Biodiversité et société (chapitre 6, Chauvet et Olivier)
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« Certains croient que les ressources génétiques sont comme des diamants dans un tas de cailloux. Il suffirait alors de trier les diamants pour les enfermer dans un coffre fort. En fait, même le plus vilain caillou peut être un jour un diamant : tout dépend de l'angle du rayon lumineux et de la façon dont on regarde.»
Sommaire
- 1 L'utilisation de la biodiversité
- 2 Le débat sur la propriété du vivant et le libre accès
- 3 Le développement durable
- 4 Biodiversité et économie
- 5 Un patrimoine culturel
- 6 Biodiversité et éthique
L'utilisation de la biodiversité
Les modes d'utilisation de la biodiversité sont très divers, et doivent être clairement distingués en fonction de leurs effets sur la biodiversité.
Les populations sauvages d'êtres vivants peuvent être exploitées de façon répétitive à des fins commerciales directes. C'est le cas des bois tropicaux, des plantes médicinales ou alimentaires de cueillette, des plantes ornementales prélevées dans la nature, des animaux chassés ou pêchés... Il est logique dans ce cas d'aller vers des modes de gestion incluant la reconstitution de la ressource au fur et à mesure de sa destruction, soit en internalisant les coûts, soit en instituant des taxes. On peut alors parler d'usage durable (sustainable use).
Les populations sauvages apparentées à des plantes cultivées ou à des animaux domestiques constituent quant à elles des ressources génétiques dont l'importance ne fera que croître avec le développement des biotechnologies. Mais les prélèvements dans la nature se font alors de façon très espacée, et ne sont en principe pas destructifs, puisqu'il suffit le plus souvent de quelques centaines de graines, quelques boutures ou quelques individus. Les utilisateurs sont cependant collectivement intéressés au maintien in situ de ces populations.
Dans le cas de nombreuses plantes médicinales ou industrielles, la nature a fourni un modèle que l'on a ensuite pu reproduire à moindre coût par synthèse. C'est également un rôle important de la biodiversité, mais il est encore plus malaisé de définir qui sont les utilisateurs. Les fabricants d'aspirine n'ont guère d'intérêt à préserver le saule ou la spirée.
Les biotechnologies
L'émergence des biotechnologies est très récente. Elle représente un saut technologique et épistémologique considérable, en permettant aux hommes de s'affranchir des barrières sexuelles dans leurs entreprises de transformation des espèces vivantes. L'ampleur de leurs conséquences est difficile à prévoir, ce qui se traduit par une grande divergence des opinions à leur sujet.
Les biotechnologies correspondent à l'utilisation, en vue d'applications médicales, industrielles et agronomiques, des techniques de culture in vitro de cellules ou de tissus, des techniques d'analyse moléculaire des génomes et des techniques de transformation génétique. Ces techniques s'appliquent à tous les organismes vivants, micro-organismes, végétaux et animaux. Cette définition, proposée par Alain Deshayes, de l'INRA, a le mérite de bien cerner l'état actuel des secteurs qui se reconnaissent comme pratiquant des biotechnologies. Elle risque cependant d'être vite dépassée par de nouveaux développements scientifiques et techniques.
En quelques années, le mot « biotechnologie » a connu plusieurs glissements et extensions de sens. Au fur et à mesure que de telles techniques ont été mises au point pour les plantes supérieures, elles ont été utilisées à une étape ou l'autre de l'amélioration des plantes. Leur importance grandissant, c'est tout le secteur de l'amélioration des plantes qui tend à être perçu comme partie intégrante des biotechnologies, ce qui se traduit de fait par une réorganisation progressive des laboratoires de recherche. Ce phénomène a pu être accentué par les effets de mode, qui font qu'il est plus facile d'obtenir des crédits pour des biotechnologies que pour des approches plus classiques.
Un deuxième glissement de sens s'est produit dans les discussions internationales, pour des raisons plus politiques. On a ainsi redécouvert que la plupart des peuples maîtrisaient depuis des millénaires l'usage de micro-organismes pour produire des boissons et des aliments fermentés, et qu'ils avaient domestiqué de nombreuses espèces de plantes et d'animaux. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nos ancêtres pratiquaient ainsi des « biotechnologies traditionnelles ».
Le PNUE a repris la définition des biotechnologies formulée par le groupe de travail ONUDI/OMS/PNUE sur la sécurité en biotechnologie : il s'agit de « l'application des systèmes biologiques et des organismes pour des processus et des usages industriels, agricoles et environnementaux. "Organismes" inclut les plantes, animaux et microbes qui existent dans la nature ou qui ont été génétiquement modifiés. »
Cette définition englobe ainsi toutes les approches scientifiques et techniques portant sur le monde vivant, et en particulier les techniques classiques d'amélioration des plantes. Cette dérive s'explique certes par un effet de mode, mais contribue à augmenter la confusion des débats.
De là à considérer les biotechnologies comme la nouvelle panacée qui résoudra les problèmes du Tiers monde, il n'y a qu'un pas : « Les biotechnologies ont un potentiel considérable dans le domaine de la gestion durable des ressources. Le développement et l'usage des biotechnologies dans ce domaine doit être encouragé pour contribuer à résoudre les problèmes auxquels font face les pays en développement. »
De nouvelles utilisations
Les besoins importants en protéines rares pour la santé humaine et animale motivent l'intérêt des industriels pour la mise au point de procédés où des êtres vivants seraient génétiquement modifiés pour produire ces substances en masse et à moindre coût. Ces « fermenteurs vivants » peuvent être bien sûr des micro-organismes, mais aussi des animaux domestiques, dont on utiliserait des fluides biologiques faciles à collecter, comme le lait, la sang ou le blanc d'œuf. Pour produire des anticorps, on peut aussi utiliser des lignées cellulaires prélevées sur des tumeurs provoquées par l'injection d'un oncogène.
On peut aussi utiliser des êtres vivants pour lutter contre des espèces gênantes pour l'homme. La bactérie Bacillus thuringiensis est déjà largement utilisée pour lutter contre les chenilles processionnaires, par l'intermédiaire d'une toxine qu'elle fabrique. Les biotechnologies devraient permettre dans un avenir proche de mettre au point des biopesticides qui auraient l'avantage d'être très sélectifs, tuant les populations de l'espèce que l'on veut combattre sans gêner les autres espèces vivantes, et sans laisser de résidus.
L'obtention de modèles expérimentaux apparaît comme l'une des utilisations principales des animaux génétiquement modifiés. Chez un animal de laboratoire comme la souris, des souches ayant des caractéristiques très précises permettent d'affiner considérablement les protocoles d'étude des maladies.
Des outils pour l'amélioration des plantes
Il y a dix ans, les biotechnologies arrivaient de façon fracassante dans le secteur de l'amélioration des plantes. Elles allaient tout révolutionner, et produire des « super-plantes ». Les industriels de la chimie s'empressaient de racheter les firmes semencières. Avec le recul, il semble que les investissements n'ont pas eu la rentabilité attendue. Certaines entreprises se sont même désengagées de ce secteur. La mise au point d'un cultivar de plante supérieure capable de bien se comporter dans un champ reste une entreprise de longue haleine, où les prouesses du génie génétique ne remplacent pas le savoir-faire de l'agronome.
On a plutôt assisté à l'intégration progressive des outils des biotechnologies dans le processus d'amélioration des plantes. Les outils de marquage moléculaire et d'analyse du génome permettent de suivre de près ce que l'on fait, alors que le sélectionneur classique était contraint de travailler en aveugle, et de manier souvent des milliers de plantes pour n'en retenir qu'une. On parle de « sélection assistée par marqueurs ».
Le génie génétique permet de n'introduire que les gènes désirés, et non tous les autres gènes défavorables que l'on devait ensuite éliminer au cours de nombreuses générations. Cela raccourcit d'autant d'années les programmes de sélection, et diminue donc leur coût.
D'un autre côté, le génie génétique permet aussi de recourir à des plantes plus éloignées botaniquement, ce qui n'était pas envisageable auparavant, car on se heurtait aux barrières génétiques qui empêchent un minimum de viabilité des hybrides. La mise en œuvre de ces techniques suppose néanmoins des investissements lourds en recherche fondamentale sur la structuration de la diversité génétique, qui annulent la diminution des coûts mentionnée plus haut.
La lourdeur de ces investissements fait bénéficier les espèces déjà bien connues et largement produites d'une sorte de prime. Il sera bien plus facile et rentable de faire produire une nouvelle substance à un colza ou une vache que de domestiquer une nouvelle espèce.
Des outils pour la production alimentaire
La maîtrise des processus microbiologiques que permettent les biotechnologies est en passe d'influer profondément sur la fabrication des aliments et boissons fermentés, qui forment une part importante de notre alimentation. Jusqu'à nos jours, ces procédés restaient du domaine des savoir-faire et des tours de main plus ou moins secrets. Les produits étaient souvent variables, et leur qualité aléatoire. Les biotechnologies permettront d'en accroître la fiabilité, la sécurité et le rendement.
Les phénomènes de substitution
Il y a des cas où nous dépendons d'une espèce pour satisfaire nos besoins. Le café par exemple n'est pas vraiment concurrencé par la chicorée. Mais les cas sont bien plus nombreux où la même substance peut être produite par des plantes différentes. La betterave à sucre a ainsi largement remplacé la canne à sucre à la suite du blocus de la France napoléonienne par les Anglais. De nos jours, la maîtrise des procédés industriels permet même d'utiliser le maïs comme plante sucrière. Les biotechnologies vont sans doute nous permettre d'élargir considérablement le champ du possible. Des plantes aussi différentes que le fenugrec (Trigonella fœnum-græcum) et des ignames (Dioscorea) ont été étudiées comme source d'hormones pour contraceptifs. Le choix final dépendra d'un ensemble de conditions imprévisibles, comme la plasticité génétique d'une espèce, le pool génique disponible, sa facilité de culture et de récolte, son rendement, l'absence de substances indésirables... Il peut aussi s'avérer que la voie de la synthèse partielle ou totale s'avère plus rentable. Les plantes tinctoriales ou médicinales en offrent de nombreux exemples. Des substances « nobles » pourront être produites plus efficacement en cultures de cellules que sous forme de plantes entières dans des champs : on y pense pour la vanille.
Ces possibilités relativisent singulièrement l'idée selon laquelle la détention d'une ressource génétique unique permettrait d'en tirer des profits importants. Les freins apportés à l'accès à ces ressources auront pour effet immédiat de favoriser d'autres filières concurrentes.
Le débat sur la propriété du vivant et le libre accès
Qu'il était beau le temps d'avant les brevets et les multinationales ! Il suffisait de demander une plante ou un animal et on vous l'offrait gracieusement. C'est ce qu'on pourrait croire à entendre certains discours catégoriques. Et pourtant l'histoire du giroflier et celle du ver à soie sont là pour nous montrer le contraire.
Comme on le sait, l'aventure coloniale européenne a eu pour motivation initiale la recherche de l'or et des épices. Ces dernières coûtaient très cher, et les marchands européens dépendaient des Ottomans qui contrôlaient la route des épices. Les Portugais, arrivés les premiers dans l'océan Indien, allaient s'assurer le contrôle du marché des Iles aux Épices pour un siècle, à partir de 1514. Ils furent délogés par les Hollandais en 1605. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales prenait alors possession des Moluques. Afin de mieux contrôler ces richesses tant convoitées, elle décidait en 1651 d'interdire la production de girofle (Syzygium aromaticum) et de muscade (Myristica fragrans) sur toutes les îles, sauf celle d'Amboine. Les arbres furent alors systématiquement détruits, et les habitants qui se risquaient à en planter illégalement et à faire commerce de ces épices étaient punis de mort. Qui plus est, la dureté de ces mesures heurtait de front la tradition moluquoise de planter un giroflier à la naissance d'un enfant. La mort de l'arbre annonçait la mort de l'enfant. Le monopole hollandais allait durer pratiquement deux siècles. Il fallut attendre 1770 pour que Pierre Poivre parvienne à se procurer des plants et à les introduire au Jardin des Pamplemousses. En 1818, un Arabe introduisait des girofliers de l'île Maurice à Zanzibar. A la suite de la destruction des plantations de Maurice et de la Réunion par les cyclones, les îles de Zanzibar et Pemba, au large de la Tanzanie, développèrent les cultures sous l'impulsion des sultans de l'époque. Elles assurent aujourd'hui encore la moitié de la production mondiale. Le monopole hollandais était rompu (Rosengarten, 1973 ; Purseglove, 1974 ; Delaveau, 1987).
