Bases scientifiques (chapitre 2, Chauvet et Olivier)

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Chapitre 1
La biodiversité à l'ordre du jour
Chauvet et Olivier, La biodiversité, enjeu planétaire, 1993
Chapitre 3
La gestion des ressources génétiques


Chapitre 2


Les bases scientifiques


« Dans la nature vivante, rien ne se produit qui ne soit inscrit dans un tout. Si les phénomènes nous apparaissent séparément, et que nous sommes obligés de considérer nos expériences comme des faits isolés, ceci ne signifie nullement qu'ils soient séparés dans la réalité. Notre tâche est de trouver des liens entre eux. »

Goethe, Écrits scientifiques posthumes.


Sommaire

La classification biologique

La systématique est la branche de la biologie qui s'attache à reconnaître, comparer, classer et nommer les millions d'êtres vivants qui existent dans la biosphère. Elle offre donc un cadre de base pour toute la biologie, et constitue l'une des disciplines fondamentales de la biodiversité. Parmi ses tâches, la classification, l'identification et la nomenclature sont souvent regroupées sous le nom de taxinomie (ou taxonomie).

Les hommes ont eu besoin de tout temps de classer et nommer les êtres vivants. Ces classifications, qui se traduisent par des noms dans les langues vernaculaires, sont qualifiées de taxinomies populaires. Les premiers savants utilisaient de telles taxinomies, et les ont compliquées considérablement avec le temps, et au fur et à mesure que grandissait le nombre des espèces à dénommer. On doit au naturaliste suédois Linné une réforme radicale de la nomenclature biologique ; partant de la nomenclature latine de ses prédécesseurs, il a décidé de la simplifier en employant systématiquement une nomenclature binomiale (ou binominale), dans laquelle toute espèce porte un nom composé de deux parties, un substantif qui est le nom du genre, suivi d'une épithète spécifique. Par convention, ces noms sont en latin, ou considérés comme tels.

Pour classer les espèces, Linné utilisait un système qui avait le mérite de la simplicité. Ainsi, il distinguait les espèces de plantes par le nombre d'étamines et de carpelles. C'est ce que l'on appelle une classification artificielle, mais qui l'était déjà moins que de distinguer les arbres des lianes ou des herbes... Progressivement, les biologistes ont cherché à dégager les lois d'une classification naturelle, en comparant les caractères morphologiques des espèces. On avait reconnu dès l'Antiquité l'existence de tels groupes naturels, comme les Ombellifères ou les Crucifères chez les plantes. La notion de famille s'est ainsi imposée, puis toute une hiérarchie de catégories englobantes (tableau i). On a inventé le mot taxon pour désigner tout groupe naturel à quelque niveau de la hiérarchie que ce soit. Une famille est un taxon, comme l'est un genre ou une espèce.

Il n'est pas facile de distinguer ce qui est naturel de ce qui est artificiel quand on essaie de délimiter des groupes d'êtres vivants qui se ressemblent plus entre eux qu'ils ne ressemblent aux autres groupes. La controverse se poursuit entre les phénéticiens, qui prennent en compte tous les caractères quels qu'ils soient, et les cladistes qui distinguent caractères primitifs et évolués.

Mais le consensus se fait progressivement sur le fait que la théorie de l'évolution doit fournir la base de la systématique, et que la hiérarchie taxinomique doit rendre compte des relations phylogénétiques, qui peuvent seules être qualifiées de vraiment naturelles. Cet objectif encore inaccessible il y a quelques décennies est maintenant envisageable grâce aux méthodes informatisées d'analyse de données et à la biologie moléculaire. Pour la gestion de la biodiversité, cette nouvelle approche est très utile, car elle améliore la signification des inventaires à tous les niveaux taxinomiques.

L'analyse cladistique n'admet que des phylums descendant d'un ancêtre commun et incluant tous les descendants de cet ancêtre (c'est-à-dire monophylétiques). Or il existe de nombreux phylums dont les membres ne partagent en commun que des caractères non spécialisés. Ainsi les reptiles sont des vertébrés amniotiques qui ne sont ni des mammifères ni des oiseaux. Les poissons sont des vertébrés qui ne sont pas des tétrapodes. Ces regroupements (dits paraphylétiques) semblent devoir être progressivement abandonnés.

Les bases de la diversité génétique

Le lecteur ne trouvera pas ici un cours de génétique et d'écologie, mais une synthèse des notions qui seront employées par la suite, présentées de façon à les mettre en perspective et à éviter les confusions que l'on rencontre trop souvent dans les textes de vulgarisation.

L'information génétique et son expression

Chez la plupart des êtres vivants (les eucaryotes, c'est-à-dire les organismes qui ont un vrai noyau dans leurs cellules), l'information génétique est pour l'essentiel localisée dans les chromosomes, que l'on peut observer à certaines phases de la vie de la cellule. Ces chromosomes présentent une longue chaîne d'acide désoxyribonucléique (ADN) où l'on a pu identifier des secteurs qui codent pour des protéines. Ces secteurs sont appelés gènes, et leur emplacement sur le chromosome est un locus. La connaissance fine des gènes progresse chaque jour, et l'on sait maintenant qu'ils présentent un signal de début et un signal de fin de codage. Certains gènes ne sont pas continus, mais répartis en plusieurs endroits du chromosome. Leur expression peut être contrôlée par d'autres gènes. La base de la diversité génétique est constituée par les variantes de ces gènes, qu'on appelle des allèles, et qui apparaissent par mutation ou à la suite d'un flux de gènes provenant d'espèces voisines lors de la reproduction sexuée.

Certains caractères visibles sont dus à un seul gène, ce qui a permis à Mendel d'élaborer sa fameuse loi. Beaucoup d'autres sont dus à plusieurs gènes, voire un grand nombre. Cela relativise d'ailleurs l'intérêt de l'idée répandue dans le public que les biotechnologies vont permettre de faire des miracles en prélevant un gène dans un organisme et en l'insérant dans un autre.

Les techniques modernes de séquençage du génome nous permettent de lire des gènes dont on ignore tout des fonctions. Le chromosome III de la levure est l'un des premiers à avoir été complètement séquencé. Sur plusieurs centaines de gènes, 60% n'ont pas de fonction connue. Les chercheurs estiment que ces gènes pourraient constituer le potentiel adaptatif de la cellule aux changements de l'environnement.

On a également découvert que le génome de certains êtres vivants pouvait présenter des séquences d'ADN répétées. Dans le cas du moustique, il a été prouvé que la répétition en un grand nombre d'exemplaires d'un gène, dont le produit est inactivé par le pesticide utilisé pour les traitements, était à l'origine de la résistance de ces moustiques aux traitements. Quand on arrête les traitements, les moustiques qui présentent cette répétition redeviennent rapidement minoritaires. Ce phénomène donne un éclairage nouveau sur le rôle de la diversité génétique. Ce potentiel de répétition a été utilisé par les plantes supérieures et les animaux pour générer des familles de gènes qui ont évolué pour organiser des tissus de type différent.

La biologie moléculaire a aussi mis en évidence divers procédés d'inactivation des gènes. La base moléculaire de la diversité apparaît bien plus large et complexe que ce que l'on croyait, et son potentiel est largement insoupçonné (Mounolou, 1992).

Grâce à la biologie moléculaire, nous savons maintenant que l'information génétique n'est pas limitée au noyau. On trouve de l'ADN dans des organites cellulaires, les mitochondries et les chloroplastes (ces derniers n'existant que chez les plantes). L'une des fonctions du génome mitochondrial que l'on a pu identifier a acquis une importance économique considérable : des gènes mitochondriaux sont responsables de caractères de stérilité mâle chez plusieurs espèces de plantes.

Cette information génétique n'est pas recombinée à chaque génération, car elle est incluse dans le cytoplasme qui se transmet essentiellement par voie maternelle. On a là une génétique non mendélienne.

La génétique des procaryotes, dont font partie les bactéries, est sensiblement différente. Chez ces organismes primitifs, il n'y a pas de noyau limité par une membrane, et l'ADN n'est pas organisé en chromosomes. Les gènes sont habituellement présents en un seul exemplaire, et la reproduction est le plus souvent asexuée, avec parfois des phénomènes de fusion cellulaire. Il en résulte que le concept d'espèce s'applique mal à ces êtres vivants, dont on commence à peine à comprendre la diversité génétique.

Enfin, il faut mentionner les virus, qui sont à la frontière des êtres vivants. Certains d'entre eux sont très pathogènes, mais d'autres passent inaperçus ou jouent un rôle positif, ce dont on ne peut s'apercevoir qu'en les éliminant. Les virus peuvent servir de vecteurs d'information génétique susceptible de s'intégrer au génome nucléaire. On a ainsi des « transferts horizontaux ». Ces outils de génie génétique ont un rôle important pour les biotechnologies, mais on commence à découvrir que ces processus existent depuis toujours dans la nature, à une échelle encore inconnue, et qu'ils contribuent à transférer de l'information génétique entre espèces très différentes les unes des autres.

L'appréciation de la diversité génétique

Nos prédécesseurs devaient se contenter d'observer des différences portant sur des caractères visibles (forme, couleur...) ou des caractères chimiques. Ils avaient accès à des phénotypes, ce qui leur donnait une image très imparfaite de la diversité génétique, dans la mesure où un même phénotype peut correspondre à plusieurs génotypes différents, où une part importante de la diversité ne s'exprime pas d'une façon perceptible par les cinq sens, et où il était impossible de faire la part du génotype et celle de l'environnement.

Les techniques de biologie moléculaire ont considérablement affiné nos moyens d'étude de la diversité. Si certains sont et resteront coûteux, d'autres outils deviennent accessibles et faciles à mettre en œuvre.

Le polymorphisme des protéines est l'approche la plus utilisée. Les cellules des êtres vivants contiennent un grand nombre de protéines qui ont des rôles différents (enzymes, protéines de structure...). Ces protéines représentent des phénotypes, certes, mais elles résultent le plus souvent du codage direct des gènes. Les différences alléliques d'un gène se traduiront donc par la synthèse de protéines variables en charge électrique. Ces différences sont détectées en plaçant ces protéines sur un support (une plaque de gel d'amidon par exemple) et en les faisant migrer dans un champ électrique. C'est ce que l'on appelle l'électrophorèse.

Le polymorphisme de l'ADN est maintenant directement accessible, et les techniques disponibles évoluent très vite. Les techniques RFLP permettent d'apprécier le « polymorphisme de la longueur des fragments de restriction ». On connaît maintenant un certain nombre d'enzymes, les endonucléases de restriction, qui coupent les chaînes d'ADN à des endroits précis, correspondant à une séquence donnée. On peut alors comparer la longueur des fragments obtenus, qui varie suivant les génotypes. Quant aux marqueurs RAPD, ils permettent d'identifier des segments spécifiques d'ADN, qui sont alors amplifiés par une technique de polymérisation (PCR), de façon à révéler des différences entre individus. Cette technique présente l'avantage de n'exiger qu'une très faible quantité d'ADN. Ces nouvelles approches donnent accès à la variabilité des séquences non codantes de l'ADN, au contraire de l'électrophorèse de protéines.

Les populations et leur biologie

L'unité de base qui est soumise à l'évolution est la population, ensemble d'individus concrets échangeant des gènes entre eux du fait de leur proximité géographique. La génétique des populations a donc centré son attention sur ce niveau. Mais les populations entretiennent des relations entre elles, au sein d'une même espèce bien sûr, mais aussi avec d'autres espèces. Il arrive même que ces relations soient fonctionnelles. Chez certaines espèces pionnières, la survie est assurée au sein d'une métapopulation ; les populations individuelles sont vouées à disparaître, mais contribuent à créer de nouvelles populations par migration, et les gènes qui favorisent cette capacité à migrer ne sont maintenus que par un processus dynamique de création et d'extinction des populations (Olivieri et al., 1992).

Les systèmes de reproduction

Il existe une grande variété de systèmes de reproduction des êtres vivants, qui induisent des différences importantes dans la structure et l'évolution de leurs populations.

Quand les gamètes mâles et les gamètes femelles proviennent d'individus différents, on parle de fécondation croisée. C'est le cas général chez les espèces qui présentent des sexes séparés, comme les animaux supérieurs et les plantes dioïques. D'autres mécanismes donnent le même résultat. Chez les plantes, il peut y avoir décalage dans le temps entre les maturités mâle et femelle (dichogamie), ou bien des phénomènes génétiques complexes d'incompatibilité qui font que l'allopollen, provenant d'une autre plante, est nettement favorisé dans la fécondation. Toutes ces plantes sont dites allogames.

Par contre, chez d'autres espèces de plantes, c'est l'autofécondation qui est favorisée, par le fait que la fleur ne s'ouvre pas (cléistogamie), ou qu'elle ne s'ouvre qu'après la fécondation comme chez le blé ou le lin. Ces plantes sont dites autogames.

La reproduction asexuée est répandue chez de nombreuses espèces vivantes. Elle peut prendre diverses formes, dont la plus simple est la scissiparité, et des formes plus élaborées, comme la production de bourgeons, stolons, tubercules... On obtient alors des individus identiques à leur parent, dont l'ensemble forme un clone.

Dans la parthénogenèse, il y a formation d'un embryon, mais celui-ci n'est pas fécondé ; soit il reste haploïde, soit il redevient diploïde par doublement des chromosomes. La parthénogenèse joue un rôle important dans les cycles de reproduction de certains animaux. Elle ne donne alors que des femelles (cas des pucerons) ou que des mâles (cas des hyménoptères).

L'aposporie est un cas encore plus particulier, où le développement de l'embryon a lieu sans fécondation, mais à partir de tissus diploïdes ; il a alors le même génotype que la mère. On en trouve des exemples chez les agrumes et les graminées.

