Biodiversité à l'ordre du jour (chapitre 1, Chauvet et Olivier)
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« L'homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par son insouciance pour l'avenir et pour ses semblables, semble travailler à l'anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction de sa propre espèce. En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, pour des objets qui satisfont son avidité du moment, il amène rapidement à la stérilité de ce sol qu'il habite... On dirait que l'homme est destiné à s'exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable. »
Sommaire
A l'occasion du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, en juin 1992, le grand public a fait connaissance avec un mot nouveau : biodiversité. Alors que chacun avait entendu parler de l'effet de serre et de la couche d'ozone, cette « biodiversité » suscitait l'embarras de nombreux commentateurs, les mieux informés préférant parler de la préservation des espèces animales et végétales. Et pourtant, les discussions sur la biodiversité avaient débuté il y a plus de dix ans dans les cercles scientifiques et onusiens. Elles gardaient une certaine confidentialité, et n'attiraient guère l'attention des décideurs et des journalistes.
Et voilà qu'à Rio, les États-Unis annonçaient leur refus de signer la Convention sur la biodiversité pour ne pas gêner leur industrie des biotechnologies. Grâce aux déclarations fracassantes du Président George Bush, la biodiversité accédait subitement au rang des sujets majeurs de conflit politique Nord-Sud. Et les biologistes écoutaient perplexes la chronique d'une ruée vers l'or annoncée, mais d'un nouvel or vert que se disputaient des firmes biotechnologiques pressées de tout breveter et des pays du Sud qui avaient découvert la nouvelle panacée pour sortir enfin du sous-développement.
De quoi s'agit-il donc, et pourquoi cette attention soudaine ? Précisons tout d'abord que biodiversité est un synonyme de diversité biologique. Sous cette notion très globale, on entend la diversité que présente le monde vivant à tous les niveaux :
- la diversité écologique ou diversité des écosystèmes ;
- la diversité spécifique ou diversité interspécifique ;
- la diversité génétique ou diversité intraspécifique.
Ces distinctions ont l'avantage de la commodité, mais il faut se garder de les considérer comme absolues. La biologie moderne tend à effacer les différences entre diversités spécifique et génétique. Et surtout, tous ces niveaux entretiennent des relations complexes, ce qui justifie l'emploi d'un mot nouveau pour désigner l'ensemble. Poursuivant la réflexion, les auteurs de la Stratégie mondiale pour la biodiversité (WRI, UICN et PNUE, 1992) ont proposé de considérer un quatrième type de diversité : la diversité culturelle des populations humaines. En effet, nos cultures dépendent des plantes et des animaux dont nous disposons, des milieux où nous vivons, et en échange, les peuples ont modelé le monde vivant en fonction de leurs préférences culturelles.
La biodiversité doit faire l'objet d'une approche globale, intégrant ces trois (ou ces quatre) niveaux. Une des difficultés majeures réside dans le fait que ces niveaux sont habituellement pris en charge par des groupes sociaux relevant de disciplines diverses, ayant des points de vue et des pratiques différents, et s'ignorant souvent. En conséquence, on a parfois l'impression que ceux qui participent au débat ne parlent pas toujours de la même chose. Pour arriver à cette approche globale, il faudra beaucoup d'efforts et d'information, et pourquoi ne pas le dire, un peu de culture scientifique.
La diversité des espèces
L'étude de la diversité des espèces est de loin l'approche la plus ancienne, la première tâche des biologistes ayant été de faire l'inventaire des espèces vivantes. Cet inventaire, comme l'on sait, est loin d'être terminé, surtout dans les régions tropicales. La systématique est une discipline en crise au niveau mondial, et plus nettement en France que chez ses principaux partenaires. Les spécialistes font défaut pour de nombreux groupes d'êtres vivants. Certains d'entre eux, comme les micro-organismes, sont largement méconnus. Par ailleurs, le traitement de masses énormes d'information nécessite la mise en place d'outils performants (bases de données) pour rendre cette information accessible. Enfin, ce sont des milieux entiers comme les fonds marins que l'on vient de découvrir.
La gestion des espèces est le domaine des naturalistes de terrain, zoologues et botanistes, et des jardins botaniques et parcs zoologiques. On y rencontre aussi les protecteurs de la nature, au moins dans les secteurs qui mobilisent le plus l'attention : les oiseaux et les gros mammifères pour l'essentiel, les plantes n'étant guère représentées que par les orchidées ou les cactus.
La diversité génétique
A la base de la diversité génétique, on trouve la diversité des gènes et de leurs associations. Au sein d'une espèce, ces gènes caractérisent des groupes d'individus que l'on nomme suivant les cas des populations, des écotypes, des provenances, des variétés, des chimiotypes, des races, des souches... La diversité génétique est à la source des capacités d'évolution des espèces vivantes dans la nature. C'est également elle qui permet aux hommes de modeler les espèces domestiques en fonction de leurs besoins.