La soie, quant à elle, est arrivée dans l'empire romain à l'époque de Trajan (52-117). La production de ce textile de luxe est exemplaire, en ce qu'elle suppose la possession de deux espèces vivantes, le ver à soie (Bombyx mori) et le mûrier (Morus spp.), et la maîtrise de techniques élaborées pour dévider la soie à partir des cocons avant leur éclosion. Les tentatives furent nombreuses pour s'approprier les unes et les autres. « Jalousement gardée, [la soie] aura mis des siècles à venir de Chine jusqu'en Méditerranée. Les Chinois, au départ, n'y ont apporté aucune bonne volonté, et pas davantage les Perses Sassanides qui séparaient la Chine de Byzance et faisaient bonne garde » (Braudel, 1979). L'histoire nous conte les stratagèmes utilisés pour contourner l'interdiction d'exporter les cocons ou les œufs : une princesse d'Asie centrale en aurait dissimulé dans son chignon, des voyageurs en auraient caché dans des bâtons creux. Toujours est-il que des cocons arrivaient à Byzance vers 553, où l'empereur Justinien s'empressait de décréter la sériciculture monopole impérial ! (Boulnois, 1986). Il fallut attendre le xve siècle pour voir arriver la sériciculture en France.
Plus près de nous, les cas sont nombreux où l'appropriation d'un matériel végétal a été perçue comme la base d'une maîtrise des marchés. Quand les producteurs d'artichauts de la région de Macau en Aquitaine ont voulu se réapprovisionner en plants en Bretagne après le gel de l'hiver 1962-63, des commandos ont réussi à empêcher le passage des camions. Une campagne était perdue, et les producteurs aquitains, en perte de vitesse, se sont découragés. L'endive offre un cas de rétention des ressources génétiques et de son contournement. La production d'endives, forme de chicorée amère découverte à Bruxelles il y a seulement un siècle, s'est diffusée dans le nord de la France de producteur à producteur, chacun s'efforçant de sélectionner sa propre souche, dont il était persuadé qu'elle était meilleure que celle du voisin. Or, les chercheurs de l'INRA ont mis au point à la fin des années 1970 des cultivars capables de pommer sans terre de couverture, dans des bacs superposés. Ces techniques amélioraient considérablement les conditions de travail et la qualité du produit. Les souches anciennes ont été vite abandonnées, mais leurs possesseurs ne voulaient toujours pas les céder. Autrement dit, l'intérêt particulier de chacun des producteurs (tel qu'il était perçu) était opposé à leur intérêt commun. Heureusement, l'endive commercialisée est un organe vivant, qui possède un bourgeon terminal fonctionnel. Il a suffi aux chercheurs d'acheter des lots d'endives sur les marchés et de cultiver les bourgeons in vitro pour sauvegarder ces ressources génétiques.
Les droits d'obtention végétale
Ce système n'est pas apparu en un jour. Les produits de la nature que sont les organismes vivants ont longtemps été considérés comme inappropriables, et se trouvaient exclus des brevets. Les professionnels se sont progressivement organisés sur des bases contractuelles à partir des années 1920. Il a fallu bien des débats et beaucoup de bon sens, sous l'impulsion de Jean Bustarret, pour trouver un équilibre entre ce qui relevait de l'invention humaine et ce qui relevait de la nature.
La Convention de Paris, signée en décembre 1961, a institué un système de protection des obtentions végétales, transcrit en droit français par une loi de 1970. Les pays signataires, qui sont passés de huit en 1961 à dix-sept en 1985, ont créé l'Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). L'obtenteur d'un nouveau cultivar peut ainsi se voir délivrer un certificat d'obtention végétale (COV) qui lui assure un « monopole restreint », que l'on peut résumer comme suit (Hermitte, 1983) :
« L'obtenteur peut opposer son droit à toute personne se servant du matériel de reproduction pour le reproduire à titre de matériel de reproduction.
L'obtenteur ne peut évidemment pas s'opposer à l'utilisation de son matériel pour obtenir le produit transformé.
L'obtenteur ne peut s'opposer à ce qu'un autre obtenteur se serve de son matériel pour créer une nouvelle variété ; il ne peut pas non plus lui réclamer de redevance ».
Autrement dit, le droit d'obtention végétale protège les « édifices génétiques équilibrés » que sont les cultivars, et non les « briques » que constituent les gènes. Le sélectionneur est libre d'aller chercher ses briques dans les cultivars protégés pour bâtir un nouveau cultivar (Cauderon, 1987).
Ce droit est valable vingt ans. Jusqu'en 1991, seul un nombre limité d'espèces pouvait donner droit à un COV. Pour être mise en œuvre, cette protection nécessite en effet l'organisation d'un système complexe d'étude et d'identification des cultivars, qui doivent être « distincts, homogènes et stables ». C'est le Comité de la protection des obtentions végétales (CPOV) qui assume ce rôle en France.
Une nouvelle version de la convention UPOV a vu le jour en 1990, afin d'intégrer les conséquences des évolutions techniques, et de mieux prendre en compte les intérêts des obtenteurs qui auraient pu être tentés de préférer une protection par brevets. Elle admet ainsi la notion de dépendance, sous forme de « variété manifestement dérivée ». Enfin, l'ensemble des espèces de végétaux supérieurs est maintenant couvert par la convention.
La hantise de l'appropriation de la nature s'est manifestée à nouveau lors de la discussion de l'Engagement international sur les ressources phytogénétiques à la FAO. Le fait que dans le système de l'UPOV les cultivars ne sont protégés que pour leur utilisation directe en tant que matériel reproductif, mais sont libres d'accès en tant que ressources génétiques, n'a pas suffi à désarmer les critiques. Il a fallu s'entendre sur une interprétation concertée, reconnaissant simultanément les droits des obtenteurs et ceux des paysans. Mais entre temps, le débat s'est déplacé vers le problème des brevets, et certains pays découvrent maintenant les vertus du système des obtentions végétales.
Marques commerciales et protection végétale
Curieusement, alors que l'attention internationale se focalisait sur les droits d'obtention végétale, un certain nombre de professionnels estimaient que ce système était lourd et n'offrait pas toujours la protection souhaitée.
En particulier en horticulture ornementale, où les cultivars sont souvent des clones, l'effet de mode l'emporte de loin sur l'intérêt agronomique ou les caractères techniques. Les obtenteurs se protègent alors par des marques commerciales. C'est le cas des roses et des arbustes ornementaux, où les noms de cultivars, devenus des codes laids et imprononçables, ont été remplacés par des marques commerciales attrayantes. Cette substitution de fait est passé pratiquement inaperçue du public. L'avantage pour l'obtenteur est double. Si un contrefacteur peut sans aucun problème multiplier le cultivar par greffage ou bouturage, il lui est impossible de bénéficier de son « image de marque ». Par ailleurs, l'obtenteur peut réutiliser sa marque comme il l'entend, et faire ainsi « évoluer » son cultivar sans que ses clients s'en rendent compte. Cette dernière possibilité n'a d'ailleurs pas que des inconvénients pour l'utilisateur. Il suffit de constater à quel point il est difficile d'imposer de nouveaux cultivars sur le marché quand le consommateur reste attaché à des noms aussi connus que Bintje ou Golden Delicious.
Un autre moyen de protection, indirect mais très efficace, est procuré par la certification, qui tend à devenir obligatoire pour de nombreuses espèces soumises à l'inscription au Catalogue officiel. La mise en vente de tout lot de semences ou de tout plant fait alors l'objet d'un contrôle systématique par un service officiel, visant à garantir sa qualité et son identité variétale. Enfin, même sans certification, le Service de la répression des fraudes peut également intervenir pour les mêmes contrôles.
La protection des races animales
Chez les animaux domestiques, la situation était très différente jusqu'à maintenant. L'amélioration génétique des bovins se fait surtout par l'insémination artificielle des troupeaux avec du sperme de taureaux que l'éleveur peut choisir en fonction de leurs performances. Le marché s'organise par le biais des livres généalogiques, qui couvrent toutes les grandes races, et des centres d'insémination.
Certaines productions industrielles, comme les poulets ou les porcs, relèvent de systèmes d'intégration verticale, où le matériel génétique est fourni à l'éleveur dans le cadre de contrats privés. La protection est renforcée par le secret d'entreprise, dans la mesure où les animaux fournis à l'éleveur sont des hybrides, et où les souches parentales restent entre les mains de firmes de sélection qui sont très peu nombreuses.
Cependant, avec les innovations dues aux biotechnologies, le manque de protection juridique commence à se faire sentir, et un projet d'élaboration de « droit d'obtention animale » est à l'étude, à l'image de ce qui existe pour les plantes.
Les brevets
Les êtres vivants étaient classiquement exclus du domaine des brevets. La situation a commencé à changer quand on a admis la protection par brevet des procédés microbiologiques, avec dépôt des souches qui en sont le support dans des collections agréées. Le traité de Budapest a institué en 1977 une union internationale destinée à agréer ces autorités de dépôt, et à établir des règles pour le fonctionnement du système, et notamment l'accès au matériel. La brevetabilité des micro-organismes eux-mêmes a été rendue officielle en Europe en 1982 (Hermitte, 1990). Cette décision intervenait deux ans après la décision de la Cour suprême des États-Unis (à 5 voix contre 4) d'accepter la brevetabilité des micro-organismes génétiquement modifiés. Connue sous le nom de « cas Chakrabarty », cette décision a entraîné une vague de dépôts de brevets. Depuis lors, l'évolution a été rapide. La jurisprudence américaine a admis des brevets pour un maïs riche en tryptophane en 1985, une huître tétraploïde en 1987, et une souris transgénique en 1988. L'Office européen des brevets a accepté en octobre 1991 le brevet de cette « Oncomouse d'Harvard », qui présente une prédisposition à certaines formes de cancer. Les lignées cellulaires ont été admises par extension du cas des micro-organismes. Enfin, avec l'émergence des techniques de séquençage du génome, ce sont de simples séquences que l'on veut breveter, l'invention consistant alors à avoir été capable de lire le début et la fin d'un gène, sans même savoir à quoi sert ce gène.
Il est trop tôt pour savoir ce que seront les conséquences réelles de cette évolution. Le sujet est d'une technicité redoutable, à la fois sur le plan juridique et sur le plan scientifique et technique. Comme il est difficile de décrire des micro-organismes, on préfère souvent la procédure de dépôt. Mais elle offre l'inconvénient de provoquer une fuite en avant, car on peut par précaution déposer des micro-organismes avant même d'avoir mis au point des procédés pour les utiliser. De plus, la protection s'étendant aux mutants et variants, on ne sait pas très bien où s'arrête la variabilité couverte par le brevet. On ne sait pas non plus si l'on protège un procédé au titre de l'activité inventive, ou un résultat pour sa nouveauté. La jurisprudence évoluant, « on peut se demander si on n'en reviendra pas rapidement à juger de la nouveauté et de l'activité inventive en se contentant d'examiner la différence entre les résultats obtenus, ce qui renoue encore avec le système de l'obtention végétale qui apprécie la nouveauté sous forme de distance entre les produits proposés » (Hermitte, 1990).
Les partisans des brevets pour les plantes supérieures mettent en avant que la protection par brevets d'une base génétique inciterait les firmes privées à mener un travail de fond pour valoriser des populations réellement originales, ce qui élargirait la base génétique de la gamme cultivée. Les droits d'obtention végétale sont accusés de favoriser l'uniformité, dans la mesure où ils inciteraient les firmes à se démarquer les unes les autres.
Les droits des paysans
Dans les pays adhérents à l'UPOV, il est prévu que le droit de l'obtenteur ne permet pas d'invoquer la contrefaçon quand un agriculteur multiplie lui-même ses semences. C'est ce qu'on appelle le « privilège du fermier ». Une telle solution permet à l'agriculteur d'économiser sur le coût de la semence, et elle est facile à utiliser quand on a affaire à des plantes autogames comme le blé, dont la variété reste stable pendant plusieurs générations. Cette exemption de redevance obéissait à l'impossibilité pratique de contrôler ce qui se passait dans chaque ferme. Elle a commencé à poser problème quand les agriculteurs se sont organisés pour effectuer le triage en CUMA (coopérative d'utilisation du matériel agricole) ou en coopérative, ou par le biais d'entreprises prestataires de services. A la même période, les obtenteurs ont vu leur part de marché stagner, ce qui les a dissuadés d'investir dans les recherches sur les plantes autogames.