Les niveaux de ploïdie

Ces phénomènes caractérisent essentiellement les plantes. Le génome d'une espèce est caractérisé par un groupe de chromosomes dont le nombre est noté par x. Habituellement, un individu a 2n = 2x chromosomes, et est qualifié de diploïde. Mais dans certaines espèces, on trouve des nombres différents au sein de la même population, ou dans d'autres populations. Le plus fréquemment, il s'agit d'un multiple pair du nombre de base : on a ainsi des tétraploïdes (2n = 4x), des hexaploïdes (2n = 6x), des octoploïdes (2n = 8x), etc. Parfois, le nombre est impair, comme pour les triploïdes (3x), ce qui pose des problèmes au moment de la reproduction sexuée.

Le niveau de ploïdie peut jouer un rôle dans l'adaptation de certaines populations à des milieux particuliers. La polyploïdisation permet en effet de stabiliser l'hétérozygotie, car chaque individu dispose de plusieurs exemplaires du même gène, sous forme d'allèles différents. Ceci permet aux populations polyploïdes de coloniser des niches écologiques plus larges. Le niveau de ploïdie joue également un rôle important dans la spéciation végétale. Quand deux espèces s'hybrident, il se produit souvent un doublement du nombre des chromosomes, ce qui restitue la fertilité des descendants ; on a alors un amphiploïde, où les génomes des deux espèces parentes ont été additionnés.

Structure et évolution des populations

La connaissance de la structure des populations naturelles est essentielle à leur conservation comme à leur utilisation. Certains caractères sont polymorphes à l'intérieur d'une même population ; on parle alors de variabilité intra-population. Cette variabilité est surtout entretenue par le système de reproduction. Chez les arbres forestiers, on a pu comparer la structure génétique des différentes classes d'âge : des graines aux jeunes plants puis aux adultes, on constate une disparition progressive des homozygotes au bénéfice des hétérozygotes, ce qui est avantageux pour ces plantes à longue durée de vie. Ceci est valable même à la limite des forêts arctiques, où la sélection naturelle est drastique (Tigerstedt, 1992).

D'autres caractères varient d'une population à l'autre ; on parle de variabilité inter-population. Suivant les cas, on distingue alors des races géographiques, des écotypes (appelés provenances par les forestiers), voire des sous-espèces. Quand l'habitat varie de façon insensible et continue, on rencontre des variations clinales, c'est-à-dire progressives. On peut le constater à l'échelle de l'aire de distribution d'une espèce, en fonction de la latitude ou de la longitude, mais aussi à une échelle parfois très réduite (une colline), en fonction de l'altitude. Par contre, l'hétérogénéité du milieu entraîne parfois la présence à quelques mètres de distance de génotypes très différents ; malgré les flux de gènes, la pression de sélection suffit à les maintenir distincts.

Quand la variabilité porte sur les substances chimiques synthétisées par les plantes, on parle de chimiotypes. Ceux-ci peuvent se trouver aussi bien à l'intérieur d'une population qu'entre populations différentes, ce qui est important à savoir si l'on cherche à les conserver.

Les stratégies de survie

Sous cette formulation guerrière, les généticiens des populations englobent tous les mécanismes qui permettent à une population de faire face aux agressions de l'environnement et à la concurrence avec les autres êtres vivants. Nous nous limiterons à deux aspects peu connus du grand public, le rôle des semences chez les plantes, et les stratégies démographiques.

Le rôle des semences est capital : une plante dont toutes les graines germeraient au même moment courrait un grand risque ; il suffirait d'un aléa climatique (gel, pluie, sécheresse...) pour que tous les jeunes plants meurent. C'est pourquoi l'on trouve divers mécanismes dont la fonction est d'étaler les risques :

- la dormance joue un rôle essentiel. Une graine dormante est incapable de germer immédiatement. Elle doit passer par un certain nombre de cycles saisonniers, qui se traduisent par une certaine quantité de froid ou de chaleur. Certaines d'entre elles germeront au bout de deux ans, d'autres au bout de dix ans. La variabilité de la dormance assure ainsi la survie de la population. Il existe aussi des dormances cycliques, hivernales dans les régions tempérées ou estivales dans les régions méditerranéennes, qui évitent aux semences de germer à contretemps. Une plante comme l'arroche (Atriplex hortensis) produit même deux formes de graines, les unes claires et fines qui germent facilement, les autres noires et dures qui se conservent longtemps ;

- par ailleurs, les semences s'accumulent dans le sol d'une année sur l'autre, et constituent de véritables banques de graines du sol. Elles peuvent attendre l'occasion favorable pour germer, à la suite de perturbations naturelles ou artificielles. Les exemples ne manquent pas de plantes qui « ressuscitent » dix ou vingt ans après leur disparition, après des travaux de génie civil ou simplement l'arrêt d'un traitement herbicide. Il va sans dire qu'on ne peut arguer de ces hasards heureux pour ne rien faire en matière de conservation. Assurance contre la disparition, la banque de graines du sol est aussi une assurance contre l'effet de pressions de sélection aléatoires. Plusieurs années de sécheresse pourraient par exemple faire disparaître les génotypes qui ont besoin d'humidité ; ceux-ci restant présents dans le sol, ils peuvent réapparaître ensuite. La plante arrive ainsi à concilier le court terme avec le long terme. A tout prendre, n'est-ce pas ce que nous faisons avec nos banques de gènes ?

Pour survivre, une population met également en œuvre une stratégie démographique, qui se traduit par une adéquation entre ses taux de multiplication et de mortalité. Les écologues distinguent deux grands modèles de stratégies, appelés r et K, étant entendu que les populations réelles peuvent présenter des situations intermédiaires :

- la stratégie r se caractérise par une grande vitesse de multiplication (r étant le coefficient d'accroissement exponentiel), obtenue par un grand nombre de descendants à chaque cycle de reproduction, une maturité sexuelle précoce ou un grand nombre de cycles de reproduction dans la vie d'un individu. Ceci procure aux espèces une capacité de colonisation rapide d'une ressource. La compétition est très forte entre individus (ce qui favorise les génotypes pour lesquels r est maximal) et entre espèces (ce qui entraîne une faible diversité spécifique). La stratégie r caractérise les espèces pionnières et opportunistes, comme les mauvaises herbes ou de nombreux insectes phytophages. En conséquence, leurs populations sont très fluctuantes et s'accommodent d'une forte mortalité ;

- la stratégie K (K étant le niveau maximal de biomasse que peut atteindre la population dans un milieu à l'équilibre) caractérise les espèces qui investissent beaucoup d'énergie dans la protection et la survie des individus. Ce faisant, ces espèces occupent des niches écologiques spécialisées. Elles s'installent après les espèces à stratégie r qu'elles éliminent, et la diversification des niches entraîne une diversité spécifique importante, qui caractérise les écosystèmes arrivés à maturité. Leurs populations sont d'ordinaire faibles et stables.

Les espèces

L'espèce est l'unité de base qui nous permet d'apprécier la biodiversité. Il est donc important de comprendre ce que recouvre ce concept. Car si tout le monde l'utilise, il donne toujours lieu à de grandes controverses scientifiques.

De Linné jusqu'au début du xxe siècle, l'espèce a été perçue comme un ensemble d'individus se ressemblant morphologiquement et se reproduisant à l'identique d'une génération à l'autre. Cette conception était sous-tendue par les idées philosophiques de l'époque ; le fixisme scientifique faisait pendant au créationnisme religieux. Les espèces ne pouvaient évoluer, puisqu'elles avaient été créées une fois pour toutes par Dieu. Les variétés horticoles et agricoles, considérées comme le don des dieux dans de nombreuses sociétés, étaient souvent regardées par les botanistes comme des infractions à l'ordre de la nature.

Notre vocabulaire scientifique garde la trace de ces conceptions. L'exemple des animaux montrait que lorsque l'on croise deux races entre elles, on obtient un métis fertile. Par contre, quand on croise deux animaux d'espèces différentes, comme l'âne et la jument, on obtient un hybride stérile, le mulet. Le mot hybride vient du grec hybris, qui désigne la force violente, la démesure qui met les dieux en colère. Pour les biologistes du xixe siècle, l'hybride était ce qui contrevient à l'ordre divin ou à l'ordre naturel.

Depuis lors, de nombreuses conceptions de l'espèce ont vu le jour. Pour mieux comprendre la persistance des désaccords, il est utile de se rendre compte que les espèces sont utilisées dans deux buts différents. Elles servent à décrire et cataloguer le monde vivant, et en même temps, elles sont pour la recherche biologique les unités fondamentales de l'évolution, dont elles sont à la fois le produit et la matière première. Il est normal que les opinions varient suivant l'importance que l'on donne à l'un ou l'autre de ces rôles.

La conception la plus répandue actuellement est probablement celle de l'espèce biologique. Ainsi pour Mayr (1969), les espèces sont des groupes de populations naturelles susceptibles de se croiser, et isolés reproductivement des autres groupes. La limite pratique de cette conception réside dans le fait qu'il faut réaliser des croisements expérimentaux pour avoir la preuve que deux populations font partie de la même espèce, ce que l'on ne peut faire que pour une minorité d'espèces. Mais surtout, cette conception est inapplicable pour les êtres vivants qui se reproduisent asexuellement.

Dans de nombreux cas, on a affaire à des populations bien différenciées et allopatriques (dont les aires ne se recouvrent pas) au sein d'une même espèce biologique. Les systématiciens ont recours à plusieurs procédés pour en rendre compte. Certains zoologistes parlent de semi-espèces regroupées dans une super-espèce. Plus fréquemment, on distingue des sous-espèces au sein d'un espèce. Les botanistes ont utilisé un autre concept analogue, celui de syngaméon, pour désigner un groupe de populations qui occupent des habitats différents et maintiennent des types morphologiques distincts, mais supportent un certain flux de gènes sans perdre leur identité génétique ou écologique.

Complexes d'espèces et flux de gènes

« Deux plantes appartiennent au même complexe d'espèces si dans les conditions naturelles elles peuvent, avec une probabilité non nulle, échanger des gènes par hybridation, soit directement, soit par le relais de plantes intermédiaires » (Pernès, 1984).

Ce concept est une reformulation des « pools géniques » ou gene pools de Harlan et de Wet (1971, 1990). Elle exprime une vision moderne et dynamique de l'hybridation qui, loin d'être une exception, voire une infraction à l'ordre naturel, est maintenant comprise comme jouant un rôle fonctionnel dans l'évolution des êtres vivants, tant sauvages que domestiques. La modélisation mathématique montre en effet qu'il suffit d'un taux très faible d'hybridation (1 pour mille !) pour assurer un flux de gènes significatif entre populations.

A l'intérieur d'un complexe d'espèces, on distingue des compartiments. « Deux plantes appartiennent à des compartiments différents s'il existe entre elles des limitations à la réussite de leur hybridation spontanée » (Pernès, 1984). Très souvent, ces compartiments correspondent à ce que les botanistes appelaient classiquement des espèces. Mais ce n'est pas toujours le cas ; chez une graminée fourragère africaine, Panicum maximum, par exemple, on trouve au même endroit des plantes diploïdes sexuées et d'autres tétraploïdes apomictiques. On a deux compartiments différents, alors qu'aucun caractère morphologique ne permet de les distinguer.

La mise en évidence de tels complexes d'espèces nécessite de longues recherches, qui ne seront donc menées que pour un nombre limité d'êtres vivants. Pour tous les autres, il faudra bien se contenter d'un niveau de connaissance plus sommaire. Mais il conviendra de garder à l'esprit que la notion d'espèce n'a rien d'absolu. C'est une notion pragmatique, qui permet de façon simple et efficace de savoir de quel groupe d'êtres vivants on parle. Non seulement ces espèces évoluent dans le temps, mais encore elles peuvent entretenir des relations fonctionnelles.

Combien d'espèces sur Terre ?

Ce qui est connu

Le décompte qui a été le plus diffusé est celui de Wilson (1988), qui arrive à 1,4 millions d'espèces décrites dans le monde, plantes, animaux et micro-organismes confondus (tableau ii). C'est considérable. Mais ce total ne doit pas faire illusion. Nombre de ces espèces ne sont « connues » que par quelques individus en collection et une description sommaire dans une revue scientifique.

Quand on cherche à savoir comment ces calculs ont été réalisés, la conclusion s'impose : les scientifiques ignorent en fait le nombre d'espèces qui sont peu ou prou connues. Il y a de nombreuses raisons à cela. La plus immédiate est que les bases de données ne peuvent facilement fournir que le nombre de noms publiés. Chaque fois qu'un spécialiste procède à la révision taxinomique d'un groupe, il est amené à conclure que certains noms sont des synonymes, et que certaines espèces décrites précédemment ne sont pas en fait de bonnes espèces. Au total, la grande majorité des noms publiés ne correspondent pas à de bonnes espèces. De plus, dans certains groupes, les spécialistes ne sont même pas d'accord sur ce qui constitue une espèce.

Certains auteurs ont bien sûr tenté de cataloguer les espèces en partant des révisions taxinomiques disponibles pour chaque groupe. Mais ils sont alors obligés de compiler des données qui sont très bonnes pour les groupes les mieux connus, et très mauvaises pour d'autres. Il arrive souvent que la dernière synthèse disponible date de cinquante ans.

Il n'y a guère que pour les oiseaux, les mammifères et ... les bactéries que l'on dispose de décomptes à peu près fiables.

On peut alors se demander si les systématiciens sont en bonne voie de remédier à ce déficit de connaissance. Pour cela, May (1988) a estimé l'effort relatif consacré aux animaux par les scientifiques, sur la base du nombre d'articles enregistrés par le Zoological Record de 1978 à 1987 (tableau iii). Le résultat est éloquent : le nombre des articles consacrés à un groupe est en fonction inverse du nombre d'espèces décrites.