L'intérêt pour les variétés cultivées est très ancien dans le cas de certaines plantes comme les arbres fruitiers ou les fleurs. De nombreux groupes d'amateurs continuent cette tradition, à laquelle s'ajoute le sentiment que cette diversité créée par l'homme représente un patrimoine culturel. Quant aux chercheurs en amélioration des plantes ou des animaux, la diversité génétique est leur matériau de travail. La compréhension de la structure et de l'évolution de cette diversité est devenue un domaine de recherche très actif, que l'on appelle les ressources génétiques.
La diversité des écosystèmes
La diversité des écosystèmes concerne aussi bien les macro-écosystèmes, au niveau de régions, voire de pays ou de continents, que les micro-écosystèmes, au niveau d'une forêt ou d'un pré. Les écologues s'efforcent de mettre en lumière les relations fonctionnelles entre populations d'êtres vivants, et de connaître la structuration des écosystèmes dans l'espace et leur évolution dans le temps.
Outre les écologues, la gestion des écosystèmes concerne bien entendu les responsables de zones protégées, les forestiers, les agronomes, mais aussi tous les acteurs de l'aménagement du territoire. A ce niveau, l'évolution de la biodiversité rejoint les autres problèmes d'environnement que sont les pollutions et les changements globaux.
La biodiversité, un enjeu de société ?
L'utilité de la biodiversité est apparue avec l'essor des connaissances biologiques, mais comme pour l'air et l'eau, il a fallu la prise de conscience des limites de ces ressources et des menaces qui pesaient sur elles pour qu'elles deviennent un enjeu de société.
La biodiversité est utile à divers titres. Le prélèvement dans la nature (cueillette des plantes, abattage d'arbres, chasse et pêche) a représenté la première forme d'utilisation des êtres vivants, que ce soit pour notre alimentation, nos vêtements, nos outils, nos médicaments ou notre agrément. La domestication a représenté une étape essentielle, qui a amené l'homme à modeler génétiquement les espèces domestiques, mais aussi à transformer profondément les écosystèmes.
Depuis un siècle, on a appris à utiliser diverses formes vivantes pour intégrer certains de leurs caractères génétiques dans des variétés plus productives. L'importance de ce que l'on appelle maintenant les ressources génétiques n'a fait que croître avec l'essor des techniques. On s'intéresse aux formes sauvages apparentées aux espèces domestiques, et avec le génie génétique, toute forme vivante devient une source potentielle de gènes.
Les espèces vivantes sont aussi des modèles biologiques. Leur étude permet de reproduire par synthèse des processus ou des substances qui nous intéressent. C'est le cas de l'aspirine.
La biodiversité a également une valeur écologique. Elle joue un rôle important dans le fonctionnement des écosystèmes, où se déroulent des processus essentiels à la vie humaine : régulation des eaux, lutte contre l'érosion, maintien de la qualité des sols, pollinisation des cultures, recyclage des déchets...
La valeur récréative de la biodiversité se manifeste par l'intérêt que voient les promeneurs à se déplacer dans de beaux paysages, et les vacanciers à découvrir des milieux curieux ou exotiques. A ce titre, la biodiversité fait aussi partie de notre qualité de vie.
Une érosion rapide
Tout au long de l'évolution, des espèces ont disparu, et les temps géologiques ont été ponctués de vagues d'extinction massive, le cas des dinosaures étant le plus connu. Mais depuis plus d'un siècle, on a la preuve que l'homme est la cause directe ou indirecte de la disparition de nombreuses espèces. Le rythme actuel des extinctions est supérieur de plusieurs ordres de grandeur à celui de l'apparition de nouvelles espèces par spéciation.
Quant aux espèces domestiques que nous utilisons, leur érosion se manifeste à trois niveaux : le nombre d'espèces utilisé diminue, ainsi que le nombre de races et variétés, et la diversité génétique à l'intérieur de ces races ou variétés.
Les causes de cette érosion sont nombreuses. Sous nos latitudes, nous observons les effets de nos sociétés modernes, où les activités humaines prennent de plus en plus de place, qu'il s'agisse des villes, des stations de ski ou des marinas, des routes ou des voies ferrées, voire des golfs. De plus, l'agriculture intensive tend à simplifier à l'extrême les écosystèmes que constituent les champs. La mondialisation de l'économie répand des modèles de production et de consommation qui reposent sur un nombre très réduit d'espèces vivantes.
Dans les pays du Sud, les effets combinés de la pauvreté et de la surpopulation exercent des pressions considérables sur l'environnement. La colonisation de nouvelles terres est souvent l'exutoire indispensable aux pressions sociales. Il sera illusoire de prétendre préserver la biodiversité sans assurer aux populations locales un développement décent.
