne la flore d'Algérie, m'a certifié n'avoir vu ou reçu aucun échantillon de Fève sauvage du Nord de l'Afrique. Je me suis assuré qu'il n'y en a pas dans l'herbier de Munby, mainte-
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1. Lerche, Nova acta Acad. cæsareo-Leopold., vol. 5, appendix, p. 203, publié en 1773. M. Maximowicz (lettre du 23 février 1882) m'apprend que l'échantillon de Lerche existe dans l'herbier du jardin impérial de Saint-Pétersbourg. Il est en fleur et ressemble en tout à la Fève cultivée, moins la taille, qui est à peu près d'un demi-pied. L'étiquette mentionne la localité et la spontanéité, sans autre observation.
2. Il y a dans le même herbier des échantillons transcaucasiens, mais plus grands de taille et qu'on ne dit pas spontanés.
3. Marschall Bieberstein, Flora Caucaso-Taurica ; C.-A. Meyer, Verzeichniss ; Hohenacker, Enum. plant. Talysch ; Boissier, Fl. orientalis, p. 578 ; Buhse et Boissier, Plant. Transcaucasiæ.
4. Ledebour, Fl. ross., 1, p. 664, cite de Candolle, Prodromus, 2, p. 354 ; or c'est Seringe qui a rédigé l'article Faba du Prodromus, dans lequel est indiqué le midi de la mer Caspienne, probablement d'après Lerche, dans Willdenow.
5. Bosc, Dict. d'agric., 5, p. 512.
6. Munby, Catalogus plant. in Algeria sponte nascentium, ed. 2, p. 12.
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nant à Kew. Comme les Arabes cultivent beaucoup la Fève, elle se rencontre peut-être accidentellement hors des cultures. Il ne faut pas oublier cependant que Pline (1. 18, c. 12) parle d'une Fève sauvage en Mauritanie ; mais il ajoute qu'elle est dure et qu'on ne peut pas la cuire, ce qui fait douter de l'espèce. Les botanistes qui ont écrit sur l'Egypte et la Cyrénaïque, en particulier les plus récents 1, donnent la Fève pour cultivée.
Cette plante est seule à constituer le genre Faba. On ne peut donc invoquer aucune analogie botanique pour présumer son origine. C'est à l'histoire de la culture et aux noms de l'espèce qu'il faut recourir si l'on veut deviner le pays où elle était anciennement indigène.
Mettons d'abord de côté une erreur qui venait d'une mauvaise interprétation des ouvrages chinois. Stanislas Julien avait cru que la fève était une des cinq plantes que l'empereur Chin-Nong, il y a 4600 ans, avait ordonné de semer en grande solennité chaque année 2. Or, d'après le Dr Bretschneider 3, qui est entouré à Peking de toutes les ressources possibles pour savoir la vérité, la graine, analogue à une fève, que sèment les empereurs dans la cérémonie ordonnée est celle du Soja (Dolicho Soja), et la Fève a été introduite en Chine, de l'Asie occidentale, un siècle seulement avant l'ère chrétienne, lors de l'ambassade de Chang-Kien. Ainsi tombe une assertion qu'il était difficile de concilier avec d'autres faits, par exemple avec l'absence de culture ancienne de la Fève dans l'Inde et de nom sanscrit, ou même de quelque langue moderne indienne.
Les anciens Grecs connaissaient la Fève, qu'ils appelaient Kuamos et quelquefois Kuamos de Grèce, Kuamos ellenikos, pour la distinguer de celle d'Egypte, qui était la graine d'une espèce aquatique toute différente, le Nelumbium. L' Iliade parle déjà de la Fève comme d'une plante cultivée 4, et M. Virchow en a trouvé des graines dans les fouilles faites à Troie 5. Les Latins l'appelaient Faba. On ne trouve rien dans les ouvrages de Théophraste, Dioscoride, Pline, etc., qui puisse faire croire que la plante fût indigène en Grèce ou en Italie. Elle y était anciennement connue, puisque dans le vieux culte des Romains on devait mettre des fèves dans les sacrifices le jour de la déesse Carna, d'où le nom de Fabariæ calendæ 6. Les Fabius tiraient peut-être leur nom de Faba, et le chapitre XII du livre 18 de Pline montre, à n'en pouvoir douter, le rôle ancien et important de la fève en Italie.