Il y a à cela de nombreuses raisons, subjectives et objectives. Comme tout le monde, les systématiciens sont attirés par les espèces qui sont les plus grosses, les plus attractives (fleurs, papillons...) ou les plus proches de l'espèce humaine (mammifères). Par ailleurs, on a relativement bien étudié les groupes qui sont des prédateurs ou des parasites de l'homme, des plantes cultivées et des animaux domestiques. Mais on a délaissé les espèces qui sont trop petites, qui ne sont pas faciles à distinguer, ou qui exigent des équipements complexes pour être étudiées. Enfin, les problèmes d'accès continuent à biaiser considérablement nos connaissances, ce qui est évident pour le fond des océans. Quant aux tropiques, il faut rappeler que la majorité des systématiciens se trouvent dans les villes des régions tempérées du Nord.

Comment estimer l'inconnu ?

A la fin du xviie siècle, un naturaliste comme John Ray estimait le nombre d'espèces d'insectes existant au monde à 10 ou 20 000. Les chercheurs pouvaient donc envisager d'en faire l'inventaire en quelques générations. Mais la découverte par les Européens du monde intertropical allait largement repousser ces limites. Dans la plupart des sciences, il est admis que la première étape de la connaissance consiste à faire l'inventaire des objets qui peuplent la nature ; c'est ce qu'ont fait les chimistes avec les atomes et les particules élémentaires, ou les astronomes avec les étoiles, les planètes ou les galaxies. Or, le monde vivant se caractérise par une prodigieuse diversité, ce qui a eu de nombreuses conséquences sur l'évolution des sciences biologiques. En effet, les systématiciens, les plus conscients de l'effort à fournir, ont eu tendance à se concentrer de plus en plus exclusivement sur cet interminable inventaire, freinant sans doute l'émergence des autres disciplines. Par contre, ces dernières une fois affermies se sont efforcées de limiter les exigences de leurs collègues s'adonnant à la « descriptionnite ».

On se rend compte maintenant que l'inventaire du monde vivant, loin d'être terminé, reste largement à entreprendre. Cette situation représente l'un des défis scientifiques de notre fin de siècle. Pour commencer à y répondre, il nous faut disposer d'une esquisse globale, qui nous permette de mieux cerner quelles régions et quels milieux sont plus riches en biodiversité, et quels groupes taxinomiques présentent le plus grand nombre d'espèces. Diverses méthodologies ont été proposées, avec des résultats divergents ; face au 1,4 million d'espèces décrites, les estimations les plus prudentes arrivent à 10 ou 30 millions d'espèces dans le monde, mais certains ont calculé qu'il y aurait 80, voire 100 millions d'espèces. Nous donnons ci-après quelques exemples des raisonnements qui ont conduit les chercheurs à ces estimations, tels qu'ils sont cités dans les synthèses de May (1991, 1992) et du WCMC (1992). Ils suffiront à apprécier la difficulté de la tâche.

Les chercheurs ont commencé par procéder à des extrapolations. En estimant la proportion des espèces décrites qui appartiennent à un groupe particulier et la proportion des espèces restant à décrire dans ce groupe, on peut ainsi évaluer le nombre d'espèces à décrire dans l'ensemble des groupes. Mais cette méthode est très imprécise, car elle suppose que l'on connaisse le nombre exact d'espèces décrites : suivant les auteurs, il va de 300 000 à 400 000 chez les coléoptères, ce qui représente une marge d'incertitude de 25%. De plus, les divers groupes ne sont pas connus dans la même proportion. Certains se sont donc efforcés de compiler les opinions des spécialistes. A supposer qu'ils existent pour tous les groupes concernés, ces spécialistes auront cependant une opinion biaisée par la représentativité de leurs collections.

On peut aussi extrapoler d'une région au monde entier. Sachant que la Grande-Bretagne a 67 espèces de papillons de jour sur environ 22 000 espèces d'insectes, et sachant que 17 500 est une bonne estimation du nombre mondial d'espèces de ces papillons, on peut déduire que le nombre total des espèces d'insectes avoisine les 5,7 millions, si bien sûr le ratio papillons/insectes est le même partout.

Enfin, on peut extrapoler le nombre d'espèces de parasites ou de prédateurs à partir du nombre d'espèces hôtes. Un cas exemplaire nous est donné par les arbres du genre Ficus, chez qui chaque espèce est fécondée par une espèce de blastophage qui lui est inféodée. C'est aussi le cas de nombreux parasites animaux.

Pour affiner ces extrapolations, certains chercheurs ont commencé par procéder à des échantillonnages sur le terrain. Les recherches les plus connues ont porté sur les insectes de la canopée des forêts tropicales, qui constituent certainement un des domaines les moins connus et les plus riches. Une méthode spectaculaire consiste à envelopper un arbre dans un nuage d'insecticide ; on recueille par terre tous les insectes qui tombent, et on calcule le nombre d'espèces déjà connues et celui des espèces nouvelles. En procédant de même sur d'autres espèces d'arbres et sur d'autres sites, on obtient des ratios qui servent de base à de nouvelles extrapolations. De nombreuses critiques ont été faites à cette méthode. Elle ne permet pas en effet de décompter les insectes qui vivent à l'intérieur des feuilles ou du bois, ou qui y adhèrent comme les cochenilles. D'autres espèces n'apparaissent pas, alors qu'elles sont récoltées par divers types de pièges. Enfin, ces expériences ont rarement été complétées par l'inventaire des espèces qui vivent sur ou dans le sol, bien qu'elles soient également très nombreuses.

Nous aurons une image plus précise de la biodiversité quand nous pourrons disposer d'inventaires complets de sites particuliers, ce qui n'est possible que dans le cadre de programmes à long terme, avec des équipes multidisciplinaires et internationales. De tels inventaires devront être comparables d'un site à l'autre, et couvrir les différentes régions biogéographiques, ainsi que les milieux que l'on commence à peine à étudier, comme les océans. C'est l'une des priorités du programme Diversitas récemment proposé par l'UISB.

Vie et mort des espèces

Au cours de l'évolution, des espèces n'ont cessé d'apparaître et de disparaître. On estime maintenant que le total des espèces ayant existé sur la Terre est au moins dix fois supérieur à celui des espèces actuelles. L'extinction est donc un phénomène normal dans la nature, et est même une condition nécessaire à l'émergence de nouvelles espèces. Conserver la biodiversité ne peut donc consister à vouloir maintenir à tout prix l'ensemble des espèces. Il s'agit plutôt de s'assurer que les processus de renouvellement des espèces et des écosystèmes continuent à se dérouler normalement. Or on ignore en grande partie quelles lois régissent ces processus.

La spéciation

Il y a spéciation quand deux populations ont développé entre elles des barrières génétiques telles que le flux de gènes est devenu nul ou exceptionnel. De tels phénomènes peuvent apparaître à l'occasion d'événements génétiques particuliers qui isolent deux populations vivant dans le même lieu ; on dit alors que ces populations sont en sympatrie. Mais le processus le plus fréquent semble être dû à l'isolement géographique ; ces populations en allopatrie vont peu à peu diverger génétiquement sous l'effet du hasard et de pressions sélectives différentes. Si l'isolement dure assez longtemps (de l'ordre de 1 000 à 100 000 ans), ces populations peuvent être devenues des espèces, incapables de se croiser si elles se rejoignent. La biogéographie insulaire fournit de nombreux exemples de cette situation, à commencer par les pinsons de Darwin.

Or l'étude des paléoclimats montre que les climats du globe n'ont cessé de fluctuer dans des proportions importantes. Il en résulte qu'à de nombreuses reprises, les écosystèmes se sont fragmentés, constituant autant d'îles biogéographiques que l'on appelle des refuges. Sous les tropiques par exemple, ce sont tantôt les forêts qui étaient des refuges au milieu des savanes, et tantôt les savanes au milieu des forêts.

La fragmentation d'un écosystème peut isoler une population de faible effectif. Par l'effet du hasard, cette population aura « tiré au sort » une fraction seulement de la diversité génétique de départ. C'est ce que l'on appelle un effet de fondation. Lamotte (1985) a proposé de qualifier d'effet de fondation de premier ordre celui qui porte sur des allèles. Il propose d'appeler effet de fondation de deuxième ordre celui qui s'exerce sur les équilibres alléliques. Mais à l'échelle de l'écosystème, d'autres événements vont se produire. Une partie des espèces va disparaître, les effets de lisière vont devenir plus importants ; bref, les interactions entre espèces vont se réorganiser, ce qui constitue un effet de fondation de troisième ordre. Quand le retour de conditions favorables ramène la contiguïté de l'écosystème, celui-ci se trouve structuré en mosaïque, où coexistent des assemblages d'espèces fonctionnellement redondantes (Blandin, 1987).

L'extinction

L'extinction d'une espèce peut avoir de multiples causes, dont quelques-unes nous sont connues. Quand une population se retrouve isolée, elle peut avoir une taille tellement faible qu'elle est susceptible de disparaître par hasard, ou bien qu'elle ne contient plus la variabilité génétique lui permettant de faire face aux fluctuations de son environnement. Les animaux supérieurs sont en particulier très sensibles à la consanguinité qui s'ensuit. On appelle population minimale viable (pmv) la taille en deçà de laquelle une population risque d'être victime de l'extinction du fait du hasard. Des modèles mathématiques qui simulent l'évolution des populations, il ressort que l'on peut distinguer plusieurs catégories de facteurs stochastiques (c'est-à-dire dus au hasard), qui donnent des tailles de population minimale viable très différentes. Pour éviter la dépression de consanguinité, 50 individus suffiraient, mais il en faudrait 500 pour garantir la « souplesse évolutive ». La prise en compte de la stochasticité environnementale est plus complexe, et aboutit à une population minimale viable de 1 000, voire même 1 000 000 si l'on inclut les catastrophes naturelles (Olivier et al., 1992 ; Iriondo, 1993). Cela dit, une grande taille de population n'est pas une garantie absolue de survie à long terme. Un nouveau parasite peut mener son hôte jusqu'à l'extinction (et disparaître avec lui !). Le problème de la taille de la population se pose surtout pour les animaux qui occupent un niveau trophique élevé, et ont besoin de vastes territoires pour atteindre cette taille.

Une espèce peut aussi s'éteindre parce qu'elle est éliminée par une autre espèce plus compétitive qui occupe la même niche écologique qu'elle. On connaît de tels cas chez les huîtres et les écrevisses. D'autres espèces ont atteint un tel degré de spécialisation (en exploitant une seule ressource, ou en ayant développé des caractères adaptatifs très particuliers) qu'elles sont en quelque sorte dans un cul-de-sac évolutif. Elles disparaissent avec leur niche.

Souvent, une espèce ne survivra pas à une transformation profonde du milieu. Chaque espèce est en effet dotée d'une certaine plasticité par rapport aux différents paramètres du milieu (chaleur, pH du sol, salinité, éclairement...), qui s'exprime par un minimum et un maximum de ce que l'espèce peut tolérer. En deçà ou au-delà, l'espèce disparaît.

Les inondations, incendies et sécheresses ont sûrement été une cause importante d'extinction, même avant l'homme, qui y a ajouté entre autres la déforestation et le bétonnage.

La répartition des espèces

Nous observons les espèces et les écosystèmes à un moment particulier de l'histoire, et nous manquons de recul pour comprendre des processus qui se déroulent à une autre échelle de temps que la nôtre. Nous voyons donc des populations en voie de spéciation et d'autres en voie d'extinction. Par ailleurs, la plupart des espèces n'ont pas eu le temps de coloniser tous les territoires de leurs aires potentielles. Leur répartition et leur importance relative sont le produit de l'histoire.

L'étude de l'aire de répartition des espèces est très instructive, car elle permet souvent de déterminer les limites de leur adaptation au milieu. Ainsi, de nombreuses plantes alpines se retrouvent dans les hautes latitudes boréales. Le morcellement de leur aire s'explique par le réchauffement du climat postglaciaire. Les espèces qui occupent toute une zone climatique servent souvent à définir celle-ci, l'exemple le plus connu étant l'olivier, dont la limite définit traditionnellement le climat méditerranéen.

Par contre, d'autres espèces sont caractéristiques de milieux linéaires (le littoral, les rives) ou dispersés (les tourbières, les mares). Certaines sont très fréquentes dans ces milieux particuliers, mais seront considérées comme rares si le milieu lui-même est rare.

On appelle espèce endémique une espèce dont l'aire est réduite à un territoire restreint. Dans les cas extrêmes, cette aire peut se limiter à une seule station de quelques mètres carrés. Habituellement, on définit l'endémisme par rapport à un territoire administratif donné (une région, un pays). Dans les îles, l'endémisme s'explique par l'isolement quasi total des populations, qui entraîne leur dérive génétique et parfois la spéciation. Dans d'autres cas, les restes fossiles montrent que l'espèce a eu une vaste répartition, l'aire actuelle pouvant être considérée comme relictuelle. L'espèce d'arbre Metasequoia glyptostroboides a même été décrite à l'état fossile soixante-cinq ans avant d'être découverte vivant en Chine.

La notion d'endémisme a été appliquée à tous les niveaux taxinomiques, en changeant à chaque fois d'échelle géographique. On dira que le genre Eucalyptus est endémique d'Australie à quelques espèces près, que la famille des Bromeliaceae est endémique du continent américain, et que plusieurs phylums sont endémiques des milieux marins.