Des saisies suivies de procès ont abouti en 1989 à un compromis... qui n'a pas été accepté par les syndicats agricoles. Le débat est devenu politique et reste ouvert. L'UPOV a préféré laisser l'interprétation de ce privilège du fermier aux États. Certains obtenteurs ont essayé de contourner l'obstacle en transformant le blé en plante allogame par castration chimique, sans succès évident pour l'instant.
Au niveau international, la notion de droits des paysans a émergé à la FAO comme contrepartie des droits des obtenteurs. Pendant des millénaires, depuis les débuts de l'agriculture, les communautés rurales ont en effet domestiqué et façonné la gamme de variétés traditionnelles qui sont arrivées jusqu'à nous. Cette contribution de générations et de générations de paysans mérite reconnaissance et pourquoi pas, rétribution.
Cette idée généreuse mérite qu'on s'y attarde. Nous préférons traduire ici l'expression anglaise farmers' rights par droits des paysans et non par droits des agriculteurs, parce que ce dont il s'agit, c'est bien de la contribution des sociétés paysannes, pré-industrielles, et non pas d'une catégorie économique particulière, les agriculteurs, dans une société moderne différenciée. Nos ancêtres étaient tous paysans.
Si l'on compare avec les droits des obtenteurs, on observera que si d'un côté existe une personne physique ou morale bien définie, les paysans détenteurs d'une variété locale forment au contraire un groupe difficile à cerner. La protection de l'obtention est limitée dans le temps, alors qu'une variété locale existe depuis un temps indéterminé. Une variété locale est souvent hétérogène, et peut varier insensiblement d'un village à un autre. Toutes ces raisons font que ces droits des paysans sont impossibles à traduire en termes juridiques. Il s'agit plutôt d'un droit moral, ou plus simplement d'un argument politique.
Autant on comprend l'intention des ONG qui mènent des actions de développement local avec des moyens limités, autant la revendication de certains gouvernements exigeant de percevoir des redevances au nom de leurs paysans laisse perplexe. Les paysans n'ont-ils pas d'abord le droit de vivre en paix et d'être respectés dans leur propre pays ? Et combien de gouvernements du Sud ont une politique qui favorise l'agriculture vivrière ?
La notion de droits des paysans se retrouve maintenant englobée dans celle des droits des communautés locales et indigènes. Puisqu'il existe des brevets et autres droits de propriété intellectuelle dans les sociétés développées, il faudrait en symétrie reconnaître des droits qui protégeraient les pratiques et les savoir-faire traditionnels, y compris bien sûr les « biotechnologies traditionnelles ».
La question des peuples indigènes dépasse le cadre de ce livre. Nous signalerons simplement sa complexité, et le clivage que l'on peut constater entre une certaine tradition anglo-saxonne, qui reconnaît le droit à la différence au point d'en arriver à l'apartheid dans ses formes extrêmes, et une tradition issue de la Révolution française, qui affirme que les hommes sont égaux en droit, et de ce fait n'arrive pas à prendre en compte les spécificités de certains groupes humains.
Si l'on admet qu'une communauté indigène puisse avoir des droits particuliers, ne faudra-t-il pas décider si tel ou tel individu appartient à la communauté, et sur quelle base ? La question est redoutable. Il n'en reste pas moins que les Amérindiens du Canada et des États-Unis se voient actuellement reconnaître des droits d'accès à des ressources naturelles.
Dans le domaine connexe du folklore, deux recommandations de l'UNESCO et de l'OMPI cherchent à protéger les expressions artistiques traditionnelles contre les exploitations commerciales abusives. Elles pourraient servir de base à la réflexion sur les droits intellectuels des populations locales.
Patrimoine commun de l'humanité ou souveraineté des États
Depuis l'Antiquité, on s'est efforcé de préserver les monuments historiques ou les œuvres d'art en temps de guerre, au-delà des intérêts étroits des États vainqueurs. Depuis la création de l'UNESCO, ce souci s'est manifesté à travers diverses recommandations concernant les fouilles archéologiques ou l'échange de biens culturels (Prott, 1991).
La formulation la plus achevée de cette idée se trouve dans la Convention sur le patrimoine mondial culturel et naturel de 1972 qui stipule :
« La dégradation ou la disparition d'un bien du patrimoine culturel et naturel constitue un appauvrissement néfaste du patrimoine de tous les peuples du monde. » (Préambule).
« En respectant pleinement la souveraineté des États sur le territoire desquels est situé le patrimoine culturel et naturel (...) et sans préjudice des droits réels prévus par la législation nationale sur ledit patrimoine, les États parties à la présente Convention reconnaissent qu'il constitue un patrimoine universel pour la protection duquel la communauté internationale tout entière a le devoir de coopérer. » (article 6).
Cette notion de patrimoine commun de l'humanité permet aux États qui ne sont pas en mesure de faire face aux coûts de la protection d'un bien de faire appel à la contribution des autres États. Il en a été ainsi du déplacement des temples égyptiens, rendu nécessaire par la construction du barrage d'Assouan. La souveraineté de l'Égypte n'en souffre pas, dans la mesure où ces biens restent sur son territoire et où elle est libre d'en déterminer les modalités d'accès.
Quand l'Engagement international sur les ressources phytogénétiques avait été adopté en 1983, il reconnaissait que « les ressources phytogénétiques sont le patrimoine commun de l'humanité et doivent être préservées et librement accessibles pour être utilisées dans l'intérêt des générations présentes et futures. » Mais en 1991, la Conférence de la FAO (xxvie session, 9-28 novembre 1991) revenait sur le sujet en précisant que « la notion de patrimoine commun de l'humanité, telle qu'elle est appliquée dans l'Engagement international sur les ressources phytogénétiques, est subordonnée au principe de la souveraineté des États sur leurs ressources phytogénétiques ».
Entre temps, la notion de patrimoine commun de l'humanité, présente dans les premières versions du projet de Convention sur la biodiversité, avait été vigoureusement combattue par certains pays du Sud, au bénéfice de formulations plus vagues comme celle d'une « préoccupation commune de tous les peuples » et d'une affirmation répétée des « droits souverains des États ». Rares ont été les observateurs à faire remarquer que la négociation d'une convention concernait précisément des États souverains prêts à se dessaisir d'une parcelle de leur souveraineté au bénéfice d'un instrument de droit international.
Que s'était-il passé ? Tout simplement la montée en puissance des biotechnologies et des brevets sur le vivant. Face à un secteur prometteur dont la rumeur laisse entendre qu'il va engendrer des profits considérables, l'idée s'impose que la diversité génétique représente un trésor qu'il faut s'approprier au plus vite pour le monnayer, puisqu'il est à la base de la mise en œuvre des biotechnologies. D'où la formule-choc qui résumerait le marché de cette fin de siècle, « gènes des pays du Sud contre technologies des pays du Nord ».
Le libre accès
Que l'on souhaite ou non le libre accès aux ressources génétiques, le débat est trop souvent obscurci par la méconnaissance de la réalité. Le libre accès est en effet un postulat de principe, qui ne prend de sens qu'au travers de modalités pratiques adaptées à chaque type de matériel.
Si l'on prend l'exemple des livres, il est facile de démontrer que le fait qu'un livre soit payant facilite son accès. En effet, un livre payant pourra être distribué par un réseau de libraires qui le porteront à la connaissance du plus grand nombre. Il suffira à l'acheteur de payer son prix pour se le procurer, sans avoir à montrer patte blanche à qui que ce soit.
Pour revenir aux ressources génétiques, il est maintenant admis que libre accès ne veut pas dire nécessairement accès gratuit. Cette confusion était d'ailleurs entretenue par l'ambiguïté de l'anglais free, qui a les deux sens de libre et gratuit. Une participation aux frais de multiplication des semences, de mise en sachets et d'envoi des colis ne soulève pas d'objection de principe. Elle répondrait à la crainte des responsables de collections d'être submergés par les demandes, et de passer leur temps à « faire de l'épicerie ».
Cela dit, la pétition de principe de libre accès ne prend de sens que si l'on définit clairement à quel type de matériel elle s'applique et pour quelle utilisation.
Un premier niveau est constitué par les espèces sauvages et les variétés ou races traditionnelles de plantes cultivées (ou d'animaux domestiques). Ces ressources sont prioritairement concernées par les réseaux de banques de gènes coordonnés en particulier par l'IPGRI, et leur libre accès doit effectivement être assuré, en tant que matériaux bruts pour l'amélioration génétique.
Un deuxième niveau est représenté par les matériels semi-élaborés, issus de travaux de croisements, de sélection ou de génie génétique. Ces matériels sont le plus souvent échangés dans le cadre d'accords bilatéraux ou de droit privé. Ils ne sont mis en libre accès qu'après l'accord des firmes ou instituts qui les ont élaborés, car ils représentent le résultat de leur travail.
Le dernier niveau correspond aux variétés du commerce (cultivars), qui sont protégées de diverses manières (UPOV, marques commerciales, brevets, protection technique...). Les cultivars du commerce, dans le système UPOV, sont protégés dans leur exploitation commerciale, mais libres en tant que matériel génétique. Dans le système des brevets, il ne sont plus libres en tant que matériel génétique, mais seulement pour la durée du brevet.
Accès aux données
Curieusement, ce problème est largement absent des débats, alors qu'une ressource génétique ne devient ressource que lorsque l'on connaît suffisamment de choses sur elle pour être en mesure de l'intégrer dans un programme de sélection. Les données minimales nécessaires à l'identification d'une ressource sont appelées données de passeport. Il y a consensus sur le besoin de les rassembler à la collecte, mais cela est loin d'être toujours le cas dans les banques de gènes. Les données de description sont également considérées comme relevant du travail des banques de gènes, mais demandent des expérimentations au champ ou en laboratoire. Ces données sont généralement considérées comme libres d'accès.
Par contre, les données d'évaluation, si elles sont précieuses pour l'utilisateur, dépendent beaucoup des objectifs poursuivis, et sont plus complexes à interpréter. Elles relèvent plutôt de programmes spécifiques de valorisation en association avec des sélectionneurs, et ne portent que sur une fraction des collections. De telles données, bases de programmes précis d'amélioration, sont souvent d'accès restreint, ou confidentielles.
Vers un code de conduite
La liberté de prospection n'interdit pas de se conduire correctement. Les anglophones utilisent la locution latine bona fide pour désigner les chercheurs de bonne foi, avec qui on peut travailler en confiance. De tels chercheurs s'efforceront d'informer leurs collègues locaux des prospections qu'ils comptent réaliser, ce qui est à bénéfice réciproque. Les naturalistes ou les agronomes locaux sauront en effet organiser au mieux la mission, grâce à leur connaissance du terrain. En échange, ils pourront obtenir des doubles de la collection rassemblée et les informations issues de son étude. Cette présentation, qui peut paraître ingénue, correspond en fait à une pratique fréquente entre scientifiques, qu'il sera utile d'encourager en la formalisant dans un code de conduite. L'encadré ci-joint reproduit le texte élaboré en France dès 1985.
De là à exiger une procédure obligatoire d'« accord préalable informé », il y a un pas. Dans la pratique, cela risque de se traduire dans de nombreux pays par la nécessité d'obtenir le tampon d'un service bureaucratique qui sera bien en peine de s'y retrouver dans une liste de noms latins, et dont la tendance spontanée sera de dire non, ou de ne jamais répondre. De plus, il semble irréaliste de demander à un prospecteur de prévoir ce qu'il va trouver, et où il va le trouver. L'effet assuré sera d'entraver considérablement la collecte et la connaissance de la diversité génétique.