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1. Schweinfurth et Ascherson, Aufzählung, p. 250 ; Rohlfs, Kufra, un vol. in-8°.
2. Loiseleur-Deslongcharnps, Considérations sur les céréales, part. 1, p. 29.
3. Bretschneider, On study and value of chinese bot. works, p. 7 et 15.
4. Iliade, 13, v. 589.
5. Wittmack, Sitz. bericht Vereins, Brandenb., 1879.
6. Novitius Dictionnarium, au mot Faba.
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Le mot Faba se retrouve dans plusieurs des langues aryennes de l'Europe, avec des modifications que les philologues seuls peuvent reconnaître. N'oublions cependant pas l'observation très juste d'Adolphe Pictet 1 que, pour les graines de céréales et de Légumineuses, on a souvent transporté des noms d'une espèce à l'autre, ou que certains noms étaient tantôt génériques et tantôt spécifiques. Plusieurs graines, de forme analogue, ont été appelées Kuamos par les Grecs ; plusieurs haricots différents (Phaselus, Dolichos) portent le même nom en sanscrit, et Faba, en ancien slave Bobu, en ancien prussien Babo, en armoricain Fav, etc., peut fort bien avoir été employé pour des pois, haricots, ou autres graines de ce genre. Ne voyons-nous pas de nos jours appeler, en style commercial, le café une fève ? C'est donc avec raison que Pline ayant parlé d'îles fabariæ, où se trouvaient des Fèves en abondance, et ces îles étant situées dans l'océan septentrional, on a pensé qu'il s'agissait d'un certain pois sauvage appelé en botanique Pisum maritimum.
Les anciens habitants de la Suisse et de l'Italie, à l'époque du bronze, cultivaient une variété à petites graines du Faba vulgaris. M. Heer 2 la désigne sous le nom de Celtica nana, parce que la graine a de 6 à 9 millimètres de longueur, tandis que celle de notre Fève actuelle des champs (Fèverolle) en a 10 à 12. Il a comparé les échantillons de Montelier sur le lac de Morat et de l'île de Saint-Pierre du lac de Bienne, avec d'autres de Parme de la même époque. M. de Mortillet a trouvé dans les lacustres contemporains du lac du Bourget la même petite fève, qu'il dit fort semblable à une variété cultivée aujourd'hui en Espagne 3.
La Fève était cultivée chez les anciens Egyptiens 4. Il est vrai que, jusqu'à présent, on n'en a pas trouvé des graines ou vu des figures dans les cercueils ou monuments. La cause en est, dit-on, qu'elle était réputée impure 5. Hérodote 6 s'exprime ainsi : « Les Egyptiens ne sèment jamais de Fèves dans leurs terres, et, s'il en vient, ils ne les mangent ni crues ni cuites. Les prêtres n'en peuvent pas même supporter la vue ; ils s'imaginent que ce légume est impur. » La Fève existait donc en Egypte, et probablement dans les endroits cultivés, car les terrains qui pouvaient lui convenir étaient généralement en culture. Peut-être la population pauvre et celle de certains districts n'avaient pas les mêmes préjugés que les prêtres. On sait que les superstitions différaient suivant les nomes. Plutarque et Diodore de Sicile ont
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1. Ad. Pictet, Les origines indo-européennes, ed. 2, vol. 1, p. 353.
2. Heer, Pflanzen der Pfahlbauten, p. 22, fig. 44-47.
3. Perrin, Etude préhistorique sur la Savoie, p. 2.
4. Delile, Plant. cult. en Egypte, p. 12 ; Reynier, Economie des Egyptiens et Carthaginois, p. 340 ; Unger, Pflanzen d. alten Ægyptens, p. 64 ; Wilkinson, Manners and customs of ancient Egyptians, 2, p. 402.