Les grandes phases d'extinction

La connaissance des extinctions de masse qui ont eu lieu dans les temps géologiques dépend de l'analyse des fossiles, et est donc fortement biaisée, dans la mesure où les espèces qui n'avaient pas de squelette ou d'exosquelette (coquille, carapace) ont laissé peu de traces. Cependant, on est sûr que les extinctions ne se sont pas déroulées à un rythme constant, mais qu'elles se regroupent en un nombre limité d'épisodes. La phase d'extinction la plus sévère a eu lieu au Permien (il y a 245 millions d'années), où plus de 50% des familles et peut-être 96% des espèces d'animaux marins ont disparu. Trois autres grandes phases d'extinction ont eu lieu à l'Ordovicien (-440 Ma), au Dévonien (-345 Ma) et au Triasique (-195 Ma), entraînant à chaque fois la disparition de 20% des familles (WCMC, 1992). Une dernière phase au Crétacé (-66 Ma) a été moins importante globalement, mais elle est mieux connue. C'est elle qui a entraîné la disparition totale des dinosaures. Elle pourrait aussi avoir fait disparaître 75% des espèces de plantes vasculaires.

Si ces phases d'extinction ont été rapides, cela doit se comprendre à l'échelle des temps géologiques. La phase d'extinction du Permien aurait ainsi duré pas moins de 5 à 8 millions d'années ! Ces extinctions semblent dues à des périodes d'intense activité volcanique ou de glaciation.

Il est très difficile de déterminer le rythme « normal » d'extinction. La durée moyenne de vie d'une espèce fossile est estimée à 4 millions d'années, mais la plupart ont dû vivre moins longtemps. Au pire, on estime que le taux naturel d'extinction serait de l'ordre d'un mammifère tous les 400 ans, et un oiseau tous les 200 ans.

Il est probable que l'homme a contribué à la disparition de nombreux grands mammifères dès son arrivée en Australie il y a 50 000 ans et en Amérique il y a 10 000 ans. Il est incontestable que le taux d'extinction s'est considérablement accru à la période récente, et que l'homme en est la cause essentielle. Il est aussi reconnu que l'on doit s'attendre dans les décennies à venir à un rythme d'extinction comparable aux événements des temps géologiques, mais en un laps de temps incomparablement plus court. Pour un groupe bien connu comme les mammifères, 140 sont sur la liste des espèces en danger, soit plus du double de celles qui ont disparu depuis 400 ans.

Il est par contre très difficile d'estimer les disparitions à venir, d'autant que l'on connaît à peine l'ordre de grandeur du nombre d'espèces existantes. Le rythme de 100 000 espèces par an est fréquemment cité (rappelons que la grande majorité consiste en arthropodes non encore décrits). Raven parle de 2 000 plantes tropicales par an. Les premières estimations de Myers donnaient de 20 à 50% des espèces entre 1975 et l'an 2000. Grâce à des modèles mathématiques plus élaborés, Reid révise ces prévisions à la baisse. Pour lui, 2 à 8% des espèces disparaîtraient entre 1990 et 2015 (WCMC, 1992).

Il n'y a rien d'étonnant à ce que les auteurs divergent dans leurs estimations. Les calculs reposent sur trop de postulats discutables. Tous tablent sur un taux constant de destruction des forêts tropicales, et assimilent toute exploitation à une destruction pure et simple, ce qui est exagéré.

Cependant, ces calculs sous-estiment les risques indirects dus à la fragmentation des habitats et à la viabilité des populations résiduelles. Et surtout, ils ne prennent pas en compte l'impact, imprévisible mais considérable, que pourraient avoir les changements globaux.

Pour conclure, la menace est bien réelle, mais il ne sert pas à grand-chose de la quantifier avec une précision qui serait illusoire. La priorité doit aller à l'identification des régions biologiquement les plus riches, et à la mise en œuvre d'une stratégie mondiale de conservation.

De la menace à la protection

Le besoin s'est très tôt fait sentir de donner des bases objectives à l'appréciation du statut des taxons quant aux menaces qui peuvent porter sur eux. La classification élaborée par l'UICN (encadré) s'est maintenant imposée dans de nombreuses réglementations nationales et dans l'établissement des livres rouges d'espèces menacées. Elle offre le mérite d'être pragmatique en tenant compte des limites de la connaissance, et de hiérarchiser les degrés de menace, ce qui permet de définir des priorités. Elle ne peut cependant éviter le reproche d'une certaine subjectivité, et les experts peuvent diverger dans leurs décisions. Un effet pervers peut apparaître, dans la mesure où des experts peuvent être tentés de grossir la menace, simplement pour faire passer un taxon d'un statut pour lequel aucune action n'est menée à un statut qui entraîne le démarrage d'un plan de conservation.

On remarquera en tout cas qu'il faut toujours faire attention aux mots utilisés. En particulier, au sens de l'UICN, menacé a un sens bien plus large que en danger. Par ailleurs, ces notions sont à comprendre au niveau mondial. La perception que l'on peut avoir des menaces au niveau national est très différente. Une espèce peut être éteinte ou en danger dans un pays, simplement parce qu'elle est à la limite de son aire de répartition.

La classification de l'UICN est surtout utilisée pour les taxons du rang de l'espèce. La tentation est forte de l'utiliser pour les sous-espèces, voire les races géographiques ou les écotypes. Mais il est clair que plus l'on définit des taxons de niveau inférieur, plus ceux-ci auront une aire de distribution et des populations réduites. On arriverait ainsi à des taxons qui seraient tous rares et endémiques, ce qui n'aurait plus de sens. Ces enjeux expliquent les discussions parfois byzantines sur le statut d'une population (sous-espèce ou race ?).

Combien d'espèces l'homme utilise-t-il ?

On entend souvent dire que l'humanité dépend de moins de dix plantes pour son alimentation, sans que les auteurs donnent leurs sources et leur méthode de calcul. Nous avons donc repris dans le tableau iv la production mondiale des principales plantes alimentaires, telle que la donne la FAO. Avant toute interprétation, il faut savoir que ces données sont très approximatives, car de nombreux pays n'ont pas de système statistique convenable. Certaines plantes alimentaires voient une part de leur production destinée à l'alimentation animale ou à des usages industriels. Par contre, d'autres plantes sont exclues parce qu'elles sont utilisées principalement pour les animaux, comme les navets et les rutabagas. De plus, la production vivrière auto-consommée est rarement comptabilisée, et donc sous-estimée. Enfin, comparer des productions brutes amène à ne pas tenir compte des déchets, ni de la différence des teneurs en eau (1 kg de pastèque = 1 kg de blé). Nous ajouterons que les statistiques ne portent pas toujours sur des espèces biologiques, comme c'est le cas pour le blé, l'orge, les haricots, les choux..., ce qui fausse l'interprétation.

Cela étant, sur la base de ces données, le tableau iv donne les résultats suivants : 3 plantes seulement fournissent 41% de notre alimentation végétale, mais 9 plantes dépassent chacune 2% avec un total de 66%, et 19 plantes dépassent 1% avec un total de 79%. Faut-il s'en inquiéter ? A chacun de juger. Mais on peut se demander si ce critère grossier est vraiment pertinent. Ne serait-il pas plus significatif de distinguer ce que ces plantes apportent en glucides, lipides et protéines ? Le calcul ne donnerait-il pas des résultats très différents pour les apports en vitamines et sels minéraux ? Ne vaut-il pas mieux comparer des valeurs que des quantités, ce qui permettrait de prendre en compte les épices, par exemple ?

Si ces calculs doivent servir à évaluer des risques, c'est au niveau des populations humaines qu'il faut les conduire. On sait les conséquences dramatiques qu'a eues la dépendance des Irlandais vis-à-vis de la pomme de terre. Plus récemment, la sécheresse au Sahel a eu pour effet de compromettre la culture du mil (Pennisetum), base de l'alimentation des populations paysannes locales. Qu'en serait-il demain pour les populations sahariennes si le palmier-dattier disparaissait ?

A côté de cette vision pessimiste sur notre gamme alimentaire, on peut aussi faire un constat plus optimiste. Si l'on fait l'inventaire des plantes dont on peut acheter les produits sur les marchés français, on dépasse les 600 espèces. Certes, nombre de ces plantes sont des produits exotiques que l'on ne voit que dans les épiceries asiatiques ou antillaises, mais d'autres font partie de notre vie courante et passent inaperçues. Les desserts lactés utilisent souvent comme émulsifiant la farine de guar, qui est une légumineuse tropicale (Cyamopsis tetragonoloba). Certains fromages comme l'édam doivent leur teinte rouge au rocou, pulpe des fruits d'un petit arbre d'Amérique tropicale (Bixa orellana), qui se cache derrière son nom de code E 160 dans la liste des colorants autorisés.

Le nombre de plantes alimentaires au niveau mondial est estimé à 12 650 par Kunkel (1984), ce qui inclut nombre de plantes de cueillette. Le dictionnaire des plantes cultivées de Mansfeld (1986) donne 4 800 espèces. Celui de Uphof (1968) sur les plantes économiques dépasse 6 000 espèces. Il est impossible d'être plus précis, car les inventaires sont incomplets, les avis divergent sur le nombre d'espèces à distinguer au sein d'un groupe donné (entre 16 et 157 pour les agrumes par exemple) et les décomptes dépendent des usages que l'on retient. Les arbres forestiers et les plantes ornementales, sans parler des médicinales, sont habituellement exclus du fait de leur nombre. Par ailleurs, en période de famine, on mange n'importe quoi pour survivre. En conclusion, on retiendra l'ordre de grandeur : une dizaine de milliers de plantes au moins sont utilisées de par le monde, soit environ 4% des 250 000 plantes supérieures connues.

Les écosystèmes

Les espèces ne sont pas simplement juxtaposées dans un milieu. Elles entretiennent de nombreuses relations les unes avec les autres, ainsi qu'avec le milieu inerte. C'est cet ensemble d'interactions complexes que l'on appelle écosystème.

Dans un écosystème, on ne trouve pas des espèces en soi, mais des ensembles d'individus concrets, que l'on appelle des populations. On distingue classiquement la biocénose, formée de l'ensemble des populations d'espèces vivant dans l'écosystème, et le biotope, formé de l'ensemble du milieu physico-chimique (roche-mère, eau, air...). Un écosystème est donc la combinaison d'une biocénose et d'un biotope. Leur interaction est complexe, comme le montrent les sols, qui en sont le produit.

On parle aussi d'habitat, bien que ce mot soit ambigu. Il est parfois synonyme de biotope, mais on y inclut souvent les espèces végétales quand on parle d'un animal.

Les relations entre espèces

Le principal mode de relations entre espèces est la relation trophique, puisque toute espèce doit manger pour vivre. Le premier niveau est constitué par les producteurs primaires, qui se nourrissent de matière minérale. Il s'agit pour l'essentiel des végétaux qui utilisent la photosynthèse. Mais on a découvert dans les sources hydrothermales des bactéries qui tirent leur énergie de l'anhydride sulfureux ; cette chimiosynthèse a probablement joué un rôle très important au début de l'évolution.

Les autres niveaux sont plus malaisés à définir, car un animal consomme souvent plusieurs espèces très différentes, animales ou végétales. Si l'on peut distinguer des herbivores, des carnivores et des détritivores, on constate que les carnivores s'alimentent souvent sur plusieurs niveaux trophiques. On a donc cherché à analyser les écosystèmes en termes de classes de taille d'organismes, partant du fait que les proies devaient être suffisamment petites pour pouvoir être capturées, mais pas trop pour que le prédateur n'y perde ni son temps ni son énergie. On a aussi proposé de distinguer les aliments particules, que le prédateur doit rechercher activement, et les aliments substrats, qui sont plus grands que le consommateur, qui vit alors dans ou sur son aliment. Les animaux qui sont situés à un haut niveau trophique présentent habituellement des populations réduites, ce qui les rend plus vulnérables.

Le parasitisme vrai est un cas particulier de relation trophique simple, où le parasite s'insère dans la physiologie de son hôte, sans aucun bénéfice pour ce dernier.

Les relations trophiques sont à l'origine d'importantes pressions de sélection. Par exemple, de nombreuses plantes se sont protégées en synthétisant des substances toxiques pour leurs prédateurs (en particulier les insectes), et ceux-ci ont développé des mécanismes qui les rendent résistants à ces mêmes substances. C'est cette diversité biochimique que nous utilisons dans les plantes médicinales.

Dans de nombreux cas, les relations sont exclusives. Nombre d'insectes se nourrissent d'un seul type d'organe d'une seule espèce de plante. Chaque espèce de Ficus n'est fécondé que par une espèce de guêpe. Il en résulte que la disparition d'une espèce signifie la disparition des espèces qui lui sont liées.

Quand plusieurs espèces consomment la même ressource de la même manière, elles se trouvent en relation de compétition. Si la ressource est limitée, deux types de conséquences peuvent intervenir. Le principe d'exclusion compétitive postule que les deux espèces ne peuvent continuer à exister dans un environnement stable, et que la plus apte éliminera l'autre. Mais le plus souvent, les niches des deux espèces ne se recouvrent pas complètement, et la compétition entraîne une spécialisation de chaque espèce dans l'usage de fractions différentes de la ressource.

Les êtres vivants entretiennent également des relations non trophiques. Sous le nom de phorésie, par exemple, on entend la relation par laquelle un organisme en « porte » un autre. C'est le cas des plantes épiphytes, qui poussent sur des arbres sans en pénétrer les tissus, ou des animaux marins encroûtants, qui se fixent sur des coquilles de mollusques ou sur des algues.

De nombreuses plantes utilisent des animaux (hyménoptères, mais aussi mouches, coléoptères, voire oiseaux, chauve-souris ou petits rongeurs) pour transporter leur pollen. Dans d'autres cas, ce sont les graines qui sont dispersées par les crottes d'oiseaux, ou dans les poils des animaux (on parle de zoochorie). Ces mécanismes ont donné lieu à des adaptations tout à fait spectaculaires, à commencer par la couleur ou l'odeur des fleurs, dont la fonction est de signaler leur présence aux pollinisateurs.