Pour conclure sur ce thème du libre accès à la bibliothèque du vivant, nous nous hasarderons à une parabole. Il est éminemment souhaitable de faciliter l'utilisation de l'information contenue dans les livres des bibliothèques. Ceux d'entre nous qui savent lire et ont appris les langues étrangères bénéficient d'un avantage décisif sur les analphabètes. De nombreuses personnes bien intentionnées proposeront donc de taxer les lecteurs. Quelques fous (il en existe) estimeront qu'il faut couper la tête des lettrés pour rétablir l'égalité. Mais les gens raisonnables s'accorderont à dire qu'il convient d'apprendre à lire au plus grand nombre, et de favoriser la publication de bons livres.
De l'interdépendance à la solidarité
L'idée simple que les pays du Nord dépendent des gènes du Sud mérite d'être étudiée de plus près. Des plantes annuelles d'origine tropicale comme le maïs, la tomate ou le poivron sont certes cultivées en masse dans les pays du Nord, mais elles le sont aussi dans ceux du Sud. Par ailleurs, les plantes tropicales pérennes sont restées confinées dans la zone intertropicale, pour des raisons biologiques évidentes. Comme elles sont le plus souvent cultivées ailleurs que dans leur continent d'origine (carte 8), il en résulte une dépendance Sud-Sud. Trop oubliées, ces relations Sud-Sud sont pourtant celles qui risquent de poser le plus de problèmes. Il convient en tout cas de parler d'interdépendance des régions du globe pour les ressources génétiques, ce qui correspond mieux à la réalité.
Kloppenburg (1988) a essayé de quantifier cette interdépendance. Les résultats en sont présentés dans les tableaux xxvii-a et xxvii-b. On y lit par exemple que la région euro-sibérienne a un degré d'autonomie de 9%, et qu'elle dépend de l'extérieur pour 91% de sa production alimentaire ; ces 91% se répartissant en 52% de dépendance vis-à-vis de l'Asie du Centre-Ouest, et 35% vis-à-vis de l'Amérique latine.
Les données les plus marquantes sont les 100% de dépendance de l'Australie et de l'Amérique du Nord pour les plantes alimentaires, et les 100% de l'Australie et de l'Euro-Sibérie pour les plantes industrielles. Mais on remarque aussi que la plupart des régions ont un taux de dépendance supérieur à 80%, et que ce taux ne descend jamais en-dessous de 30%. La situation générale est bien celle d'une interdépendance entre régions.
En lisant les tableaux verticalement, on peut évaluer l'apport des diverses régions. L'Asie du Centre-Ouest et surtout l'Amérique latine apparaissent comme les principaux contributeurs, alors que l'Afrique semble avoir fourni très peu de plantes importantes.
Nous laisserons le lecteur analyser ces tableaux dans le détail, pour le mettre en garde contre une interprétation trop immédiate de ces données. Kloppenburg lui-même était conscient de l'imperfection des statistiques qu'il utilisait, et du caractère grossier des regroupements qu'il effectuait. Quelques exemples en montreront les limites.
Ainsi, si le Proche-Orient était inclus dans la région Méditerranée, celle-ci deviendrait bien moins dépendante qu'elle n'apparaît ici. De même, la position de la France changerait du tout au tout si elle quittait la région Euro-Sibérie pour rejoindre la Méditerranée. A l'inverse, la taille de certaines régions peut masquer de nombreuses hétérogénéités. L'Argentine, qui est un pays essentiellement tempéré, dépend quasi totalement de l'Europe et de la Méditerranée, ce qui ne peut pas se voir dans les tableaux.
Il convient aussi de ne pas se tromper sur le sens à donner aux statistiques. La « dépendance » des pays développés traduit en fait largement le poids de leur production agricole dans la production mondiale, ce qui est un peu paradoxal, puisque dans un autre contexte, les mêmes données servent à démontrer la puissance de « l'arme alimentaire ».
Enfin, le principe d'attribuer une plante à une seule région de diversité est extrêmement réducteur. Chaque plante a son histoire, et quelques siècles suffisent pour qu'elle se diversifie dans ses lieux d'adoption ; elle est donc d'autant moins dépendante de son centre d'origine que sa domestication est ancienne. Si l'on ajoute qu'un centre d'origine s'étend souvent sur plusieurs pays, on imagine les disputes sans fin pour déterminer le pays d'origine de telle ou telle plante.
Nous risquons donc de nous enliser dans des discussions d'apothicaires, qui donneront du travail aux experts et aux avocats, mais aux dépens des recherches concrètes sur la diversité. Pourquoi ne pas utiliser plutôt notre imagination pour répondre à l'enjeu éthique ?
Les hasards de l'histoire font que l'étude et la pérennité des collections sont mieux assurées dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. A défaut de mieux faire, pourquoi ne pas affirmer que les pays du Nord ont le devoir moral d'aider ceux du Sud à conserver leur patrimoine ? N'est-ce pas la leçon de la décision douloureuse prise par Miguel Angel Asturias quand il a légué ses manuscrits à la Bibliothèque nationale de Paris ? Pour ce patriote incontesté, c'était là la meilleure façon d'en assurer l'accès futur à son peuple, compte tenu de la situation politique du Guatémala.
Or, jusqu'à maintenant, les collections des banques de gènes n'avaient pas de statut clair, ce qui posait en fait peu de problèmes. Mais la pratique scientifique change. Une part importante de la recherche se réalise maintenant dans des sociétés à but lucratif. Les ressources génétiques constituent un patrimoine qui doit rester disponible à tous, et être géré sur le long terme. Elles relèvent donc du secteur public ou sans but lucratif.
Les scientifiques français ont affirmé avec éclat le 28 octobre 1992 à l'UNESCO qu'ils mettaient à la disposition de la communauté internationale leurs découvertes sur le génome humain, montrant ainsi leur opposition aux initiatives visant à les breveter. De la même façon, nos gouvernements pourraient s'engager unilatéralement à soutenir leurs structures de recherche publique en ressources génétiques, à prendre toutes les mesures pour que les collections soient bien entretenues, décrites et disponibles à tout utilisateur de bonne foi. Nous pourrions aussi proposer d'héberger les collections des pays qui ne sont pas en mesure de les conserver, ce qu'ont fait les pays nordiques avec la banque de gènes de Svalbard.
A une époque où les pays du Nord sont parfois accusés de piller les ressources génétiques, une telle prise de position, qui relève de la décision politique, contribuerait à calmer le jeu, et à redonner à l'enjeu sa dimension éthique, qui est de gérer notre patrimoine génétique au bénéfice de tous les peuples et des générations futures.
Le développement durable
Dans l'histoire, on a connu des conceptions autoritaires de la protection de la nature, conçue souvent comme territoire de chasse pour les rois et les seigneurs. Rappelons que la Révolution française a notamment signifié pour les paysans le droit de pouvoir chasser sur les terres des seigneurs. Certains écologistes voient dans l'homme l'ennemi principal de la nature, et revendiquent le droit à l'ingérence pour défendre les forêts amazoniennes. Dans les propos de certains groupes, on peut déceler le souhait d'instaurer des formes de dictature écologique et d'un nouvel « éco-impérialisme ». Si nous revenons sur un terrain moins militant, est-il possible de mener une politique de protection de la nature en faisant abstraction des populations humaines ? Comment faire admettre à un petit paysan malgache que des gens du Nord sont prêts à dépenser plus d'argent pour sauver quelques lémuriens des forêts que pour l'aider à survivre ? Est-il raisonnable que des groupes du Nord achètent des milieux naturels dans les pays du Sud pour les soustraire à la pression des populations voisines ?
Quand on analyse les causes de la destruction de la nature dans les pays du Sud, on retrouve le sous-développement comme l'une des constantes. Quand bien même on voudrait en faire abstraction, le problème du développement et celui de l'environnement sont indissolublement liés. Ce constat a été fait par beaucoup d'organisations internationales dès avant la Conférence de Stockholm, et explique les efforts réalisés pour intégrer les deux problèmes dans une démarche globale, qui est celle du développement durable.
Histoire et évolution de la notion de développement durable
L'adjectif durable est devenu l'un des mots magiques des débats actuels. Modernisation de l'idée fort ancienne de « gestion en bon père de famille » développée par les agronomes classiques à la suite d'Olivier de Serres, le concept de sustainable development est apparu il y a une dizaine d'années dans la littérature anglo-saxonne (par exemple dans Brown, 1981). C'est le rapport Brundtland qui l'a popularisé en 1987, en lui consacrant un chapitre avec la définition suivante :
« Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (Commission mondiale sur l'environnement et le développement, 1988).
Comme on voit, les francophones hésitent sur la traduction de l'anglais sustainable. On parlait souvent d'usage rationnel des ressources, en prenant soin d'ajouter aussitôt que notre sacro-sainte rationalité se devait d'intégrer la dimension écologique. Faut-il dire maintenant durable, soutenable, ou encore viable ? Le terme de soutenable, plus proche de l'anglais, n'était guère utilisé en français que pour qualifier une opinion. Le verbe soutenir signifie « continuer sans faiblir ». On soutient un effort, certes, mais pas indéfiniment. Il y a dans ces mots une connotation de « maximum que l'on peut supporter » qui nous apparaît indésirable, alors que durable rend mieux compte des besoins des générations futures. Quoi qu'il en soit, le concept de développement durable a maintenant remplacé celui d'écodéveloppement, qui avait été lancé par Maurice Strong en 1973 et détaillé par Ignacy Sachs (1980), et celui de développement autre, qui était trop flou. La raison en est peut-être qu'il ne fait pas explicitement référence à l'écologie. « Il effarouche moins les défenseurs du développement selon le mode traditionnel, que le mot écologie horripile. » (Vaillancourt, 1991).
De fait, la notion de développement durable résulte d'un compromis laborieux entre l'utopie de la croissance zéro et le culte de la croissance panacée pour tous les maux de la société. L'accord sur les mots permet à moindre frais de donner l'impression d'un accord sur le fond, ce qui est loin d'être acquis.
Essayons maintenant d'en cerner les contours. Comme le souligne le rapport Brundtland, « même au sens le plus étroit du terme, le développement soutenable présuppose un souci d'équité sociale entre les générations, souci qui doit s'étendre, en toute logique, à l'intérieur d'une même génération ».
La notion d'utilisation durable des ressources renouvelables est la plus facile à définir. Elle s'oppose à l'utilisation minière dans le sens où elle respecte la capacité de renouvellement spontané des ressources. Cette notion s'applique aux ressources biologiques que sont les bois tropicaux, les plantes médicinales de collecte ou les produits de la chasse et de la pêche. Elle peut inclure des activités visant à favoriser la reconstitution des ressources, ce qui se pratique depuis longtemps dans les forêts tempérées. La durabilité suppose donc « l'internalisation des coûts » de reconstitution du capital. On y inclura bien entendu les ressources en eau, en air et en sol.
Par contre, les notions de développement et de croissance relèvent de l'économie. La notion de croissance durable comporte une contradiction dans les termes, comme le souligne Sauver la planète (1991), puisque « rien de physique n'est susceptible de croître indéfiniment ». La stratégie élaborée par l'UICN, le PNUE et le WWF propose donc d'appeler développement durable « le fait d'améliorer les conditions d'existence des communautés humaines tout en restant dans les limites de la capacité de charge des écosystèmes ». Cette capacité de charge se définit comme étant le maximum de ce que peut supporter la planète ou un écosystème particulier. Les auteurs de Sauver la planète ajoutent cependant que « pour satisfaire les besoins de l'homme, la capacité de charge de la planète peut être augmentée par le recours à certaines technologies, mais au détriment le plus souvent des fonctions écologiques ou de la diversité biologique ».
La référence aux besoins des hommes a de nombreuses implications. Dans les pays développés, nous inclurions assez volontiers dans nos besoins la possession d'une voiture, ou encore des vacances à la montagne ou dans des îles tropicales. Étendre de tels besoins à l'ensemble des habitants de la planète aboutit à une absurdité. Le souci d'équité à l'intérieur d'une génération ne sera pas facile à gérer. Pour ce qui est des besoins des générations futures, nous sommes encore plus démunis. Ils pourront être très différents des nôtres, peut-être plus importants. Mais des innovations techniques peuvent aussi permettre l'utilisation efficace de ressources actuellement méconnues. Personne ne peut le prédire.