5. Reynier, l. c., cherche à en deviner les motifs.
6. Hérodote, Histoire, traduction de Larcher, vol. 2, p. 32.
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mentionné la culture de la Fève en Egypte, mais ils écrivaient 500 ans après Hérodote.
On trouve deux fois dans l'Ancien Testament 1 le mot Pol, qui a été traduit par fève, à cause des traditions conservées par le Talmud et du nom arabe foul, fol ou ful, qui est celui de la fève. Le premier des deux versets fait remonter la connaissance de l'espèce par les Hébreux à l'an mille avant Jésus-Christ.
Je signalerai enfin un indice d'ancienne existence de la Fève dans le nord de l'Afrique. C'est le nom berbère Ibiou, au pluriel Iabouen, usité chez les Kabyles de la province d'Alger 2. Il ne ressemble nullement au nom sémitique et remonte peut-être à une grande antiquité. Les Berbères habitaient jadis la Mauritanie, où Pline prétend que l'espèce était sauvage. On ignore si les Guanches, peuple berbère des îles Canaries, connaissaient la fève. Je doute que les Ibères l'aient eue, car leurs descendants supposés, les Basques, se servent du nom Baba 3, répondant au Faba des Romains.
D'après ces documents, la culture de la fève est préhistorique en Europe, en Egypte et en Arabie. Elle a été introduite en Europe, probablement par les Aryens occidentaux, lors de leurs premières migrations (Pélasges, Celtes, Slaves). C'est plus tard qu'elle a été portée en Chine, un siècle avant l'ère chrétienne, plus tard encore au Japon ; et tout récemment dans l'Inde.
Quant à l'habitation spontanée, il est possible qu'elle ait été double il y a quelques milliers d'années, l'un des centres étant au midi de la mer Caspienne, l'autre dans l'Afrique septentrionale. Ces sortes d'habitations, que j'ai appelées disjointes et dont je me suis beaucoup occupé naguère 4, sont rares dans les plantes Dicotylédones ; mais il en existe des exemples précisément dans les contrées dont je viens de parler 5. Il est probable que l'habitation de la Fève est depuis longtemps en voie de diminution et d'extinction. La nature de la plante appuie cette hypothèse, car ses graines n'ont aucun moyen de dispersion, et les rongeurs ou autres animaux peuvent s'en emparer avec facilité. L'habitation dans l'Asie occidentale était peut-être moins limitée jadis que maintenant, et celle en Afrique, à l'époque de Pline, s'étendait peut-être plus ou moins. La lutte pour l'existence, défavorable à cette plante, comme au Maïs, l'aurait cantonnée peu à peu et l'aurait fait disparaître, si l'homme ne l'avait sauvée en la cultivant.
La plante qui ressemble le plus à la Fève est le Vicia narbonensis. Les auteurs qui n'admettent pas le genre Faba, dont les
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1. Samuel, II, c. 17, v. 28; Ezechiel, c. 4, v. 9.
2. Dict. français-berbère, publié par le gouvernement français.
3. Note communiquée à M. Clos par M. d'Abadie.
4. A. de Candolle, Géographie botanique raisonnée, chap. X.
5. Le Rhododendron ponticum ne se trouve plus que dans l'Asie Mineure et au midi de la péninsule espagnole.
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caractères sont assez peu distincts du Vicia, rapprochent ces deux espèces dans une même section. Or le Vicia narbonensis est spontané dans la région de la mer Méditerranée et en Orient, jusqu'au Caucase, à la Perse septentrionale et la Mésopotamie 1. Son habitation n'est pas disjointe, mais elle rend probable, par analogie, l'hypothèse dont j'ai parlé.
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1. Boissier, Fl. orient., 2, p. 577.