Les relations entre espèces, qu'elles soient trophiques ou non, peuvent être à bénéfice réciproque, auquel cas on parle de mutualisme quand la relation reste facultative, et de symbiose quand elle est obligatoire. Il y a mutualisme entre les grands herbivores et les oiseaux qui les débarrassent de leurs parasites, ou entre les animaux qui se rassemblent en troupeaux multispécifiques et s'alertent mutuellement. Parmi les cas de symbiose, on citera l'association des animaux herbivores avec les protozoaires de leur tube digestif, ou encore des bactéries et champignons de la rhizosphère chez de nombreuses plantes. L'association entre les Acacia à épines renflées et les fourmis qui y logent et protègent leur hôte est un cas intermédiaire entre le mutualisme et la symbiose (Barbault, 1990).

La symbiose joue un rôle bien plus considérable qu'on ne l'imagine. Tout le monde connaît les lichens, symbioses entre une algue et un champignon, qui arrivent à coloniser des milieux extrêmes (rochers, régions arctiques). De plus en plus de biologistes considèrent que les organites cellulaires des eucaryotes (mitochondries, chloroplastes) seraient le produit de symbioses primitives.

Les relations entre espèces peuvent être indirectes. Les plantes sciaphiles ne peuvent se développer que sous des arbres qui les protègent du soleil. Les plantes pionnières sont favorisées par les animaux fouisseurs (sangliers...). Dans le commensalisme, l'espèce commensale bénéficie de l'action de son hôte sans (trop) lui nuire. Le rat et la mouche domestique sont des commensaux de l'homme.

Tous les exemples ci-dessus, qui sont loin d'être exhaustifs, suffisent à montrer les limites de l'approche qui consiste à protéger une espèce in situ. Les espèces se situent aux nœuds d'un système complexe d'interactions, et la gestion de leurs populations ne peut faire l'économie de l'analyse des écosystèmes qui les hébergent.

La notion d'espèce clé

Le concept d'espèce clé (keystone species) désigne des espèces dont dépendent un très grand nombre d'autres espèces, et donc l'écosystème lui-même. La disparition de telles espèces entraînerait donc l'effondrement de l'écosystème, de même qu'une voûte s'effondre si on enlève la clef de voûte (ce qui est le sens de keystone en anglais). Ces espèces clés peuvent être des prédateurs, parasites ou herbivores qui régulent les populations d'autres espèces et favorisent ainsi la diversité, ou des pollinisateurs ou mutualistes nécessaires au maintien d'autres populations, ou encore des espèces qui constituent une ressource essentielle (Barbault, 1992). L'utilisation de ce concept dans une politique de conservation est cependant délicate, dans la mesure où l'identification des espèces clés dépend de la connaissance que l'on a des écosystèmes. Dire qu'une espèce d'arbre ou de grand herbivore est une espèce clé revient à faire le constat de bon sens que les espèces dominantes modèlent profondément les écosystèmes.

Quoi qu'il en soit, la notion d'espèce clé ne doit pas être confondue avec celle d'espèce cible, qui désigne l'espèce qui a été à l'origine d'une mesure de protection d'un écosystème, et que l'on cherche à gérer en priorité. Le choix des espèces cibles se fait en fonction de critères souvent esthétiques ou affectifs, tels qu'ils se traduisent par la pression de l'opinion.

La notion de niche écologique

On entend par niche écologique la place qu'une espèce occupe dans un écosystème. Utilisé au début comme quasi synonyme d'habitat, ce concept a fait l'objet de formalisations différentes. Pour certains, une niche se définit par l'ensemble des intervalles de tolérance d'une espèce par rapport aux facteurs du milieu (température, lumière, humidité, temps...). Pour d'autres, elle se définit par sa place dans un réseau trophique (qui l'espèce mange-t-elle et par qui est-elle mangée ?). Enfin, dans la vision plus systémique d'Odum, la niche se définit comme un rôle dans le réseau d'interactions de l'écosystème. On distingue souvent la niche alimentaire, la niche spatiale, la niche comportementale, suivant la dimension que l'on considère.

La notion de niche a souvent été utilisée pour affirmer que deux espèces ne peuvent coexister dans une même niche, ce qui est contredit par le constat d'une fréquente redondance des espèces dans un écosystème. Des espèces présentes à une faible fréquence peuvent prendre le relais d'une espèce dominante qui s'effondre.

Les peuplements

Il est pratiquement impossible d'étudier une biocénose complète. Pendant longtemps, les écologues ont distingué les phytocénoses et les zoocénoses, suivant que leur intérêt allait plutôt vers les plantes ou vers les animaux. On préfère maintenant centrer son attention sur des systèmes plurispécifiques conçus comme entités pourvues d'une structure et d'un fonctionnement, que l'on appelle peuplement ou communauté. Mais ce concept pratique dépend des objectifs et des hypothèses que se donnent les chercheurs. Le concept de guilde est un peu plus précis, et désigne tout groupe d'espèces apparentées qui exploitent localement le même type de ressources de la même manière (par exemple les oiseaux insectivores) (Barbault, 1992). L'idée est dans les deux cas de dégager des ensembles fonctionnels accessibles à l'analyse.

L'évolution des écosystèmes

Les écosystèmes sont en perpétuel changement. L'observation des milieux perturbés naturellement (sédiments, lave) ou par l'homme (champ laissé en friche) montre qu'un milieu passe par une succession d'écosystèmes différents. Un champ abandonné évolue en prairie, puis en broussailles puis en forêt. Vient un moment où la situation se stabilise. Ce stade ultime est appelé climax.

La notion de climax a été beaucoup utilisée dans le passé, pour des raisons autant idéologiques que scientifiques. Elle offrait l'avantage de se référer à une nature idéale (c'est-à-dire sans l'homme), où toute succession régressive était perçue comme négative. De plus, elle sous-estimait l'impact des grands herbivores qui ont été éliminés par l'homme (une savane est-elle un climax ?). De plus, l'existence actuelle de biocénoses pionnières montre qu'elles ont bien dû exister quelque part avant l'apparition de l'homme, même si elles étaient moins répandues.

Il faut donc admettre que les perturbations ont toujours existé. Dans certains écosystèmes, elles jouent d'ailleurs un rôle fonctionnel, comme dans les montagnes, les estuaires et les grands fleuves sauvages. On a dans ce cas des successions cycliques.

Les écosystèmes sont rarement homogènes. Par le jeu des perturbations naturelles ou anthropiques, ainsi que des variations des facteurs abiotiques (exposition au soleil, humidité, nature de la roche-mère), la plupart des milieux sont structurés spatialement en mosaïques dans lesquelles ils ne sont pas simplement juxtaposés, mais influent les uns sur les autres. Ces mosaïques jouent un rôle important sur la diversité des espèces, par les effets de lisières qu'elles entraînent, et la disponibilité de ressources plus diversifiées que les oiseaux et les gros animaux, par exemple, mettent à profit. Il est probable que la biodiversité de ces écocomplexes soit plus élevée que la somme des biodiversités de chaque écosystème. C'est à ce niveau de complexité qu'intervient l'« écologie du paysage ».

Dans tout ce qui précède, le mot écosystème a été appliqué à des unités dont la surface se mesure en mètres ou en kilomètres carrés. On désigne sous le nom de macro-écosystèmes des unités écologiques qui s'étendent au niveau de sous-continents, et de biomes l'ensemble des biocénoses qu'ils hébergent. A ce niveau, les biomes sont dénommés par les formations végétales qui les caractérisent : forêt tropicale humide, taïga, savane sont des biomes.

Les stratégies cénotiques

Les écologues considèrent que le niveau d'intégration du monde vivant que constitue l'écosystème est doté de « propriétés émergentes ». Comme tout système biologique, il est « un arrangement d’éléments fonctionnels jouant chacun un rôle en coordination avec les autres grâce aux régulations assurées plus spécialement par certains d’entre eux, de sorte que par ce réglage interne l’intégrité de l’ensemble est maintenue et la possibilité de remplir sa fonction dans un système d’ordre supérieur assurée » (Blandin, 1972).

L'aptitude d'un écosystème à se maintenir en se transformant a été appelée résilience. Plus généralement, l'ensemble des mécanismes de régulation d'un écosystème a reçu le nom de stratégie cénotique. Il a été proposé de distinguer deux grands types de stratégies cénotiques (Blandin et al., 1976).

La stratégie i (i pour individu) caractériserait un écosystème pauvre en espèces et à faible diversité. La survie de l'écosystème dépend directement de la survie des espèces qui le composent. Celle-ci est liée à la capacité de leurs populations à produire en grand nombre des individus génétiquement nouveaux, autrement dit à adopter une stratégie démographique r.

La stratégie s (s pour species) caractériserait un écosystème à richesse et diversité spécifique élevées. Un tel écosystème comporte de nombreuses espèces fonctionnellement équivalentes (redondantes), capables de se substituer les unes aux autres en cas de perturbation. Il est également structuré fonctionnellement en un grand nombre de niches, et spatialement en mosaïque. Chaque espèce présenterait une diversité génétique restreinte, et certaines d'entre elles pourraient adopter une stratégie démographique « optimisée » de type K.

Ces modèles théoriques permettent de mieux interpréter les phénomènes observés et de rendre moins subjective l’appréciation de la fragilité de certains milieux, ce qui peut aider à mettre en œuvre une stratégie de conservation.

La stratégie i correspond à des écosystèmes installés dans des lieux à contraintes fortes comme les déserts, la très haute montagne, mais aussi des écosystèmes secondaires maintenus dans un état artificiel par action de l’homme. Harper a ainsi étudié une pelouse de trèfle blanc d'un hectare en Grande-Bretagne : le nombre d'individus génétiquement différents est tellement grand que les études de variabilité effectuées pendant plusieurs années n'ont cessé d'en faire découvrir de nouveaux.

On peut s'interroger sur l’écosystème méditerranéen dit « herbier de posidonie » qui occupe, en absence de pollution, l’intégralité du plateau continental sur fonds meubles, sur un gradient de profondeur de 0 à -40 mètres. Le compartiment des producteurs primaires est occupé par la seule posidonie (Posidonia oceanica), phanérogame marine endémique de Méditerranée qui couvre des superficies considérables sur l’ensemble du bassin et dont on connaît bien l’importance économique pour la pêche professionnelle (lieu de frayère et source directe de nourriture pour de nombreux poissons herbivores et les oursins).

En théorie donc, sa capacité de survie et d’adaptation dépend de son aptitude à produire de nouveaux génotypes en nombre élevé, et devrait être basée sur une diversité génétique importante de la posidonie. Malheureusement on ne connaît pratiquement rien de la nature et de la répartition de la diversité génétique de cette espèce clé, qui pourrait être très homogène (par exemple le même clone sur plusieurs milliers de mètres carrés), compte tenu du fait que la posidonie se reproduit essentiellement de manière végétative.

L’approche théorique confirme donc le bien fondé de l’attention portée actuellement à cet écosystème qui semble porter en lui sa propre fragilité et dont les possibilités d’adaptation, donc de survie, pourraient être plus faibles qu’on ne le pense. Dans un même ordre d’idées, les opérations de cicatrisation réalisées avec des boutures prélevées sur place peuvent apparaître comme conceptuellement erronées.

A l’opposé, la stratégie s est particulièrement illustrée par les fameuses forêts tropicales humides. Ces écosystèmes sont très riches en espèces, et celles-ci ont adopté une stratégie de reproduction quantitativement faible. Malheureusement, les chances de survie de ces nouveaux individus ne sont pas meilleures. Ces espèces sont donc peu armées pour résister à des perturbations importantes. De tels écosystèmes ne peuvent se maintenir que dans la mesure où leur environnement reste très peu variable. C’est ce qui s’est produit pour la forêt amazonienne, qui héberge des territoires ayant très peu varié depuis l’ère tertiaire (donc n’ayant pas subi de perturbations lors des glaciations du Quaternaire). Dans ce cas aussi, l’approche théorique peut aider à mieux appréhender leur fragilité et justifie sans doute les inquiétudes de la communauté scientifique.

La biodiversité et son évaluation

Si pour beaucoup de protecteurs de la nature, la biodiversité représente la somme de la diversité du monde vivant, les écologues la conçoivent plutôt comme une propriété des écosystèmes, qui joue un rôle fonctionnel. Le postulat selon lequel une biodiversité importante favorise la stabilité des écosystèmes semble contredit par l'existence d'écosystèmes pauvres en biodiversité. Il est donc essentiel de découvrir les lois qui régissent le niveau optimal de diversité dans chaque type d'écosystème, si nous voulons que nos actions soient efficaces sur le long terme.

Il est difficile de mesurer la biodiversité. L'approche la plus largement pratiquée consiste à faire des inventaires d'espèces. On mesure ainsi la richesse spécifique. Mais les peuplements peuvent avoir des structures très différentes. Un peuplement dont les cinq espèces ont la même abondance sera considéré comme plus diversifié qu'un autre où sur les cinq espèces, deux sont très fréquentes et trois sont rares. Pour en tenir compte, des indices de diversité spécifique ont été proposés par Simpson et Shannon. Le premier varie de 1 à S et le second de 0 à log S, S étant le nombre d'espèces. En complément, un indice d'équitabilité peut être calculé, en rapportant la diversité observée à la diversité maximale. Cet indice varie de 0 à 1 (cf. Barbault, 1992 pour plus de détails).

Il convient de préciser à quelle échelle spatiale on se situe. Whittaker a proposé de distinguer la diversité- au niveau intra-habitat, la diversité-ß qui s'applique au taux de remplacement des espèces entre habitats et la diversité- au niveau régional.

