9-4 Alimentation végétale jusqu'à notre pain quotidien (Maurizio)
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Les temps viendront où nous posséderons des clartés biologiques plus parfaites sur le « devenir » de la nature. Nous découvrons déjà aujourd'hui un certain nombre de principes auxquels nous nous conformons. Ils concernent aussi bien le choix de notre nourriture que son changement. Un levier puissant du changement dans l'alimentation est constitué par le perfectionnement des anciens procédés de la meunerie et de la boulangerie. Ainsi l'histoire de l'alimentation végétale peut être ordonnée en séries de découvertes et d'expériences que nous inscrirons provisoirement selon les tableaux des p. 594 et 595 à comparer avec l'exposé qui se trouve à la fin de la deuxième partie du livre.
En beaucoup d'endroits de ce livre on a signalé un processus qui paraît dominer tout le souci alimentaire de l'homme, que l'on peut suivre d'échelon en échelon et que nous appellerons « la loi de développement ». C'est une loi de réduction numérique : les nombreuses plantes qui nourrissaient les ramasseurs primitifs, les nombreuses préparations qu'ils leur faisaient subir se sont réduites numériquement de plus en plus lors des stades plus récents de
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Choix et élimination des plantes | Formes principalea des alimenta |
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Plantes des ramasseurs, particulièrement les graminées à gros fruits, parmi lesquelles certaines tombées en désuétude et oubliées, comme Glyceria fluitans, riz sauvage et autres (de plus, racines amylacées, bulbes et rhizomes amylacés). | État naturel, état cuit, état grillé.
Soupes (décoctions) douces ou acides obtenues par ébullition à l'aide de pierres incandescentes. Bouillies. Graines naturelles ou grillées. |
Passage aux véritables plantes du labourage à la houe : millets, sarrasin (et les autres) ; plantes à bouillies à domaine limité comme TefT, Daguzza, Phalaris canariensis. | |
Plantes de grande culture : millet, maïs, riz, légumineuses, espèces en désuétude ou oubliées de Bromus, Chenopodium, Quinoa, etc. | Plantes à bouillies. Débuts de la fabrication des galettes (pain, bière). Décoctions constituant la transition vers les breuvages alcooliques. Des galettes de diverses sortes dominent dans l'alimentation, avec les bouillies. La cuisson sur des pierres chaudes apparait, à côté de l'ébullition à l'aide de pierres chaudes. On dessèche la bouillie et la galette, il y a des aliments susceptibles de se conserver, tels que le kouskous, et d'autres, pour aboutir aux pâtes alimentaires. Toutes les bouillies et toutes les décoctions ou soupes sont salies de terre ou de sable. |
Plantes à bouillies et à galettes (celles signalées ci-dessus et particulièrement estimées ou d'autres nouvelles : millet, sarrasin, orge, avoine. Débuts de l'agriculture. | De nombreuses sortes de bouillies datant des temps primitifs se maintiennent chez les Indiens, les Slaves, les Germains et autres. Chez les Romains : grains concassés. |
En temps de famine, retour aux anciennes espèces alimentaires : glands, noix oléagineuses, châtaignes, Sorbus aria, Cyclamen europaeum, pommes de terre. | Aliments de misère et préparations remplaçant le pain (Brotersatz). |
Grains mélangés (méteil) : orge, avoine, seigle et froment, avec d'autres grains. Transition vers nos céréales modernes : blé à amidon, épeautre, froment et seigle. | Véritables pains-flans (transition vers le pain). La conservation acide des aliments, remplaçant la dessication, conduit, avec la fermentation alcoolique, à alléger la pâte des galettes. - Usage du levain. Epices et condiments du pain. La teneur en sable des pains-flans s'élève à 2 %, semblable en cela aux futurs pains vrais. |
Le froment et le seigle luttent pour la première place. | Le pain, un aliment d'introduction encore récente chez les Slaves. - Le pain est rare et on l'épargne. On ne cuit le pain qu'à intervalles éloignés. - Emploi de la levure de bière et de la levure sèche. |
Age du pain blanc. | Disparition des épices du pain. Goût pour le pain naturel. |
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a) Pierres à moudre et pierres en écuelle ; taillées sur une face ou sur les deux faces, pour arriver aux « metates » travaillées de tous les côtés et aux « trepieds ». — Ecrasoirs (des plus s!mples aux plus artistiques). | b) Mortiers des diverses formes, avec pilons simples ou pilons en forme de marteau.
Ensuite, transition vers les systèmes à leviers pour mouvoir les pilons, à la main ou au pied. Systèmes réunissant en un ensemble les pilons et les mortiers, moulins à pilons. Moulins à pilons mûs par chute d'eau. |
c) Meules tournantes, d'abord mues avec les mains appliquées sur la meule (?) ou mues par demi-rotation successive dans les deux sens.
Meules tournantes mues à l'aide d'une cheville (poignée) fixée dans la meule. Allongement de la poignée, meules avec barre de rotation. Les deux meules sont logées dans une caisse : moulins à bras. La barre de direction se loge dans un trou de la meule ou dans une boucle de fer sur un anneau de fer entourant la meule. Moulins à bras romains, du moyen-âge, de l'Orient. Moulins de la forme encore généralement en usage et en recul depuis 1860 seulement devant les moulins à cylindres. |
Aucune évolution ultérieure. |
Cuisson dans la cendre | Cuisson en espace saturé de vapeur d'eau | |
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a) Cuisson sur les pierres (pierres à faire bouillir l'eau).