Sur quels espaces doit porter l'objectif de durabilité ? La question n'est pas anodine, et les avis divergent au point d'induire des décisions opposées. Certains plaident pour une intensification accrue de la production agricole sur les meilleures terres, ce qui diminuerait ailleurs la pression sur les écosystèmes naturels. D'autres au contraire pensent que c'est l'ensemble des territoires, y compris les territoires banalisés, qui devrait faire l'objet d'une gestion écologiquement rationnelle. On retrouve ce débat aussi bien dans les pays en développement, qui veulent produire plus, que dans la Communauté européenne, dont les dirigeants souhaitent aujourd'hui qu'elle produise un peu moins.
On voit que le développement durable n'est pas un programme avec des solutions toutes prêtes. Son intérêt est bien plus de donner à penser, et sa popularité tient probablement à la tentative élégante qu'il traduit de surmonter les contradictions entre les deux impératifs de cette fin de siècle, l'environnement et le développement.
Les leçons de l'histoire de l'agriculture
L'histoire des sociétés humaines nous montre que la capacité de charge des écosystèmes dépend de l'état des techniques et des « choix » sociaux des groupes humains. Des sociétés de chasseurs-cueilleurs peuvent vivre en harmonie avec leur environnement en deçà d'une certaine densité de peuplement. Dans les mêmes milieux, d'autres sociétés pratiquent l'agriculture sur brûlis, qui est un mode d'utilisation tout à fait durable si l'on cultive un champ pendant deux à trois ans seulement pour l'abandonner ensuite pour quinze à trente ans, ce qui permet à la forêt de se reconstituer sous la plupart des climats. L'agriculture sur brûlis est pratiquée depuis des millénaires dans de nombreuses régions tropicales sans dommage apparent. C'est la surpopulation qui a déstabilisé ce mode d'utilisation des écosystèmes, et nous oblige à le faire évoluer.
L'origine de l'agriculture montre combien il est difficile de définir la durabilité. Au Proche-Orient, par exemple, certains chercheurs (cités par Harlan, 1987) se sont demandés ce qui avait bien pu pousser les peuples du néolithique à cultiver des champs, ce qui demande beaucoup de travail, alors qu'ils disposaient de populations sauvages de blé et d'orge suffisamment denses pour que leur simple cueillette suffise à satisfaire les besoins. Selon l'une des théories avancées, une crise de surpopulation aurait forcé certains groupes humains à passer à l'agriculture. On trouverait une trace culturelle de cette révolution technique dans la malédiction biblique : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.»
D'autres auteurs (Rindos, 1984) considèrent que l'agriculture est le résultat d'un long processus de coévolution entre les hommes et la nature, mais un processus caractérisé par l'instabilité. « L'histoire de l'agriculture est une histoire d'instabilité de la production et de crises induites par l'agriculture ». L'amélioration de la productivité a bien souvent été accompagnée d'un accroissement de la vulnérabilité. La réponse habituelle aux crises était l'émigration et la colonisation de nouvelles terres. La nouveauté de notre époque est que cette réponse sera de moins en moins possible. Certains pays avaient pu jusqu'à maintenant exporter leurs problèmes en laissant les paysans pauvres et les rebelles à l'ordre établi aller défricher leur frontière intérieure. Il faudra dorénavant apprendre à inscrire notre développement dans un monde fini. En un mot, qu'il y ait eu ou non des modes de développement durable dans le passé, il nous faudra bien en mettre au point dans l'avenir.
Les variétés et races améliorées dans le développement agricole
Le rôle des biotechnologies, s'il est incontestable, ne doit pas être surestimé. Elles se concentrent sur un nombre très limité d'espèces d'importance mondiale, comme le maïs, le sorgho, le riz ou la tomate. Par contre, les espèces vivrières tropicales sont souvent laissées pour compte ; on connaît très peu de choses sur leur biologie. Ces espèces relèvent bien plus de programmes élémentaires d'amélioration des plantes que de l'emploi de techniques sophistiquées.
De plus, la création de nouvelles variétés ne suffit pas. Il faut encore rendre les semences disponibles aux paysans, en qualité et quantité suffisantes. L'organisation des filières nationales de diffusion et de contrôle des semences est une tâche au moins aussi importante que le transfert de biotechnologies.
Enfin, les variétés, améliorées ou non, ne donneront leur potentiel de rendement que si elles s'intègrent dans les agrosystèmes locaux, et si on leur applique des pratiques culturales optimales, ce qui est loin d'être toujours le cas. Bien des progrès seraient réalisés en étudiant les techniques locales et en proposant des améliorations légères.
Ces idées avaient été exprimées dans la réponse de la France à l'Engagement international sur les ressources génétiques de la FAO : « Le Gouvernement français (...) craint que l'attention accordée à juste titre aux ressources phytogénétiques ne conduise à négliger leur valorisation. Il serait souhaitable que les actions de la FAO consistent en priorité à aider les pays en développement à intensifier leurs propres travaux de sélection végétale et de production des semences en liaison avec l'amélioration des techniques agricoles. »
Ce n'est pas tout. La production agricole n'a de sens que si elle est consommée ou vendue sur un marché. Il faut donc qu'elle soit stockée convenablement, à l'abri des moisissures, des insectes ou des rats. Les produits périssables nécessitent des entrepôts frigorifiques qui manquent, ou souffrent des coupures d'électricité. L'accès aux marchés suppose un réseau de transport efficace. On pourrait allonger la liste, mais elle montre à l'évidence que l'agriculture des pays du Sud manque plus de capitaux et d'un environnement socio-économique favorable que de cultivars miracles.
Quelle agriculture faut-il favoriser ? La question mérite d'être posée. Les chercheurs et les techniciens ont trop souvent tendance à reproduire les solutions qui marchent dans les pays développés, sans tenir compte du contexte technique, social et culturel des régions tropicales. Dans le passé, ce type de systèmes techniques a été mis en œuvre dans les plantations, mode de production qui intègre toute la filière mais tourne le dos à la société locale. Sans aller jusque-là, on peut citer les quelques ateliers de production de poulets ou d'œufs qui suffisent à approvisionner les mégalopoles du Tiers monde, mais coupent l'agriculture artisanale de ses débouchés naturels. De même, les blés de la Révolution verte ont été utilisés par les agriculteurs qui avaient les moyens d'acheter les engrais et pesticides nécessaires ; leur introduction a provoqué de graves crises sociales.
Ainsi, les techniques ne sont pas neutres. Certaines d'entre elles ont pour effet d'accentuer le dualisme des sociétés du Sud, et de laisser à leur triste sort les communautés paysannes traditionnelles. En matière d'amélioration des plantes, il est par exemple illusoire de penser que ces petits paysans auraient les moyens d'acheter régulièrement des semences. Au lieu de chercher à obtenir des variétés hybrides F1 de maïs, dont on doit racheter les semences chaque année, on cherchera plutôt à mettre au point des populations améliorées. Une voie imaginée par Pernès semble prometteuse. Il s'agit de l'apomixie, qui permet de bénéficier de la vigueur hybride tout en donnant la possibilité de reproduire soi-même la semence. Un réseau international (APONET) regroupant des laboratoires de onze pays s'est constitué pour promouvoir l'utilisation de l'apomixie chez les plantes fourragères où elle est déjà connue naturellement, mais aussi pour l'introduire dans d'autres plantes comme les céréales (Savidan, 1992).
Le développement suppose la participation active des populations paysannes, qui doivent avoir d'autres choix que celui d'aller s'entasser dans des bidonvilles. La recherche peut y contribuer, même s'il faut pour cela passer par des voies apparemment moins prestigieuses, ou simplement délaissées parce que non rentables en termes monétaires immédiats.
Biodiversité et économie
La conservation de la biodiversité suppose que nos sociétés y consacrent des moyens. Il est donc légitime que les décideurs se posent la question de l'opportunité d'y affecter des crédits aux dépens d'autres besoins sociaux tout aussi prioritaires. On a donc cherché à cerner la valeur économique de la biodiversité.
La première catégorie est la valeur d'usage, qui regroupe les divers modes d'utilisation directe des ressources. On peut distinguer :
- la valeur de consommation, qui résulte de l'utilisation directe de populations vivantes spontanées : bois tropicaux, plantes de cueillette, produits de la chasse et de la pêche... Elle peut avoir une expression monétaire si les produits sont commercialisés ;
- la valeur de production, qui concerne les ressources génétiques susceptibles d'être intégrées dans un processus de production ;
- la valeur récréative, qui s'applique à des activités touristiques liées à la diversité, comme la visite de parcs naturels, la randonnée, voire la chasse et la pêche de loisir ;
- la valeur scientifique ou cognitive de la diversité perçue comme source de connaissance. Mais on ne voit pas bien comment donner une expression monétaire à ce type de valeur.
Le problème, avec ce raisonnement, est qu'il porte sur les ressources biologiques, certes, mais pas sur la biodiversité en elle-même. Il suffit de feuilleter les guides touristiques pour constater que le bassin de nénuphars géants (Victoria amazonica) du Jardin des Pamplemousses fait partie de l'image de marque de l'Ile Maurice, et que l'arbre du voyageur (Ravenala madagascariensis) symbolise l'exubérance des Antilles, alors que ces plantes sont originaires respectivement du Brésil et de Madagascar. Plus généralement, le touriste sera ravi d'être entouré de bougainvillées, d'hibiscus et d'allamandas, fleurs tropicales spectaculaires devenues ubiquistes, et dont la valeur récréative est grande. A l'opposé, la protection des plantes les plus rares passe par une limitation de l'accès du public à leur milieu, et leur valeur récréative est alors nulle. De même, s'il est vrai qu'un pays comme le Kenya tire une bonne partie de ses ressources de la visite de ses parcs nationaux, l'intérêt des touristes est hiérarchisé à l'extrême. Le lion et l'éléphant sont les vedettes incontestées, suivis de la girafe et du rhinocéros, mais les oiseaux n'attirent déjà plus que de petits groupes, et les insectes et les plantes sont quasiment ignorés. La valeur récréative ne serait-elle pas encore plus élevée si on faisait évoluer les parcs vers des fermes à animaux ? On constate cette tendance dans nos pays, où des ornithologues aménagent des zones humides de façon à ce que le visiteur soit assuré d'observer les oiseaux annoncés là où il pointe ses jumelles.
La valeur écologique constitue une deuxième catégorie, qui concerne un usage indirect mais bien réel. Le maintien de certains écosystèmes comme les forêts est indispensable à la régulation des eaux, ou à la lutte contre l'érosion. Mais là aussi, des écosystèmes simplifiés, voire créés par l'homme, peuvent tout à fait convenir. Il est difficile d'isoler la contribution spécifique de la biodiversité. Celle-ci pourrait être invoquée par contre dans le cas des processus écologiques utiles pour réguler les populations de ravageurs en agriculture ; la diversité floristique des haies est une condition de la diversité des insectes et des vertébrés prédateurs. La contribution des insectes pollinisateurs aux rendements des cultures peut aussi être considérée comme ayant une valeur écologique ; elle devient un facteur de production quand on doit payer pour la présence de ruches.
La valeur d'option consiste à accorder aujourd'hui une valeur à des ressources susceptibles d'être utilisées dans le futur. Certains proposent de l'approcher en calculant ce que la société est prête à payer pour maintenir notre capacité à utiliser ces ressources.
Enfin, la valeur d'existence traduit l'attachement de nombreuses personnes à la simple existence d'espèces ou de milieux qu'elles n'ont pas au demeurant l'intention de voir ni d'utiliser. Il leur suffit de savoir qu'il y a des baleines dans les océans ou des panthères des neiges dans l'Himalaya. On approche là d'une préoccupation éthique, qui reflète la responsabilité et la sympathie que l'on peut éprouver envers la nature. L'ordre de grandeur de cette valeur est suggéré par les contributions volontaires faites aux organisations de protection de la nature. Cependant, ces préoccupations peuvent prendre une valeur économique, matérialisée par exemple par les films et les reportages de télévision sur la nature.
L'ensemble conceptuel qui nous est ainsi dressé par les économistes est à première vue très satisfaisant. Les difficultés commencent quand on cherche à y inclure des données précises. Celles-ci sont en effet très fragmentaires et disparates. Leur élaboration suppose des approximations telles que leur utilisation concrète s'avère bien délicate dans le domaine propre du calcul économique, qui devrait nous guider in fine sur le choix des secteurs où investir des crédits de la façon la plus efficace. Nous avons déjà signalé que beaucoup de ces critères ne mesuraient pas en fait la valeur de la biodiversité elle-même, mais celle de ressources biologiques identifiées. Il est fort possible qu'un raisonnement économique nous démontre que la valeur maximale est obtenue avec une diversité faible, voire par le biais de la destruction de la biodiversité.