Par ailleurs, si ces indices donnent une bonne idée de l'organisation fonctionnelle d'un peuplement, ils ne prennent pas en compte la distance phylogénétique (taxinomique) des espèces. Un peuplement composé de dix espèces d'un même genre est moins divers qu'un peuplement composé de dix espèces de dix genres différents, et encore moins que celui qui réunit dix familles différentes. Au-delà du peuplement, ces indices perdent vite leur sens. Il ne sert à rien de comparer le nombre d'individus d'éléphants et de bactéries dans une savane.

Il est pratiquement impossible de chercher à mesurer la biodiversité totale absolue d'un écosystème. Ces données ne seront utiles que pour comparer la diversité de différents écosystèmes, et aider ainsi à l'élaboration des stratégies de conservation. Pour cela, le programme Diversitas (UISB-SCOPE-UNESCO) prévoit de rechercher quels taxons et guildes peuvent servir d'indicateurs (les coléoptères bousiers par exemple), et de définir des protocoles précis et normalisés de capture et d'inventaire qui seraient appliqués au niveau mondial (Di Castri et al., 1992).

Si l'on cherche à maximiser le nombre de taxons conservés, on retrouve le même souci de pondérer ce nombre par les relations phylogénétiques entre les taxons, exprimées par leur place dans un cladogramme. Un tel modèle mathématique a été testé sur les bourdons au niveau mondial (Williams et al., 1991).

La forêt tropicale humide

Il est impossible d'écrire sur la biodiversité sans parler des forêts tropicales humides, et nous ne dérogerons donc pas à cette règle. Ces forêts constituent effectivement un extraordinaire réservoir de biodiversité, largement méconnu. L'opinion publique a raison de s'alarmer du rythme accéléré de leur destruction. Mais le naturaliste ne peut que rester perplexe devant l'extraordinaire résonance médiatique que suscitent les discours sur la forêt humide. A en croire certains commentateurs, toute la biodiversité du globe serait concentrée là, et il faudrait de toute urgence exercer notre «droit d'ingérence écologique» pour imposer sa protection absolue. Une telle attitude a pour effet immédiat de crisper les responsables des pays que le hasard géographique a doté de ce type de forêts, et qui rétorquent à juste titre qu'ils ont le droit d'exploiter les ressources des forêts tropicales dans l'exercice de leur souveraineté nationale, comme le font les autres états pour les autres écosystèmes.

Il y a d'excellentes raisons pour protéger la forêt tropicale humide, comme il y en a pour conserver la forêt tropicale sèche, la savane et tous les écosystèmes de la terre. Mais les débats seraient sensiblement dépassionnés si ne s'y ajoutaient de mauvaises raisons, qui tiennent à des a priori idéologiques qu'il est utile de débusquer.

Le mythe de la forêt vierge

Le nom même de forêt vierge est évocateur. Il renvoie à l'idéologie d'une nature pure que l'homme aurait corrompue par sa présence. Or cette vision simpliste ne correspond à la réalité que pour certaines îles. De l'Amazonie à la jungle de Bornéo, la forêt a abrité depuis des millénaires des populations que nous qualifions maintenant d'indigènes, et qui l'ont modelée très sensiblement, même si cette action n'est pas immédiatement perceptible à nos yeux occidentaux.

Le poumon de la terre

Si les vérités scientifiques s'établissaient par sondages auprès du public, le rôle des forêts tropicales comme « poumon de la terre » apparaîtrait essentiel. Et pourtant, il n'y a guère de controverse scientifique à ce sujet : tous les experts s'accordent à dire qu'une forêt adulte consomme autant d'oxygène qu'elle en produit.

Ce qui est vrai, c'est que les plantes ont, grâce à la chlorophylle, la capacité d'utiliser l'énergie solaire pour capter le gaz carbonique de l'air, en utilisant le carbone et en relâchant l'oxygène. Dans la journée, le bilan est bien en faveur de l'absorption de carbone, mais il est diminué par le fait que les plantes respirent de jour comme de nuit, et relâchent donc aussi du gaz carbonique. Une plante en croissance stocke bien du carbone, en proportion exacte de l'accroissement de sa biomasse ; à cet égard, on peut donc dire qu'elle fonctionne comme un anti-poumon, et non comme un poumon qui, jusqu'à plus ample informé, consomme de l'oxygène et relâche du gaz carbonique.

En généralisant, une forêt jeune, constituée d'arbres en croissance, stocke globalement du carbone, et il est tout à fait souhaitable à cet égard de favoriser la reforestation. Mais ce n'est plus le cas dans une forêt adulte, où les arbres (et les autres êtres vivants) qui meurent compensent ceux qui croissent. La biomasse progressivement décomposée redonne du gaz carbonique, et l'on a ainsi un cycle dont le bilan est à peu près nul.

L'exception à cette règle est donnée par les situations qui, au cours des temps géologiques, ont été à l'origine des gisements fossiles de pétrole, charbon ou tourbe. Dans certaines forêts inondées et dans les tourbières, l'oxydation est incomplète et le carbone sédimente. Il est alors soustrait au carbone de l'atmosphère.

Les forêts ne sont donc pas le poumon de la terre, qu'elles soient tropicales ou tempérées. Cela n'ôte rien au fait qu'elles jouent un rôle essentiel dans le cycle de l'eau et dans la régulation du climat, ou dans la formation et la protection des sols.

La forêt tropicale a aussi une histoire

Dans l'imaginaire collectif, les forêts primaires sont là depuis la nuit des temps. On explique même que la diversité des forêts tropicales vient de leur stabilité depuis plusieurs millions d'années. On connaissait les effets des dernières glaciations dans les régions tempérées, mais on pensait qu'elles n'avaient pas influé sur les écosystèmes tropicaux.

Il a fallu attendre les années 1970 pour que les scientifiques commencent à accumuler les évidences de changements climatiques importants en Amazonie. Des palynologues découvraient que des zones couvertes maintenant par la forêt étaient auparavant occupées par des savanes, ce qui se traduit par la prédominance de pollen de graminées par rapport au pollen d'arbres. Des géomorphologistes expliquaient les paysages actuels et la disposition de certains sédiments par les changements dans le climat et la végétation. Enfin, l'étude des sédiments marins montrait des phases d'érosion intense et des fluctuations de température. Tout concorde maintenant pour affirmer que d'importants changements climatiques ont eu lieu au Pléistocène et au début de l'Holocène, et que ces changements correspondent aux périodes glaciaires et interglaciaires des régions tempérées (Prance, 1985).

Les refuges pléistocènes

Les biogéographes allaient apporter d'autres arguments fondés sur la répartition actuelle de certains groupes d'êtres vivants. Les premières études ont porté sur des oiseaux, des lézards et des papillons. Ainsi, Haffer en 1969 a étudié la répartition actuelle des espèces de toucans (famille des Ramphastidae) et les zones de contact entre espèces affines. En partant du postulat que l'existence de ces espèces affines est due à l'évolution allopatrique d'une espèce ancestrale dont l'aire a été fragmentée par la régression de la forêt, il a superposé les cartes obtenues pour les divers groupes d'espèces et celle de la pluviométrie actuelle, et défini ainsi un certain nombre de refuges (carte 1). Ces refuges sont des îlots de forêt entourés de milieux ouverts comme les savanes pendant les époques de climat aride. Avec le retour d'un climat humide, la forêt recolonise la savane à partir des refuges. Quand des populations vivantes entrent à nouveau en contact, deux cas peuvent alors se produire. Soit elles sont devenues sexuellement incompatibles et forment des espèces différentes et souvent concurrentes, soit elles peuvent encore se croiser et donner lieu à des races géographiques reliées par des populations intermédiaires et hybrides.

A partir de la variabilité des lézards du groupe Anolis chrysolepis, Vanzolini allait arriver en 1970 à six refuges seulement (carte 1). Par contre, Brown reconnaissait en 1979 44 centres d'endémisme pour deux groupes de papillons, les Heliconiini et les Ithomiinae.

La même démarche a été appliquée aux plantes par Prance, qui a étudié en 1982 la répartition de plus de 500 espèces d'arbres de forêts humides, et proposé 26 refuges (carte 2). Prance ajoute que la théorie des refuges est la seule qui permette d'expliquer la distribution disjointe d'une espèce dans des régions éloignées. De telles études ont été utilisées par Wetterberg en 1976 pour définir des zones prioritaires pour la conservation, qui ont servi de base à la création de plus de 8 millions d'hectares de réserves et parcs nationaux par le gouvernement brésilien dès 1981.

Il serait cependant dangereux de conclure qu'il suffit de conserver les refuges identifiés. D'autant que la théorie des refuges, si elle a permis de mettre en relief la forte évolution de la couverture forestière dans le temps, est maintenant l'objet d'une controverse. Certains avancent en effet que la carte des refuges est plutôt celle des zones qui ont été les mieux étudiées, et qu'il est facile de trouver de nombreuses espèces dans d'autres zones peu connues. De plus, il n'est pas évident que les anciens refuges pléistocènes soient amenés à jouer le même rôle en cas de nouveaux changements climatiques.

Les océans

Bien que les océans couvrent 70 % de la surface du globe, on connaît très mal leur biodiversité, ce qui est dû en bonne partie aux difficultés techniques de leur accès et de leur observation. Pourtant, alors qu'il y a environ sept fois moins d'espèces marines décrites que d'espèces terrestres, il y a bien plus d'ordres et de phylums dans les mers. Nombre d'entre eux ne sont présents qu'en milieu marin, comme les Echinodermes ou les Brachiopodes (Lasserre, 1992).

L'étendue de notre ignorance était telle que ce sont des milieux entiers et des catégories nouvelles d'organismes qui ont été découverts ces dernières années. Les sources hydrothermales des grandes profondeurs en sont l'exemple le plus connu. On y a trouvé de nombreux vers polychètes, des crustacés copépodes, des gastéropodes, et du fait de leur isolement les unes des autres, on constaterait un fort taux d'endémisme. Le plancher marin des grandes profondeurs semble être aussi très riche en espèces. Un inventaire systématique sur 21 m2 seulement dans l'Atlantique du nord a récemment permis de dénombrer 798 espèces dont 460 étaient nouvelles pour la science.

Il apparaît normal que les récifs coralliens présentent un très grand nombre d'espèces, même si on ignore toujours pourquoi. Mais il est beaucoup plus surprenant de trouver une grande diversité de plancton sous la glace saisonnière de l'Antarctique.

Notre ignorance peut être due à des problèmes techniques. Il avait fallu attendre l'invention du microscope pour observer les micro-organismes. Avec les nouvelles techniques de cytométrie en flux (qui mesure la fluorescence de cellules préalablement excitées par un rayon laser monochromatique), on vient seulement de découvrir le picoplancton, qui s'avère être le composant principal du phytoplancton dans les océans, jouant ainsi un rôle écologique essentiel. Ce picoplancton est composé de cellules qui ont une taille comprise entre 0,2 et 2 microns et un poids de l'ordre du picogramme ! On y trouverait des pico-eucaryotes, des cyanobactéries et des prochlorophytes que personne n'avait pu observer auparavant.

Évolution génétique des plantes cultivées

En modelant les plantes à son usage, l'homme a produit une extraordinaire diversité de formes, de couleurs, d'adaptations diverses, longtemps rebelle à la connaissance scientifique. Chez les plantes cultivées, les premiers botanistes dénommaient des variétés, à l'instar des plantes sauvages, ce qui n'était pas satisfaisant. Un système de nomenclature a progressivement été élaboré, qui permet de bien distinguer la variété botanique (que les spécialistes préfèrent appeler varietas en latin) de la variété horticole ou agricole, pour laquelle on a créé le mot cultivar, par contraction de variété cultivée. Les noms des variétés botaniques sont latins et écrits en italique sans majuscule ; ils sont précédés de l'abréviation var. Par contre, les noms de cultivars sont des noms de fantaisie, ou issus d'une langue vernaculaire ; ils commencent par une majuscule, et sont précédés de l'abréviation cv., ou bien encadrés par des guillemets simples.

Ces conventions permettent aux spécialistes de s'y retrouver plus facilement, et nous les avons suivies quand cela était nécessaire. Mais on peut utiliser le mot français variété dans l'un ou l'autre des sens, quand le contexte est clair.

Les différents types de cultivars

Les cultivars n'ont pas tous la même structure génétique, ce qui a de nombreuses conséquences sur la manière de les cultiver, de les sélectionner ou de les conserver. Nous en énumérerons les principaux types.

Les clones

Un clone est l'ensemble des descendants d'un même individu par multiplication végétative. Ces descendants ont donc un génotype identique, dans la mesure où des mutations n'apparaissent pas. Dans ce cas, les praticiens distinguent des « sports » si les mutations ont des effets visibles mais faibles, ou nomment un nouveau clone.

Dans la nature, on trouve de nombreux cas de populations de plantes qui sont constituées par des clones. Il en est ainsi des fraisiers qui émettent des stolons, des ronces qui se marcottent, des arbres dont les racines émettent des rejets, des plantes qui se multiplient par tubercules ou par bulbilles, ou encore des plantes apomictiques.

Chez les micro-organismes, la multiplication des cellules par scissiparité est très fréquente, et l'on a affaire à des populations de clones.

L'avantage d'un clone est qu'il permet de maintenir et diffuser une forme de plante qui offre des caractères intéressants. Les sociétés humaines en ont tiré parti dans les techniques de bouturage et de greffage, et la plupart des cultivars d'arbres fruitiers sont des clones, ainsi que les plantes à tubercules (pomme de terre, manioc, ignames) et à bulbes (ail, échalote).

Mais il y a des inconvénients. Des virus contaminent les plantes et se transmettent ainsi aux descendants. On constate alors que le clone « dégénère ». Naguère, les seules solutions étaient de se procurer de nouveaux plants provenant de régions indemnes de virus, ou de choisir de nouveaux clones parmi des plantes issues de graines.