Partout, les effets d'une mauvaise gestion se font sentir, qu'elle soit due à la légèreté des responsables, ou à l'incapacité des États à contrôler leur territoire.
Agir sur ces causes dépasse de loin les capacités des secteurs de la protection de la nature ou des ressources génétiques. La biodiversité rejoint ici la problématique d'ensemble de l'environnement, qui nous concerne tous en tant que citoyens.
La conservation
Depuis des siècles, les hommes ont constitué des collections d'êtres vivants, pour les observer ou les utiliser. Certaines techniques sont devenues très performantes. On sait conserver au froid des graines de blé ou du sperme de taureau pendant plusieurs dizaines d'années, voire un siècle. Des techniques sophistiquées sont à l'étude pour étendre cette possibilité à d'autres groupes d'espèces, en combinant la culture in vitro à la congélation dans l'azote liquide.
Ces techniques de conservation ex situ (banques de graines ou d'embryons, jardins botaniques ou zoos, vergers-conservatoires...) ne doivent pas faire illusion. Elles sont surtout utilisées pour les espèces qui ont un intérêt économique ou esthétique, et sont particulièrement adaptées aux formes domestiques. Mais elles permettent rarement de conserver toute la diversité génétique d'une espèce, et surtout, elles soustraient l'espèce conservée aux processus de l'évolution naturelle. La conservation ex situ est aussi à la merci de nombreux aléas : coupures de courant ou de crédits, départ à la retraite de ses responsables, effets de mode...
Ensemble d'outils performants, la conservation ex situ doit s'insérer dans une stratégie globale où la conservation in situ joue un rôle central. C'est par la conservation des milieux que les espèces vivantes pourront continuer à évoluer avec leurs prédateurs et leurs parasites. C'est également la seule façon de conserver les millions d'espèces qui sont trop petites pour attirer l'attention, comme la flore et la faune du sol, et a fortiori toutes celles qui sont inconnues. Quand bien même on arriverait à conserver en collections 10 ou 20 000 espèces, l'effort resterait sans commune mesure avec les millions d'espèces qui peuplent la biosphère.
Les lieux du débat
L'actualité du débat tient à l'inclusion de la biodiversité parmi les thèmes majeurs de discussion de la Conférence de Rio, et à la signature d'une convention internationale élaborée par le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE).
Les perspectives mirifiques offertes par les biotechnologies et les inquiétudes sur les conséquences de la brevetabilité du vivant ont joué un rôle politique considérable dans les débats. On est passé en quelques années d'une préoccupation éthique ou parfois sentimentale de protection de la nature à une vision utilitariste fondée sur le partage des bénéfices supposés de l'utilisation de la biodiversité au travers des biotechnologies.
A un niveau plus scientifique, on assiste à la confluence des préoccupations des spécialistes de deux grands domaines, les ressources génétiques et la protection de la nature. Les spécialistes des plantes cultivées accordent de plus en plus d'attention aux formes sauvages apparentées, qui doivent continuer à évoluer in situ. Par ailleurs, les protecteurs de la nature, qui avaient commencé par protéger de beaux paysages et les milieux les moins influencés par l'homme, sont de plus en plus conscients de l'intérêt des écosystèmes modifiés, et de la nécessité de leur gestion. A des visions statiques et quelque peu idéalistes de la nature vierge succèdent des stratégies de conservation dynamique.
De nombreuses structures internationales sont actives dans ces domaines, et ce, depuis des décennies. Pour les ressources génétiques, il s'agit de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), ainsi que de l'Institut international des ressources phytogénétiques (IPGRI) entre autres. Pour la protection de la nature, il convient de mentionner le rôle pilote du programme MAB (L'homme et la biosphère) de l'UNESCO, ainsi que de l'Alliance mondiale pour la nature (UICN) et du Fonds mondial pour la nature (WWF).
Enfin, l'Union internationale des sciences biologiques (UISB) a élaboré un programme de recherche intitulé Diversitas qui est appelé à fédérer un réseau international d'étude du fonctionnement de la biodiversité.
Il faudrait ajouter les innombrables structures locales, nationales, régionales ou spécialisées, les associations et ce que l'on appelle les organisations non gouvernementales (ONG) dans le jargon onusien. Nombre d'entre elles seront citées dans la suite de ce livre. Au-delà de la cacophonie qui caractérise souvent les débats internationaux, le lecteur pourra ainsi se rendre compte de la richesse des actions concrètes dans les innombrables facettes de la biodiversité. Nous espérons ainsi montrer que ce nouveau mot magique, loin d'être un mot creux pour discours d'initiés, pourrait bien devenir le concept fédérateur de tous ceux qui se préoccupent de l'avenir de notre biosphère, et que chacun peut contribuer à la mesure de ses intérêts et de ses possibilités aux réseaux qui se constituent.