Par ailleurs, l'argument moral consistant à dire qu'il faut préserver des possibilités d'utilisation de la biodiversité pour les générations futures ne peut être transcrit en termes économiques. En admettant qu'une espèce ou un gène ait une grande valeur dans plus de vingt ans, l'actualisation de cette valeur donnerait un résultat proche de zéro (Joly et Trommetter, 1992). Si l'économie offre des outils pour réguler le fonctionnement de nos sociétés sur le court terme, son domaine de validité ne s'étend pas au très long terme. Or, c'est sur le très long terme que se situent les enjeux de la biodiversité.
L'analyse économique relève-t-elle donc de l'exercice scolastique ? Disons plutôt avec Joly et Trommetter qu'elle offre des instruments pour améliorer le dialogue entre les parties prenantes, et pour affiner les stratégies dans un monde incertain, en donnant une place centrale aux notions d'irréversibilité des décisions et d'information croissante.
Nous avons vu que plusieurs des catégories de valeurs mises en exergue par les économistes reposent sur des choix de société. Plus les consommateurs seront attachés à la diversité de leurs aliments ou des plantes de leur jardin, plus la valeur d'usage d'une large gamme d'espèces sera élevée. Plus le souci éthique et esthétique de protéger la nature sera partagé par les citoyens de la planète, plus les valeurs récréatives, d'option et d'existence seront élevées. Autant reconnaître d'emblée la dimension éthique de l'enjeu. La vision ambitieuse de Passet (1991) amène en fait à transcender l'économie : « L'ouverture sur la biosphère débouche sur la nécessité, pour l'économie, d'appréhender le très long terme et le réel qui ont leur logique propre, exigent leurs instruments spécifiques et donc ne sauraient se réduire à une simple logique unidimensionnelle de l'efficacité monétaire ».
Quelques tentatives d'évaluation
On ne peut cependant pas échapper à l'approche économique, à condition de se rappeler que l'économie n'est pas une fin en soi, mais qu'elle représente un ensemble d'outils au service de la satisfaction des besoins et des aspirations des sociétés humaines. C'est ce que tente Godard (1991), pour qui les économistes peuvent contribuer à l'analyse des procédures collectives permettant la constitution des espaces de délibération et de choix nécessaires.
Le produit national brut a été utilisé abusivement pour mesurer le bien-être national, alors qu'il est un indicateur des valeurs commerciales. Il n'intègre donc pas les ressources qui étaient jusqu'alors considérées comme inépuisables et relevaient du bien commun. La situation est en train de changer, puisque l'on sait maintenant que des éléments du capital naturel comme l'eau et l'air sont épuisables en quantité et en qualité : des mécanismes économiques se mettent en place pour leur gestion.
Des efforts ont été réalisés pour évaluer ce capital naturel, en particulier en France avec les Comptes du patrimoine naturel (Toulemon, 1986). Il a fallu un important effort de réflexion pour mettre au point des indicateurs statistiques utilisables. Mais le constat a été fait que souvent, on devrait se contenter d'une estimation des données physiques du patrimoine naturel, impossibles à évaluer en termes monétaires. Cette situation n'a rien d'exceptionnel, puisqu'on l'admet depuis longtemps pour les biens culturels.
Comme les coûts écologiques sont souvent externes aux processus de décisions des acteurs économiques, il est de plus en plus admis que l'on doit aller vers une internalisation des coûts, en contraignant les entreprises à intégrer les coûts de reconstitution du capital naturel qu'elles utilisent. Le concessionnaire d'une coupe de bois devrait contribuer à la régénération de la forêt exploitée. L'eau et l'air utilisés par les industriels devraient être restitués avec la même qualité qu'ils avaient au départ. On voit que cette règle se rapproche du principe pollueur-payeur.
Certains économistes appliquent l'approche coûts-avantages, qui consiste à mettre en balance l'ensemble des avantages résultant d'un projet d'aménagement avec l'ensemble de ses coûts, y compris la compensation des usages qui seront supprimés par l'aménagement. Randall (1991) propose de pondérer cette approche utilitariste par l'inclusion de contraintes telles que des normes minimales de sécurité, par lesquelles on préserverait des zones suffisantes pour permettre la survie d'espèces et d'écosystèmes uniques, dans la mesure où le coût de ces mesures ne serait pas intolérablement élevé.
La gestion normative sous contrainte a été introduite par Passet (1979) « précisément pour définir les conditions d'un développement durable en interdépendance avec l'ensemble de ses environnements, sans réduire ces derniers à une pure logique marchande qui n'est pas la leur et sans diluer l'économique dans un biologisme ou un écologisme où disparaîtrait sa spécificité. »
Les gènes ont-ils une valeur ?
« Les dirigeants des nations en voie de développement s'orienteront plus volontiers vers la conservation au travers d'arguments économiques que de discours sur la "beauté intrinsèque" ou les "impératifs moraux" de la nature sauvage. Après tout, les gens du monde en voie de développement souhaitent qu'on leur dise comment la nature sauvage peut leur rapporter de l'argent. » (Myers, 1983).
Cette citation placée en exergue d'un chapitre du livre de Witt (1985) reflète bien un courant de pensée qui s'est développé aux États-Unis et a produit un certain nombre d'exemples destinés à créer un choc dans l'opinion, en exprimant en millions de dollars la valeur de gènes individuels promus au rang de gènes miracles. Ces preuves de la valeur économique des ressources génétiques ont été reproduites jusqu'à la nausée par les vulgarisateurs et les journalistes. En voici quelques exemples.
Une plante de blé sauvage provenant de Turquie aurait apporté des gènes de résistance aux maladies aux variétés commerciales de blé, procurant un gain annuel de 50 millions de dollars pour les seuls États-Unis.
Un houblon sauvage aurait donné une meilleure amertume à la bière britannique et rapporté 15 millions de dollars en 1981 à la brasserie de ce pays.
Une seule orge éthiopienne possédait le gène qui protège maintenant la production californienne d'orge, dont la valeur est de 160 millions de dollars par an, contre le virus de la jaunisse nanisante.
Une tomate sauvage ressemblant à une mauvaise herbe luxuriante, découverte en 1962 dans les Andes péruviennes et utilisée pour conférer sa haute teneur en sucre aux tomates modernes, aurait ajouté 5 millions de dollars par an aux bénéfices des industriels de l'agro-alimentaire.
Le gène de nanisme trouvé dans une variété trapue de blé japonais, 'Norin 10', a amélioré l'alimentation de plus d'un milliard de personnes, et a permis à plus de 100 millions d'entre elles de simplement survivre.
L'affirmation suivant laquelle un gène « vaut » tant de millions de dollars de bénéfices témoigne d'un réductionnisme confondant. Il suffit de regarder la généalogie des variétés modernes de riz ou de blé pour se rendre compte du grand nombre de parents qu'elles ont, et d'origine très variée. De plus, c'est souvent la combinaison de plusieurs gènes qui est intéressante, et non un gène miracle. La station INRA d'Avignon et les établissements Clause viennent par exemple de créer des variétés de poivrons résistants au virus de la mosaïque du concombre. Ces variétés associent des gènes de résistance partielle qui ont été découverts dans des variétés des Andes, d'Inde et de Chine. Leur association dans un même génotype permet de disposer d'une nouvelle résistance polygénique bien plus efficace. Il serait vain de déterminer quelle fraction du gain génétique revient à l'une ou l'autre des variétés.
D'une manière plus générale, la valeur attribuée à un gène relève d'un raisonnement sur le gain marginal qu'il procure. On pourrait chercher à évaluer la valeur de chacun des gènes identifiés dans le reste des génotypes concernés, ainsi d'ailleurs que la valeur à attribuer à chacun des facteurs de production. On montrerait sans peine que la somme des valeurs individuelles est très largement supérieure à la valeur totale du produit. Un gène isolé ne vaut rien s'il n'est pas introduit dans un génotype performant, faut-il le rappeler ?
Il est piquant de constater que ces arguments « mercantiles » et réducteurs apparus aux États-Unis ont été repris à la lettre par les représentants du Sud dans les débats internationaux. Face à l'affirmation qu'un gène vaut des millions de dollars, la réaction immédiate et normale est de revendiquer un partage de ces bénéfices. Mais alors que nous négocions le contrat par lequel nous vendons la peau de l'ours, sommes-nous sûrs qu'il en restera à tuer demain ?
Rares sont les voix qui s'élèvent contre l'utilitarisme, aux États-Unis. A la source de cette idéologie, Lawrence Busch (1989) voit la désacralisation de la nature, à laquelle ont largement contribué la science, la technologie et le capitalisme. L'industrialisation de nos aliments en est le résultat le plus visible. A défaut de réintroduire le sacré, Busch propose de lui substituer une éthique de la responsabilité et de l'attention, ce qu'il résume par le mot anglais care. Ce principe de responsabilité, mis à l'honneur par Hans Jonas (1991), est appelé à jouer un rôle central dans nos réflexions éthiques.
L'internationalisation de l'économie
La mondialisation de notre économie comporte des aspects éminemment positifs. C'est elle qui nous permet de voyager au loin et de profiter de paysages naguère inaccessibles. Peu à peu, nous avons conscience de devenir des citoyens du monde. Depuis les origines, le commerce a constitué la première forme de rapport civilisé entre les peuples, qui ouvrait à toutes les autres. A l'époque contemporaine, les accords douaniers ont essayé de régulariser ces relations, et une organisation internationale, le GATT, a été chargée de promouvoir le désarmement douanier et de lutter contre les obstacles non tarifaires, qui permettent souvent de contourner les accords douaniers.
Une des règles de base des accords du GATT est l'interdiction faite aux pays adhérents d'augmenter un droit de douane ou d'en créer de nouveaux. Un exemple de l'effet pervers de cette mesure sur les marchés et sur l'environnement nous est fourni par le manioc. Le marché des céréales est très organisé dans la Communauté européenne, comme chacun sait, et les fabricants d'aliments pour le bétail ne peuvent importer des céréales fourragères que moyennant une taxe de compensation. On avait bien pensé à taxer les importations de farine de manioc, qui peuvent s'y substituer. Mais il restait un trou dans la réglementation, passé inaperçu. Une rubrique de légumes à tubercules frais ou desséchés rassemblait des tubercules tropicaux dont nous n'importions que quelques milliers de tonnes comme légumes exotiques, sans droit de douane. Des commerçants astucieux se sont rendu compte qu'elle permettait d'importer des cossettes de manioc, c'est-à-dire des tranches de manioc desséchées, utilisables en alimentation du bétail. Dans les années 1980, les importations françaises sont passées à plusieurs centaines de milliers de tonnes, et la Communauté au total en a importé plusieurs millions de tonnes. La Thaïlande a trouvé là un débouché nouveau et inespéré, et a déboisé des superficies énormes de forêt tropicale (1,5 millions d'hectares), ce qui a provoqué une catastrophe écologique du fait de l'érosion et des inondations.
Les négociations en cours dans l'Uruguay Round vont beaucoup plus loin, et l'attention des observateurs intéressés par les ressources génétiques est tournée vers le débat sur les droits de propriété intellectuelle qui s'y déroule. Mais curieusement, les effets directs de la libéralisation du commerce sont rarement cités. Et pourtant, cette libéralisation rendra de plus en plus difficile la protection des productions locales contre la concurrence internationale. Que la France soit mieux placée écologiquement pour produire des petits pois et l'Espagne pour produire des tomates peut profiter au consommateur. Mais que penser des effets de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et l'Europe pour vendre leur blé sur la production des céréales africaines telles que le sorgho, le mil et les millets ? Comment les pays du Sud pourront-ils résister alors que l'Europe se voit elle-même accusée par les États-Unis de subventionner sa production de protéagineux, ce qui a précisément pour but de diminuer notre dépendance vis-à-vis du soja américain qui nous a laissé le souvenir cuisant de l'embargo décrété par les États-Unis en 1973 ? (Bertrand et al., 1983).