Il faut remarquer que les individus appartenant à un clone, s'ils sont identiques entre eux, peuvent être très hétérozygotes. Autrement dit, leurs graines donneront des individus différents, surtout si l'on doit favoriser la fécondation pour obtenir des fruits, en plantant des arbres pollinisateurs, ce qui est le cas du pommier, du palmier-dattier ou de la plupart des variétés d'olivier.

Les lignées pures

Une lignée est constituée par l'ensemble des descendants successifs d'un même individu. Quant elle a un taux d'homozygotie s'approchant de 100%, on dit que c'est une lignée pure. Les cultivars modernes de plantes autogames comme le blé sont des lignées pures. Les cultivars traditionnels étaient des mélanges de lignées pures, de leurs hybrides et des descendants de ces hybrides. Les premières sélections ont consisté à en tirer une lignée pure supérieure au mélange.

Les variétés-populations

Une variété-population est un ensemble d'individus qui ont en commun un certain nombre de caractères phénotypiques, mais des génotypes différents qui se recombinent à chaque génération. C'est la règle chez les plantes allogames, dont les cultivars traditionnels sont des variétés-populations.

Depuis les temps les plus reculés, l'homme a exercé une sélection massale, en éliminant les individus trop excentriques ou en choisissant les graines des meilleurs individus. Ceci permet de maintenir le cultivar dans certaines limites de variabilité.

Cette situation présente des avantages. Les aléas de l'environnement affecteront moins certains génotypes, et l'agriculteur aura ainsi l'assurance de ne pas perdre toute sa récolte. En production vivrière, l'hétérogénéité des plantes permet un étalement de la récolte et un choix des produits en fonction des besoins.

Dans l'agriculture moderne, cet avantage se transforme en inconvénient. La récolte mécanisée suppose que toutes les plantes arrivent à maturité en même temps, et les marchés demandent des produits homogènes.

Les hybrides F1

Les hybrides F1 sont obtenus par pollinisation contrôlée entre lignées pures ou clones. Ils doivent être reconstitués à chaque génération en repartant des lignées parentales. En effet, si l'on sème les graines des hybrides F1, on obtient une génération F2 où se manifeste la disjonction des caractères intéressants, par recombinaison.

Ce phénomène a une conséquence dont l'enjeu économique est considérable. Ces cultivars ne peuvent être reproduits que par la firme qui détient les lignées parentales. Cela lui assure une protection quasi absolue, car le producteur est obligé d'acheter sa semence à chaque cycle de culture. Ce producteur dispose quant à lui d'un matériel végétal génétiquement uniforme et bénéficiant de la vigueur hybride.

La difficulté technique de la production de semences réside dans le contrôle de la pollinisation. Le principe est de semer côte à côte des rangs de la lignée femelle que l'on va récolter, et de la lignée mâle que l'on ne récolte pas. Mais il faut s'assurer que les plantes femelles ne s'autofécondent pas. Chez le maïs, on a pu procéder par castration mécanique en coupant les épis mâles, situés à l'extrémité des tiges. Mais ce procédé est onéreux en main-d'œuvre, et devient une prouesse réservée à la recherche quand les fleurs sont minuscules.

C'est pourquoi l'intérêt s'est porté sur des caractères de stérilité mâle, qui se traduisent par le fait que des plantes sont incapables de produire du pollen viable. Un tel caractère, introduit dans une lignée femelle, garantit qu'elle ne se fécondera pas elle-même. On distingue la stérilité mâle nucléaire, due à des gènes du noyau, et la stérilité mâle cytoplasmique, due à des facteurs mitochondriaux ou chloroplastiques. Ce dernier type manifeste un certain conflit entre l'information génétique du cytoplasme et celle du noyau, et cette situation peut apparaître quand on associe le noyau d'une espèce avec le cytoplasme d'une autre espèce, autrement dit quand on réalise des croisements interspécifiques. C'est là l'une des principales causes de l'intérêt des sélectionneurs pour les espèces sauvages apparentées aux plantes cultivées.

Les variétés composites

Une variété composite est un ensemble de lignées pures très proches pour les caractères agronomiques et technologiques, mais différant génotypiquement pour quelques facteurs particuliers, comme des résistances à des maladies. Cette particularité permet un certain dosage de gènes susceptible d'assurer un bon comportement général de la culture face aux aléas de l'environnement. Mais ce système reste complexe, et sa supériorité est discutée. Il est autorisé aux États-Unis, mais ne l'est pas en France.

Les variétés synthétiques

Il s'agit d'une génération déterminée d'une population artificielle résultant d'une ou plusieurs multiplications libres entre un certain nombre de lignées stables préalablement sélectionnées pour leur aptitude à la combinaison. Au cours des multiplications, tous les croisements doivent être également possibles.

Cette solution permet de bénéficier à la fois de la vigueur hybride et de la variabilité génétique. Mais elle ne convient pas aux productions qui exigent des standards commerciaux.

L'origine et l'amélioration des plantes

Les centres d'origine et de diversification

Von Humboldt est probablement le premier auteur à s'être posé la question de l'origine de nos plantes cultivées dans son Essai sur la géographie des plantes de 1807. Mais c'était pour constater l'ignorance de ses contemporains. Il a fallu attendre Alphonse de Candolle et son œuvre magistrale, L'origine des plantes cultivées (1882), où il rassemblait tous les indices disponibles à son époque, qu'ils proviennent de la botanique et de la biogéographie ou encore de l'histoire, de l'archéologie et de la philologie.

Nikolaj Vavilov est le premier chercheur à avoir pu réaliser des prospections dans la plupart des continents, et à avoir rassemblé des collections inégalées de variétés de plantes cultivées. Dès 1926, il développait au Congrès international de génétique de Berlin sa théorie des centres d'origine. Sa méthode consistait à identifier les variétés des principales espèces cultivées sur des critères morphologiques, cytologiques, génétiques (déjà !), de résistance aux maladies et d'adaptation à l'environnement. Ces variétés étaient ensuite localisées sur une carte. Les zones qui offraient la plus grande concentration de points étaient les centres d'origine. Vavilov concluait que les centres d'origine étaient caractérisés par une grande diversité et des allèles dominants. Par contre, à la périphérie, la diversité diminuait et la fréquence des allèles récessifs augmentait, à cause de l'isolement géographique et de la dérive génétique. Vavilov admettait aussi l'existence de centres de gènes secondaires.

Dans sa conception, les centres d'origine étaient également des berceaux de l'agriculture, où celle-ci serait apparue indépendamment, ce qui se traduit par des différences dans les méthodes de culture, les outils et les animaux domestiqués.

Les conceptions de Vavilov n'ont cessé d'évoluer au fur et à mesure qu'il accumulait des données. La carte que nous reproduisons est due en fait à Darlington et Janaki Ammal (1945), qui ont popularisé les résultats de Vavilov en les modifiant. Une sélection des écrits de Vavilov n'est parue en anglais qu'en 1951, avec une carte illisible.

Certaines des idées de Vavilov n'ont pu être vérifiées, comme celle de la fréquence élevée d'allèles dominants dans les centres d'origine. Par ailleurs, on préfère maintenant parler de centres de diversité, car ces derniers ne sont pas toujours les zones d'origine des espèces sauvages. Enfin, certaines plantes ont des centres de diversité qui leur sont propres et cadrent mal avec la notion de centres conçus comme des zones de superficie limitée. Afin d'en tenir compte, Zukovskij (1968) préfère parler de mégacentres, qui finissent par couvrir le monde entier, ce qui fait perdre l'intérêt de l'exercice (pour plus de détails sur les conceptions des divers auteurs, on pourra consulter Zeven et De Wet, 1982).

Harlan (1971; 1987) enfin a proposé une classification plus élaborée, qui distingue trois centres où l'agriculture serait d'abord apparue, et trois non-centres (à cause de leur grande superficie) où elle se serait diffusée ensuite. Les centres et les non-centres pourraient, selon Harlan, avoir échangé des idées, des techniques et des variétés.

En fait, il faut bien se rendre compte que la diversité des plantes cultivées dépend de l'ancienneté de la pratique de l'agriculture dans les diverses régions, et qu'en échange, l'agriculture a pu apparaître plus facilement dans les régions dotées de zones écologiques variées, des écotones, ce qui favorise la diversité. A chaque étape de leurs pérégrinations, les plantes cultivées ont pu susciter l'intérêt des groupes humains ; il suffit alors de trois ou cinq siècles pour que l'on puisse parler d'un nouveau centre de diversification. L'Italie a joué ce rôle pour de nombreux fruits et légumes, dont la tomate (carte 5). L'évolution des plantes cultivées représente un long processus historique, qui s'inscrit dans l'histoire des hommes.

Vavilov a également développé le concept de plantes cultivées secondaires, qui seraient d'abord apparues comme mauvaises herbes dans les champs. Les hommes les auraient ainsi cultivées malgré eux avant de les adopter comme plantes cultivées. Ce serait le cas du seigle et de l'avoine.

De nos jours, les marqueurs biochimiques et moléculaires permettent de mettre en évidence le fait que certaines plantes ont pu être domestiquées de façon indépendante en plusieurs endroits. C'est le cas des races indienne et japonaise de riz (Oryza sativa), et probablement du haricot (Phaseolus vulgaris), qui aurait été domestiqué au moins dans deux régions différentes d'Amérique (Bannerot et al., 1992). Quant au navet européen (Brassica rapa), sa parenté biologique avec les choux chinois n'a été reconnue que depuis quelques décennies.

L'évolution des plantes cultivées au cours des siècles

Depuis plusieurs millénaires, nos ancêtres paysans ont modelé les espèces végétales et animales en fonction de leurs besoins, les déplaçant d'un continent à l'autre. Joint à la variété des pressions de sélection de l'environnement, ce long processus a entraîné une remarquable diversité génétique dans les cultures et les troupeaux. L'apogée se situe chez nous au xixe siècle, dans la « France des terroirs ».

La sélection empirique a peu à peu été supplantée par une sélection rationnelle ; dès le début du xixe siècle, les Vilmorin rassemblaient une collection importante de blés, afin d'identifier et de diffuser des variétés d'élite. Des programmes de croisements étaient réalisés avant même l'avènement de la génétique au début du xxe siècle. Progressivement, la diversité génétique a abandonné les champs pour se retrouver dans les collections des sélectionneurs, puis de nos jours dans les banques de gènes.

Les variétés modernes peuvent être cultivées sur des surfaces immenses, et correspondent aux exigences de plus en plus précises des industriels et des marchés internationaux. La faiblesse de leur nombre est aggravée par leur degré d'apparentement. En effet, les variétés les plus performantes d'hier sont utilisées comme géniteurs de celles d'aujourd'hui. De plus, la difficulté de diversifier les sources de caractères génétiques aussi importants que la stérilité mâle cytoplasmique ou les résistances aux maladies pousse à l'uniformisation. Le souci d'élargir la base génétique des variétés cultivées devra donc être permanent pour la filière semences.

Le travail du sélectionneur moderne

L'amélioration des plantes est un long processus, qui débute par le rassemblement et l'étude d'une collection de travail, ainsi que par la compréhension des caractéristiques biologiques de l'espèce, se poursuit par la réalisation de programmes de croisements et l'utilisation de techniques biotechnologiques, l'observation du comportement au labo et au champ des plantes obtenues, et se termine par l'obtention de géniteurs performants ou de lignées contenant des caractéristiques génétiques identifiées et contrôlées. Le relais est alors pris par la création variétale qui constitue la dernière phase. Pour réaliser tout ce programme, il faut entre dix et vingt ans. On comprend dans ces conditions que les entreprises ne se lancent pas à la légère dans de tels investissements.

La filière semences et plants

Une graine paraît la chose la plus naturelle du monde, et on a de la peine à imaginer la complexité et la technicité de la filière qui va de l'obtention à la diffusion de semences de qualité. Les débats actuels sont souvent obscurcis par la méconnaissance de cette filière semences. Il n'est donc pas inutile de s'attarder à la décrire, ce qui permettra au lecteur de se rendre compte qu'il y a semence et semence.

L'inscription au catalogue

La plupart des pays développés soumettent la commercialisation d'un nouveau cultivar à son inscription dans un catalogue officiel. C'est le cas en France, où le Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées (CTPS) gère ce catalogue par délégation du ministère de l'Agriculture. Ces catalogues nationaux sont maintenant intégrés dans un catalogue communautaire.

L'objectif de tels catalogues est d'offrir au producteur la garantie qu'il dispose de cultivars originaux et de qualité. Pour être inscrit, un cultivar doit satisfaire aux critères de « distinction, homogénéité, stabilité », dits critères DHS. Il doit être suffisamment distinct de tous les autres cultivars, les individus qui le composent ne doivent pas trop s'écarter de la norme, et les générations successives doivent rester stables. De plus, pour les plantes de grande culture, les nouveaux cultivars doivent être plus performants agronomiquement et technologiquement.

Le processus d'inscription se fonde sur plusieurs années d'observation du comportement en culture.

La production et la commercialisation des semences

Il ne suffit pas de disposer de bons cultivars. Il faut encore produire des semences en quantité et qualité suffisantes. Certaines phases de la production se déroulent à l'étranger, dans des zones indemnes de maladies (comme les zones de montagne) et où la main d'œuvre n'est pas chère. Le plus souvent, l'obtenteur passe des contrats de production avec des agriculteurs-multiplicateurs.

Une fois produites, les semences devront être triées pour éliminer les graines vides ou anormales, les brisures et les semences étrangères (en particulier celles des adventices ou mauvaises herbes), puis stockées au sec et au froid. Le réseau commercial devra être suivi pour s'assurer que les semences périmées sont retirées de la vente. Les techniques modernes de culture s'accommodent de moins en moins des manques dus à des semences qui ne germent pas. De plus en plus, les semences sont traitées contre les champignons parasites, et enrobées, de façon à leur adjoindre un peu d'engrais au départ et à faciliter le semis mécanique. Les semences modernes sont performantes, mais elles coûtent cher et ne peuvent plus être gaspillées.