Le marché du mouton amène aussi à réfléchir sur la rationalité des mécanismes économiques. Le mouton néo-zélandais arrive à bas prix en Europe, et décourage la production dans des milieux que le pâturage extensif a modelés depuis des siècles, comme les pelouses calcaires à orchidées, les brandes du Montmorillonnais, les zones de moyenne montagne... Ces milieux se ferment en évoluant vers des formations arborées, au grand dam des protecteurs de la nature. Au même moment, les éleveurs néo-zélandais intensifient leurs parcours en déversant de l'engrais par avion, ce qui modifie les milieux, et on gaspille de l'énegie pour transporter les carcasses de mouton à l'autre bout du monde.
Ce n'est pas tout. Toute mesure de protection de l'environnement qui aura pour effet de restreindre le commerce pourra être attaquée comme obstacle non tarifaire. Les États-Unis viennent heureusement de l'apprendre à leurs dépens, puisqu'ils ont été condamnés pour avoir interdit l'importation de thons mexicains pêchés avec des filets ayant des mailles plus fines que celles imposées par l'administration des États-Unis à des fins de protection des dauphins. Seules pourront échapper à cette logique les mesures prises de façon concertée dans le cadre de conventions internationales, ce qui est le cas de la CITES.
Un patrimoine culturel
La biodiversité a puissamment contribué à assurer la base matérielle des civilisations humaines. On peut ainsi dire que la civilisation euro-méditerranéenne est une civilisation du blé, de l'olivier et de la vigne, alors que les civilisations inca et aztèque dépendaient du maïs, et la civilisation chinoise du riz. De même, la domestication du cheval a profondément influencé les peuples indo-européens. Plantes et animaux se trouvent au cœur de nombreux rites religieux, et ont servi de modèles et de sources d'inspiration pour la création artistique dans toutes les aires culturelles. En retour, les sociétés humaines ont modelé la biodiversité en fonction de leurs préférences. A partir d'une même plante comme la vigne, l'islam nous a donné des variétés de raisins à gros fruits et sans pépins, alors que la chrétienté a produit des cépages adaptés à la production de vin. Diversité biologique et diversité culturelle sont donc étroitement liées. Le souci de préserver la biodiversité rejoint souvent celui de maintenir les savoir-faire et les traditions locales. On peut même affirmer que le maintien de la diversité culturelle de l'humanité est une des conditions du maintien de la biodiversité. Le paradoxe est que cette reconnaissance arrive tardivement, à une époque où les ethnies qui ont gardé un mode de vie traditionnel sont en voie de disparition. Dans un raccourci historique stupéfiant, on voit émerger la revendication de la protection des droits intellectuels des populations locales, qui étaient hier encore ignorées ou méprisées.
Une longue période de mépris
L'émergence de l'esprit scientifique en Europe a constitué un processus unique dans l'histoire de l'humanité. Ses racines sont à chercher chez les Grecs et les Égyptiens, et l'on doit surtout aux Arabes la transmission et le développement de cet héritage. Les historiens continuent à se demander pourquoi les Chinois et les Indiens, qui ont accumulé pendant plusieurs millénaires un savoir impressionnant, n'y sont pas parvenus avant l'arrivée de la science européenne.
L'esprit scientifique a dû lutter contre le poids du passé, qui se manifestait par le réflexe des savants de gloser sur les travaux des anciens, plutôt que d'observer directement la nature. En réaction à ce qui était devenu un fatras où le meilleur côtoyait le pire, les scientifiques ont tourné le dos aux pratiques et savoirs traditionnels, qui ont été rejetés dans les ténèbres de l'obscurantisme. Il est éclairant à cet égard de relire Voltaire :
« Les inventions les plus étonnantes et les plus utiles ne sont pas celles qui font le plus d'honneur à l'esprit humain.
C'est à un instinct mécanique, qui est chez la plupart des hommes, que nous devons tous les arts, et nullement à la saine philosophie.
La découverte du feu, l'art de faire du pain, de fondre et de préparer les métaux, de bâtir des maisons, l'invention de la navette, sont d'une toute autre nécessité que l'imprimerie et la boussole ; cependant ces arts furent inventés par des hommes encore sauvages ».
L'imprimerie et la boussole n'échappent pas davantage à cette opinion sans appel :
« C'est dans le temps de la plus stupide barbarie que ces grands changements ont été faits sur la terre : le hasard seul a produit toutes ces inventions ».
La science a progressivement investi tous les domaines de la connaissance. Mais cette attitude de mépris a perduré, et explique probablement pourquoi la technologie a autant de mal à être reconnue dans les cursus scolaires (Sigaut, 1988). L'agronomie et l'horticulture font partie des secteurs où les savoirs pratiques ont été le plus longtemps rebelles à l'analyse scientifique.
Une spécialité d'ethnologues
L'étude des savoirs traditionnels et populaires est particulièrement complexe, car elle doit combiner les approches des sciences de la nature avec celles des sciences de l'homme. Or chacune des familles scientifiques a tendance à rejeter ces domaines frontières jugés marginaux.
Le renouveau est venu en France d'un petit groupe d'ethnologues. La revue Techniques et Cultures, créée en 1983, a choisi un sous-titre en forme de manifeste : « Pour une ethnologie de l'acte traditionnel efficace », reprenant ainsi une formule de Marcel Mauss qui date de 1937, mais était restée lettre morte chez les ethnologues, bien plus intéressés par les systèmes de parenté et les représentations sociales que par les bases matérielles des civilisations. Il y a eu de brillantes exceptions, avec Leroi-Gourhan (1971, 1973), Haudricourt (1988) et Lévi-Strauss, pour qui « même les techniques les plus simples d'une quelconque société primitive revêtent le caractère d'un système, analysable dans les termes d'un système plus général » (1973).
Les agronomes de terrain ont également fait de nombreuses observations, mais ils ont rarement pris le soin de les noter, car elles étaient marginales par rapport à leur spécialité. A contrario, les agronomes tropicaux ont été confrontés à une réalité très différente des pays européens, qui a amené certains d'entre eux à devenir des ethnobotanistes, comme Auguste Chevalier, Roland Portères et Jacques Barrau en France.
A titre d'exemple, nous citerons l'anecdote rapportée par Patrice Crossa-Raynaud, ancien directeur de la station d'arboriculture INRA d'Avignon. Alors qu'il exerçait en Tunisie, son attention avait été attirée par une plantation d'oliviers qui ne produisait pas de fruits, malgré une floraison abondante. Les paysans locaux prétendaient que ce phénomène se produisait depuis que la plantation avait été maudite, mais que la malédiction disparaissait pour peu que l'on prenne la précaution de « bénir » les arbres « maudits » avec des rameaux fleuris prélevés sur des oliviers qui poussaient autour du tombeau d'un saint dans le voisinage. Crossa-Raynaud découvrit que les deux champs étaient chacun mono-variétaux ; la première variété était auto-stérile et la seconde constituait un excellent pollinisateur de la première.
Cette anecdote illustre deux caractéristiques des savoirs traditionnels. La première est que les sociétés traditionnelles ont su depuis toujours observer la nature et établir les relations entre cause et effet qui rendent possibles les « actes traditionnels efficaces ». La seconde est que ces découvertes sont conceptualisées dans des visions du monde préscientifiques, et qu'elles s'insèrent dans des systèmes religieux ou magiques. Cette étrangeté déroute les scientifiques, qui sont précisément formés pour porter un regard critique sur ces modes de pensée. Par contre, l'ethnologue s'intéressera surtout à ces représentations de la nature, parce qu'elles lui permettent de comprendre la culture des peuples qu'il étudie, mais il sera mal armé pour analyser les objets techniques sous-jacents.
La redécouverte des savoirs traditionnels
L'ostracisme des milieux scientifiques occidentaux s'est longtemps manifesté par une assimilation des technologies autochtones à l'immobilisme, voire l'arriération, qu'il fallait précisément combattre. Des générations de coopérants sont partis dans le Tiers monde avec l'idée naïve qu'ils apportaient les techniques qui manquaient aux populations locales pour se développer.
Des chercheurs américains ont estimé que les efforts consacrés à la détection (le screening) d'espèces végétales actives contre le cancer dans les années 1960 auraient été de 50% à 100% plus efficaces si l'on s'était guidé uniquement sur les connaissances traditionnelles des plantes médicinales et toxiques (Oldfield, 1989).
L'intérêt pour la médecine des savoirs traditionnels est controversé et suit des effets de mode. Or dans le même temps, les ethnies locales disparaissent sous l'effet de la destruction de leurs habitats, des guerres, des épidémies, ou tout simplement de leur acculturation, ou pis encore, de leur clochardisation. La collecte de ces savoirs est une urgence au même titre que la sauvegarde du patrimoine génétique. Mais elle est difficile car, comme nous l'avons vu, elle suppose des équipes de recherche pluridisciplinaires, dont le nombre est dérisoire en proportion des enjeux. Dans ce contexte, l'émergence de la revendication d'une rétribution des « innovations traditionnelles » laisse perplexe. Son effet le plus positif serait de revaloriser aux yeux du public cet aspect de notre patrimoine culturel bien délaissé.
Le chanteur Sting a par exemple fait connaître en France l'un des peuples de la forêt amazonienne, les Kayapos ou Indiens à plateaux. Or les recherches des ethnobiologistes ont montré que les Kayapos gèrent leurs territoires d'une façon très complexe, qui remet en cause la perception que nous avons de l'Amazonie comme d'une immense forêt vierge (Posey, 1984). Les Kayapos pratiquent l'agriculture sur brûlis, mais les champs abandonnés continuent à produire des tubercules pendant plusieurs années et des fruits pendant des dizaines d'années. La forêt secondaire et claire ainsi créée attire de nombreux animaux sauvages, qui sont chassés pour leur viande. Un grand nombre de plantes semi-domestiquées sont utilisées comme plantes médicinales, poisons de chasse et de pêche, matériaux d'emballage, insectifuges ou fibres.
Les êtres vivants comme marqueurs culturels
La campagne française était très patriote, puisque les champs déployaient en été les trois couleurs du drapeau français : le rouge des coquelicots, le blanc des marguerites et le bleu des bleuets. On vend encore des bleuets en tissu pour commémorer nos morts à la guerre, mais les vrais bleuets ont considérablement régressé. Quand le jaune des colzas et des tournesols entrera-t-il dans notre symbolique nationale ? L'emblème royal était la fleur de lys, qui serait en fait l'Iris pseudo-acorus. Les exemples abondent de cette flore et de cette faune populaires.
Nombreux sont les pays qui ont pris une fleur et un animal comme emblème. Les exemples du cèdre du Liban ou de l'aigle sont malheureusement là pour nous rappeler que cela ne suffit pas à en assurer la protection. Néanmoins, le rôle de certaines espèces, races et variétés dans l'imaginaire collectif peut constituer une motivation puissante pour obtenir le soutien de l'opinion publique à une politique de conservation de la biodiversité.
La diversité de la nature est également une source permanente d'inspiration artistique. Il est significatif que le mouvement romantique se soit développé précisément à l'apogée de la découverte du monde par les Européens, et de l'inventaire des espèces vivantes. Des auteurs comme Rousseau et Chateaubriand avaient une véritable culture scientifique, et en ont fait grand usage dans leurs œuvres.
Biodiversité et éthique
Le débat éthique, largement engagé pour tout ce qui touche à la biologie humaine, est encore à ses débuts dans le domaine de la biodiversité. Mais il s'inscrit largement dans la problématique des rapports de l'homme et de la nature, partie intégrante de tous les systèmes de pensée, qu'ils soient religieux ou non, conscients ou inconscients.
La tradition judéo-chrétienne
Dans un article percutant de 1964, Lynn White accusait la tradition judéo-chrétienne d'être responsable de la profanation de la nature dans le monde occidental, et donc de la crise écologique actuelle. Le Dieu unique des juifs crée l'homme à l'image de lui-même et le place au centre de la création : « Croissez, multipliez et dominez la terre » (Genèse 1, 28). Les chrétiens accentuent encore cette opposition avec la nature en insistant sur la transcendance de l'homme. Alors que le christianisme oriental était plus contemplatif, c'est sa variante occidentale, tournée vers l'action, qui a prévalu. Pour White, nous ne sortirons pas de la crise écologique actuelle par un surcroît de science et de technologie, mais en trouvant une nouvelle religion ou en repensant l'ancienne de fond en comble. Nous pourrions ainsi revenir à l'humilité franciscaine, qui voyait dans les animaux et les choses des frères et des sœurs qui contribuent à la louange de Dieu.
En fait, on retrouve le même anthropocentrisme chez Platon et Aristote. Il faudrait plutôt se demander si les religions sont à l'origine des mentalités ou si ce n'est pas l'inverse. Les constantes des comportements dans le Bassin méditerranéen s'expliqueraient par un fonds culturel commun, modelé par la culture des céréales et l'élevage de troupeaux. Haudricourt (1962) oppose l'agriculture à tubercules, où les plantes individus exigent une « amitié respectueuse », à l'agriculture à céréales, où le champ est récolté brutalement et collectivement. L'élevage méditerranéen du mouton représenterait le modèle de l'« action directe positive », le berger étant en contact permanent avec l'animal domestique. L'agriculture à tubercules serait le modèle de l'« action indirecte négative ». Et Haudricourt de conclure : « Est-il absurde de se demander si les dieux qui commandent, les morales qui ordonnent, les philosophies qui transcendent n'auraient pas quelque chose à voir avec le mouton, (...) et si les morales qui expliquent et les philosophies de l'immanence n'auraient pas quelque chose à voir avec l'igname, le taro et le riz ».
Quoi qu'il en soit, il y a place pour une réflexion théologique. Pour Schäfer-Guignier (1992), l'homme est caractérisé par la polarité de son double statut de co-créature et de lieu-tenant de Dieu (terme de Calvin). La dignité de l'homme, créature avec d'autres créatures, institue d'emblée la dignité de l'ensemble des êtres vivants. Comme lieu-tenant , il a certes le droit de dominer la nature, mais également le devoir de rendre compte de sa gestion à Dieu. Moltmann (1988), qui a écrit un véritable traité écologique de la création, exprime aussi cette dualité en disant que l'homme est en même temps image du monde et image de Dieu.
L'approche islamique
L'analyse réalisée par Ba Kader et al. (1983) se réfère à des versets de la Sourate et de la tradition authentique (hadith). La perception islamique de l'univers, de la relation de l'homme avec la nature et ses ressources y apparaît articulée autour de cinq idées fondamentales :
- tout ce que Dieu a créé dans cet univers l'a été avec mesure, en quantité et en qualité. La perception que l'univers est fait de variété, de diversité de formes, de couleurs et de fonctions y apparaît. Le fait que la nature fonctionne autour de grands équilibres est ainsi suggéré, mais aussi que chaque espèce à sa place sur Terre (« Nous y avons fait éclore toutes choses en proportion » sourate 15, verset 19) ;
- l'homme est considéré comme faisant partie de cet univers, dont les éléments se complètent les uns les autres. Il y a aussi une responsabilité particulière. En tant qu'exécutant des commandements divins, il est le gestionnaire de la Terre et non son propriétaire ;
- l'ensemble des ressources naturelles a été créé par Dieu à l'attention de tous les hommes. La notion de patrimoine commun à l'ensemble de l'humanité et à l'ensemble des générations transparaît dans l'islam ;
- en contrepartie du droit d'exploiter les ressources naturelles, d'en jouir et de les utiliser, Dieu met à la charge de l'homme de conserver ce patrimoine et d'exploiter les ressources naturelles de manière rationnelle ;
- l'obligation de restauration ou de mise en valeur par l'agriculture des « terres mortes » y est aussi précisée.
Les références au caractère sacré des différentes composantes de la nature sont nombreuses :
- l'eau est perçue comme un don de Dieu, mais aussi comme l'origine et la source de la vie ;
- l'air étant investi de fonctions vitales et sociales, il s'en suit que sa conservation dans un état de propreté et de pureté est considérée comme participant à la vie elle-même ;
- l'ensemble des animaux et des végétaux existent pour eux-mêmes et témoignent de ce fait de la puissance et de la sagesse de Dieu. Leur destruction gratuite est interdite. Mises au service de l'homme, elles jouent un rôle de développement dans ce monde. C'est donc l'intérêt de l'homme de les préserver.
Enfin, plus globalement, vis-à-vis du problème de la dégradation de l'environnement et de la pollution, le Coran ne dit-il pas : « Ne corrompez pas la terre quand elle a été rendue à un meilleur état » (sourate 7, versets 56, 85) ?.
On peut donc trouver dans l'islam les fondements d'une attitude respectueuse de la nature. Force est de constater qu'elle n'est pas dominante dans les comportements actuels.
Y a-t-il eu un Age d'or ?
Pour René Dubos (1973), « à toutes les époques et dans le monde entier, les interventions irréfléchies de l'homme dans la nature ont eu toute une série de conséquences désastreuses, ou à tout le moins ont profondément modifié l'équilibre naturel. » Il cite les chasses organisées par les pharaons d'Égypte, le déboisement de la Grèce ancienne, la surexploitation des cèdres du Liban, et ajoute qu'il en était de même en Chine ancienne, où se pratiquaient des abattages massifs d'arbres. L'Empire inca et le Mexique semblent avoir été au bord d'une crise écologique due au déboisement et à l'érosion quand les Espagnols sont arrivés.
Les Indiens des plaines américaines tiraient la plus grande partie de leurs besoins des bisons. Quand ils ont appris à utiliser les mustangs, descendants des chevaux abandonnés par les Espagnols, et que les Blancs leur ont vendu des fusils, ils se sont mis à parcourir la prairie en tous sens et à tuer bien plus de bisons que nécessaire.
Il semblerait donc que ce qui a limité la destruction des écosystèmes dans le passé est bien plus la faiblesse des moyens techniques dont l'homme disposait qu'une prétendue sagesse traditionnelle. Comme le dit Dubos, il est assez vain d'opposer l'homme « primitif » vivant en parfaite harmonie avec la nature et l'homme technologique ne visant qu'à détruire inconsidérément son environnement.
De même, il est vain de chercher si certaines religions auraient été plus respectueuses de la nature que d'autres. Toutes les religions sont traversées de courants divers, et nous transmettent l'écho de la sagesse ou de la déraison de nos ancêtres. Il revient aux croyants de favoriser l'expression de leurs tendances les plus respectueuses de la nature. C'est le sens de l'initiative du Fonds mondial pour la nature (WWF) qui a organisé à Assise en 1986 un rassemblement de cinq sages représentant le christianisme, le bouddhisme, l'hindouisme, l'islam et le judaïsme avec des écologistes, pour réfléchir sur les erreurs du passé et répondre au défi posé par la surexploitation des ressources naturelles.
N'est-ce pas Saint François d'Assise, proclamé patron des écologistes en 1979, qui déclarait : « En étant en paix avec Dieu, nous pouvons mieux nous consacrer à bâtir la paix avec toute la Création, inséparable de la paix entre les peuples ». (Ribaut, comm. pers.).
Le déferlement des sciences et techniques ou Prométhée triomphant
Depuis Descartes, la démarche scientifique considère la nature comme mécanique. Les êtres vivants sont des machines, dont le scientifique s'attache à démonter les rouages. Historiquement, cette démarche apparaît comme une rupture épistémologique nécessaire avec les idéologies dominantes. Mais cette rupture plaçait l'homme comme sujet de l'histoire, et la nature comme objet, que l'efficacité de nos techniques rendait malléable au gré de nos besoins.
La génétique, puis la biologie moléculaire, ont largement démontré la puissance heuristique de ce paradigme. Mais nous arrivons à une période où l'homme sujet acquiert le pouvoir d'agir sur lui-même comme objet. Les perspectives ouvertes par les techniques artificielles de procréation, les thérapies génétiques, les identifications génétiques, soulèvent de nombreuses inquiétudes et amènent les scientifiques eux-mêmes à demander un débat éthique. Au moment même où l'homme était en passe de devenir une machine, nous découvrons que cette vision du monde est lourde de problèmes. Il nous restera à reconsidérer notre rapport à la nature, et à réévaluer notre condition d'espèce vivante insérée dans un réseau complexe de relations écologiques dans la biosphère.
La vision prométhéenne du progrès technique comme base du progrès humain (symbolisé par des cheminées d'usines crachant la fumée !) a connu avec l'idéologie communiste une forme caricaturale dont nous pouvons maintenant faire le bilan. Elle a été à l'origine de catastrophes écologiques majeures comme Tchernobyl ou l'assèchement de la mer d'Aral. Malgré la glorification officielle de la science, elle a permis le dogmatisme de Lyssenko et des mitchouriniens, qui a abouti, rappelons-le, à la mort du grand précurseur de la génétique moderne que fut Nikolaj Vavilov.
Vers un droit de la nature
L'idée de reconnaître des droits à la nature revient en force. Elle apparaît comme le contrepoids nécessaire aux agressions humaines. Face aux hommes destructeurs qui ont tous les droits, la nature doit pouvoir se défendre. Sur le plan moral et éthique, il s'agit d'abandonner l'idéologie de l'homme dominateur de la nature pour une conception plus écologique, où l'espèce humaine apprendrait à laisser de la place aux autres êtres vivants, pour qu'ils puissent non seulement survivre en tant qu'individus, mais surtout suivre leurs processus évolutifs, condition de leur survie sur le long terme.
Sur le plan juridique, cette reconnaissance « revient à instituer un sujet de droit qui disposera désormais de la capacité juridique, qualité nécessaire pour être partie à un procès, directement ou par l'intermédiaire d'un représentant » (Hermitte, 1991) ; ce qui permettra aux associations de protection de la nature de mieux faire valoir leurs arguments. Mais certains juristes avancent qu'il n'est pas nécessaire d'instituer la nature comme sujet de droit ; il suffirait de la qualifier de centre d'intérêts, ce qui est le cas de la famille. La défense de ces intérêts peut alors être confiée à des institutions, ou à des procureurs de la nature lors des procédures judiciaires.
Quoiqu'il en soit, ces propositions devront être longuement mûries pour en éviter les effets pervers. Une part importante des motivations de nos concitoyens repose sur l'assimilation de n'importe quel individu de n'importe quelle autre espèce à la personne humaine. Il n'est que de voir l'énergie et les moyens déployés pour démazouter des oiseaux, soigner des animaux blessés, lutter contre le principe de la chasse ou de l'abattage des arbres urbains. Pour respectables qu'elles soient, ces attitudes n'ont qu'un lointain rapport avec le souci du maintien de la biodiversité. C'est bien à lespèce et à lécosystème qu'il faut donner des attributs juridiques, loin de toute personnification des individus. Les devoirs de l'humanité envers son environnement ne seront respectés que s'ils correspondent à des droits de la nature.
Une autre difficulté majeure réside dans notre souci légitime d'échapper à la dure loi des processus écologiques qui fait que chaque espèce est destinée à manger et être mangée. Beaucoup jugeront quelque peu masochistes les efforts consacrés à la réintroduction du loup, et même les amoureux de la nature hésiteront à reconnaître aux moustiques le droit de nous piquer. Depuis Pasteur, la médecine n'a eu de cesse d'éradiquer les microbes pathogènes, et l'OMS a pu récemment annoncer que cela était enfin réalisé pour l'agent de la variole. Dans ce dernier cas, il a même été recommandé de détruire les souches en culture, afin d'éviter tout risque de dissémination accidentelle ; ce qui pose un problème scientifique, car paradoxalement, nous avons besoin de bien connaître ces ressources génétiques « négatives », et donc de les conserver, ne serait-ce que pour lutter contre elles.
La science suffit-elle à l'homme ?
La nature est-elle harmonieuse ? La génétique et l'écologie nous apprennent que non. L'évolution n'est qu'une suite d'essais et d'erreurs, où les formes de vie les plus adaptées ne cessent de l'emporter sur les moins efficaces, et l'illusion de la perfection vient d'une sélection implacable qui a éliminé ce qui « ne marchait pas ». Des catastrophes ont ponctué cette longue histoire sur les temps géologiques. Pour le biologiste, la vie ne serait donc qu'une immense machinerie moléculaire dont nous comprenons mieux chaque jour les rouages les plus fins. Mais ce qui constitue un paradigme indispensable au scientifique suffit-il à l'homme ? Et derrière le regard froid que le scientifique se contraint à porter sur la nature, n'y a-t-il pas l'œil émerveillé de l'homme qui ne se rassasie pas de contempler l'infinie diversité de la vie ?