Les contrôles de qualité et la certification

De tels contrôles sont effectués par les firmes elles-mêmes. Mais des services publics (en France, le Service officiel de contrôle) se chargent de prélever des lots de graines et d'en vérifier la qualité. Cela commence par la vérification de l'identité de l'espèce et du cultivar, puis par le contrôle de pureté (absence de graines d'autres cultivars ou d'adventices) et le contrôle de viabilité des semences. L'utilisateur est en effet en droit d'avoir des graines qui germent correctement, et qui ne donnent pas de chou rouge s'il a acheté des graines de chou vert !

Ces contrôles sont systématisés dans la procédure de certification, qui est obligatoire pour certaines espèces et facultative pour d'autres. Les contrôles sont alors effectués à toutes les étapes de la production, du conditionnement, du transport et de la commercialisation des semences ou des plants. Les lots sont dûment étiquetés, ce qui permet de remonter jusqu'au producteur en cas de problème, et de contrôler les contrefaçons par la même occasion.

Les essais agronomiques et la vulgarisation

La gamme de cultivars évolue de plus en plus vite, et la plupart se ressemblent, car ils répondent aux mêmes exigences de production et d'utilisation. L'agriculteur ne peut pas tous les tester pour savoir lequel lui permettra de dégager une marge un peu plus forte dans les conditions où son exploitation est placée (climat, sol...). C'est pourquoi les centres techniques et les coopératives ont mis en place un réseau dense de champs expérimentaux où, année après année, on compare toute une gamme de cultivars, en leur appliquant diverses méthodes de culture. Les agriculteurs peuvent ainsi voir eux-mêmes quels sont ceux qui leur conviennent le mieux.

Évolution génétique des animaux domestiques

Geoffroy Saint-Hilaire (1861) a été l'un des premiers à faire l'inventaire raisonné de nos animaux domestiques et à retracer l'origine de leur domestication. Le problème n'est en effet pas simple. De tous temps, les hommes ont chassé les animaux sauvages, et ont cherché à les favoriser en aménageant l'espace. Il est souvent difficile de préciser où et quand sont apparues les premières races primitives. A l'époque contemporaine, le cas du renne est exemplaire. En effet, troupeaux sauvages et troupeaux domestiques coexistent. Les Lapons suivent les rennes sauvages dans leur migration. A l'occasion, ils les aident à traverser des fjords sur des bacs. On sait que les Amérindiens suivaient aussi les troupeaux de bisons, et ce type de relation avec l'animal a dû exister longtemps en Europe avec les bovins sauvages.

De nos jours, certaines espèces présentent encore un rameau sauvage dont on peut cartographier la répartition. Mais bien souvent, celle-ci s'est considérablement réduite par rapport à celles que ces espèces connaissaient avant le Néolithique. D'autres espèces ont d'ailleurs disparu dans la nature, du fait de la surexploitation des troupeaux sauvages et de la progression de l'agriculture, qui rend conflictuelle la cohabitation de l'homme avec les grands herbivores. Les données de l'histoire et de l'archéozoologie permettent d'avoir une idée de la répartition initiale de ces espèces (cartes 6 et 7).

La domestication quant à elle semble s'être réalisée dans des centres géographiquement définis, d'où les premières races auraient migré au cours des millénaires, non sans quelques brassages génétiques avec les populations sauvages, brassages que l'on connaît encore actuellement entre le porc et le sanglier.

Ainsi pour le mouton, Lauvergne (1987) a pu distinguer trois vagues de migration en provenance du Proche-Orient. La première concernait des moutons à queue courte et toison soumise à la mue. La seconde portait sur des moutons à queue longue et fine et à toison lainée ne muant pas. Quant à la troisième vague de moutons à queue grasse, elle n'a guère atteint l'Europe. Ce scénario de peuplement expliquerait la répartition actuelle des populations traditionnelles en auréoles plus ou moins concentriques.

De nombreuses études sont nécessaires pour reconstituer l'origine et mieux comprendre la structuration géographique de nos races. La biologie moléculaire apporte de nouveaux arguments. L'étude du polymorphisme de la caséine montre par exemple que la vache Normande est la seule race française à présenter l'allèle A1 de la caséine ß, qu'on retrouve chez le bovin créole et le zébu de Madagascar. Il reste à comprendre pourquoi.

Au cours de leur évolution, les animaux ont pu subir des événements génétiques particuliers. Ainsi, les bovins corses présentent une anomalie chromosomique très gênante pour les éleveurs, puisqu'elle se traduit par un fort taux d'avortements naturels. En effet, deux chromosomes se sont soudés en un chez certains animaux, ce qui pose des problèmes dans les croisements entre animaux qui n'ont pas le même nombre de chromosomes. On assiste là à l'installation d'une barrière menant à l'isolement reproductif et à terme à la spéciation.

Les populations traditionnelles

Si les populations traditionnelles ont peu à peu disparu d'Europe, on en trouve encore dans la plupart des pays du Sud, où les troupeaux ovins ou bovins montrent des animaux de couleur ou de cornage différents. Les accouplements y sont le plus souvent libres, bien que les éleveurs aient commencé très tôt à isoler et choisir soigneusement les mâles, comme dans l'espèce bovine.

Ces populations traditionnelles sont très hétérogènes génétiquement, et les éleveurs peuvent d'ailleurs favoriser les variants qui apparaissent, en fonction de leurs préférences personnelles.

Un cas extrême est constitué par les populations marronnes, qui sont retournées à l'état sauvage après leur abandon par l'homme, ou ont été délibérément relâchées pour l'approvisionnement des marins. C'est le cas des populations de moutons ou de chèvres de certaines îles océaniques. Chez nous, le mouflon de Corse pourrait être une population de mouton domestique du Néolithique revenue ensuite à la vie sauvage.

Les races à standard

L'apparition des races à standard relève d'un processus conscient de groupes d'éleveurs dès le xviiie siècle en Angleterre, et au cours du xixe siècle en France. Ces groupes se sont créés pour gérer des livres généalogiques, et ont défini ce qu'ils entendaient comme le type idéal de la race, en couleur et conformation. A chaque génération, seuls les individus correspondant au type étaient retenus pour la reproduction. Ces éleveurs ont ainsi exercé ce que les généticiens appellent une sélection massale, mais il faut noter que celle-ci ne s'appliquait qu'à des caractères visibles. Sans le savoir, les éleveurs n'avaient aucune action sur les caractères non visibles. Cet effort de normalisation a été d'autant plus lent qu'il fallait éviter la consanguinité, au contraire de ce qui se pratique chez les plantes.

Cette conception de la race correspondait à une volonté de rationalisation de l'élevage, et a été adoptée par l'administration, qui l'a utilisée jusqu'à nos jours comme support de l'affectation des crédits publics pour l'amélioration génétique. Cette vision administrative a eu un effet curieux : les populations qui n'entraient pas dans ce schéma ont été réputées ne pas exister, et les inventaires de races les ignoraient. La politique officielle impulsée par Quittet depuis 1950 prônait le regroupement des races et leur spécialisation (Audiot, comm. pers.). La loi sur l'élevage de 1966 organise l'amélioration génétique qui s'appuie sur des « unités de sélection et de promotion de race » (UPRA), sous le pilotage d'une commission nationale (CNAG).

La race comme phénomène social

Si les races animales ont une base biologique, on est vite amené à conclure qu'elles sont aussi le produit de l'action de groupes sociaux dont les éleveurs forment le noyau dur. Historiquement, on a désigné les races par leur origine régionale, considérée comme le berceau de la race. Les différences de couleur et de forme ont servi à distinguer les animaux dans les transactions commerciales. On avait ainsi des « marques régionales » avant la lettre, qui ont joué un rôle dans la concurrence entre régions.

Ces races régionales ou locales s'inséraient dans des terroirs et des systèmes de pratiques d'élevage, avec leur dimension ethnologique aussi bien que technique. Cette relation très forte entre une race et un agrosystème explique que la revendication de la conservation d'une race locale va souvent de pair avec la volonté de « vivre au pays » et de maintenir un patrimoine culturel, fondement d'une identité locale.

Une autre particularité des races animales est le rôle de certaines personnes, dont l'histoire nous a souvent laissé le nom, dans la sélection des races (on parle alors de leaders de race) ou leur création. Ainsi, Bernadette Lizet (1989) a montré que le cheval noir du Nivernais avait été créé il y a un siècle seulement sur la base de critères esthétiques : ce cheval devait être noir, par opposition à la vache charolaise qui est blanche. Race moderne du xixe siècle créée par un petit groupe de propriétaires terriens, le cheval Nivernais est maintenant perçu comme un emblème du patrimoine régional. Cette « manipulation » des races, loin d'être une exception, est particulièrement active chez les éleveurs sportifs de volaille ou de pigeons.

On voit donc que l'on ne peut parler de la race uniquement en termes biologiques ou techniques. Elle se situe aussi au cœur d'un réseau de relations sociales, et de ce point de vue, une politique de conservation doit associer indissolublement son intérêt biologique et culturel. Alors que certains allèguent la confusion sur la notion de race pour ne rien faire, nous préférons nous réjouir de l'intérêt que suscite dans l'opinion ce patrimoine. Il nous faut certes apprendre à gérer la complexité, en sachant à chaque fois ce que nous faisons.

L'approche génétique

La génétique quantitative étudie les caractères qui varient de façon apparemment continue et que l'on présume dus à de très nombreux gènes non identifiables. L'existence et l'effet de ces gènes sont appréciés par des calculs de probabilité, ce qui fait qu'un programme de sélection exige de grandes quantités de données traitées mathématiquement (Ollivier, 1981).

En fait, la génétique quantitative est largement utilisée aussi bien chez les plantes que chez les animaux. Mais chez les gros animaux, le coût d'un individu et la longueur de l'intervalle entre générations ont jusqu'à aujourd'hui constitué des contraintes fortes. Du fait de ces contraintes et grâce à la force des groupes d'éleveurs, l'amélioration génétique a porté sur l'ensemble du troupeau, que l'on a cherché à améliorer progressivement par l'usage de taureaux sélectionnés. Cela supposait le contrôle de l'essentiel des effectifs, l'accord des éleveurs sur les objectifs de sélection et la mise sur pied d'un système très lourd de contrôle des performances des vaches, en particulier le contrôle laitier. Cette lourdeur du dispositif est probablement l'une des causes de la mise à l'écart d'un grand nombre de races, car il aurait été impossible de soutenir l'effort pour toutes. Enfin, pour les caractères quantitatifs comme le rendement en lait ou en carcasse, on disposait à l'intérieur des grandes races d'un réservoir de variabilité suffisant pour ne pas avoir besoin d'utiliser les races mineures.

A l'inverse, la génétique factorielle étudie les caractères qui sont dus à un faible nombre de gènes, comme la couleur, le cornage ou de nombreux autres caractères morphologiques. On peut déterminer assez facilement la présence ou l'absence de tel ou tel allèle dans une souche, ce qui facilite leur conservation et leur transfert. Cette approche a été surtout utilisée pour les petits animaux.

L'insémination artificielle et la transplantation d'embryons

La maîtrise de la conservation à long terme du sperme de taureau a constitué dans les années 1950 une phase décisive dans l'histoire de l'amélioration génétique de l'espèce bovine. Elle permet en effet de multiplier considérablement le nombre de doses de sperme utilisables pour un taureau donné. Ces doses peuvent être transportées facilement au loin dans des bidons d'azote liquide. Enfin, on a le temps de calculer le gain génétique apporté par un taureau (y compris sa valeur laitière !) en mesurant les performances de ses filles. Le sperme peut attendre dans l'azote le résultat des calculs, et être utilisé bien après la mort du taureau. Ces facilités ont entraîné la généralisation de l'insémination artificielle, et la diminution considérable du nombre de taureaux reproducteurs, que l'éleveur peut choisir sur catalogue.

L'insémination artificielle a permis des gains génétiques rapides et importants, mais ses risques ont commencé à être perçus très tôt. Il a fallu suivre précisément la généalogie des vaches pour éviter de les inséminer avec le même taureau et d'avoir des problèmes de consanguinité. Avec le temps, ce problème peut se poser de façon plus globale au niveau de toute une race, et nécessite un suivi particulier.

La transplantation d'embryons, technique bien plus récente, accroît encore plus le risque d'uniformité génétique. Cette technique, rendue possible par la maîtrise de la culture des embryons in vitro et de leur congélation, permet en effet de cloner les embryons des vaches les plus performantes, et de les faire porter par d'autres vaches. L'uniformisation génétique porte alors sur les deux sexes, au contraire de l'insémination artificielle qui n'agit que sur le sexe mâle.

Bien maîtrisées pour l'espèce bovine, ces techniques sont peu à peu disponibles pour les autres espèces.

L'utilité de ces techniques performantes est incontestable. Accroissant notre pouvoir sur la nature, elles nous obligent néanmoins à assumer une responsabilité plus grande. Il faudra suivre de près l'évolution de la diversité génétique, même dans les grandes races.

L'essor du génie génétique

Avec l'essor de la biologie moléculaire, on est en mesure d'isoler des gènes d'une espèce et de les transférer dans une autre. On commence à envisager d'utiliser des animaux déjà bien connus comme la vache ou le lapin pour leur faire produire des substances d'intérêt médicinal ou industriel. Ces substances pourraient être collectées facilement dans des fluides comme le lait ou le sang. Les travaux de génie génétique sont ainsi à l'origine de collections de souches bien identifiées, et en particulier de souches transgéniques. C'est là un développement nouveau de la valorisation et de la conservation des ressources génétiques animales, dont l'avenir dira s'il conforte la conservation classique des races.