Cuisson sur des plaques, en vannerie, en pierre, en argile, dans des poëlons de fer. |
b) Usage des grils des diverses formes, de l'âge du fer, romains, du moyen âge, des slaves actuels. | c) Cloche à cuire ou pot à cuire. L'humidité propre de la galette sert à alléger la pâte pendant la cuisson.
Dérivé : Continué par : |
Aucun développement ultérieur. |
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l'agriculture. Il en résulte qu'aux époques récentes et évoluées de la culture du sol les plantes cultivées sont peu nombreuses, ainsi que les façons de les préparer. A ce point de vue là, il y a eu un appauvrissement extrême. J'ai établi l'exactitude de cette « loi » aux diverses époques de l'alimentation quand j'ai parlé de l'emploi des plantes alimentaires, par exemple de celles qui étaient employées comme « épinards », comme « asperges », comme « plantes à graisses » [plantes oléagineuses], ou que l'on faisait surir comme « choucroutes ». La pomme de terre a, elle aussi, complètement remplacé un nombre considérable de tubercules et de racines amylacées. Il en a été de même des préparations culinaires. Les soupes, soit douces soit acides, les diverses variétés des bouillies disparaissent, et la choucroute plus encore. Les graines grillées ne sont plus connues. Parmi les pâtes alimentaires, les nouilles de froment se sont seules maintenues. On connaît à peine désormais les galettes (ou flans) et bientôt le pain blanc sera le seul survivant de toutes les variétés du pain.
Mais, en même temps que ces changements avaient lieu, les fruits des graminées prenaient dans l'alimentation une place absolument dominante par rapport à toutes les autres substances végétales. A volume égal, ils contiennent plus de substances nutritives que n'importe quelle autre matière végétale. Les découvertes et les essais, si riches de conséquences, qui datent des temps primitifs et qui sont exposés dans le tahleau qui précède, ont abouti à notre céréale à pain actuelle et à la meilleure méthode de meunerie et de boulangerie, sans que les temps historiques aient rien pu y ajouter de foncièrement nouveau ou de meilleur. Ces progrès nous ont conduits d'un mets mêlé de cendres et de sable à un mets sans sable et pauvre en cendres. Abstraction faite de tout le reste, la soupe contient 80 à 93 % d'eau, ainsi que nous le montrent les analyses dont les résultats ont été donnés. Une bouillie épaisse dans laquelle la cuillère tient debout en renferme encore 70 %. Suivant que la galette est simplement une bouillie épaisse ou bien qu'elle est très cuite ou grillée, elle contient de 40 à 60 % d'eau. Les pains-flans en renferment généralement 60 % et presque jamais moins de 55 %. Le pain de seigle grossier, comme, par exemple, l'ancien pain du soldat prussien, avait réglementairement une teneur en eau de 54 %. Le pain de froment fait de farine blutée à 85 % ou plus fin encore, ne doit contenir que 39 % d'eau, d'après le réglement suisse, mais souvent, il en contient moins, selon sa taille ou sa grosseur, et jusqu'à 27 %. Schweinfurth a fait remarquer avec raison le peu d'importance qu'ont quatre
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mille ans de culture dans l'histoire d'une espèce végétale utilisée. On peut en dire autant des progrès techniques aux époques primitives. Ajoutons qu'il est tout à fait vain de vouloir attribuer poétiquement à l'un quelconque des peuples modernes (germains, slaves ou latins) des capacités d'invention particulières, et de vouloir découvrir un « peuple élu ». Tous les peuples primitifs ont contribué aux progrès de l'humanité.
De longues périodes ont permis la totalisation d'expériences qui sont plus anciennes que les plus antiques témoignages linguistiques. Des sens non déviés encore par les abstractions du langage, aiguisés par un commerce avec la nature non encore domptée, étaient à l'œuvre et les peuples sauvages n'ont pas travaillé seulement avec leur tête et avec leurs mains. Leurs pieds et leurs dents leur servirent aussi d'outils. Citons des exemples. Les analyses découvrent souvent 2 % de sable dans les galettes et les pains-flans. Les aliments plus anciens, bouillies et soupes, en étaient encore plus salies, bien que nous ne possédions pas de documents sur leur teneur en sable. Mais à cela s'ajoute aussi l'usure fraprante des dents chez beaucoup de peuples sauvages, chez des peuples qui, en général, faisaient la cuisson dans la cendre ou le sable brûlant (Basedow, von Kœnigswald, etc.). Chez les sujets âgés les surfaces de mastication sont polies par suite de la présence de ce sable et de cette cendre. Les dents servent comme secours dans tous les travaux nécessitant des outils. A ce propos nous devons le renseignement suivant à Fr. et P. Sarasin. Pendant leur voyage il y eut un jour un conseil. Ils s'arrangèrent pour donner des places assises aux princes indigènes dans la mesure du possible, Une de leurs caisses à pétrole servit, elle aussi, de siège. Des clous dépassaient et ils ne possédaient pas de pinces. Alors un vigoureux gaillard s'y employa avec ses dents et en se servant de la mâchoire inférieure comme de levier il les enleva l'un après l'autre vite et aisément. Ce que nous ramassons avec nos mains, l'Arabe le prend très facilement avec son pied et il évite ainsi de se courber. Les pieds travaillent à toutes besognes et très habilement, par exemple pour tresser l'osier dans la fabrication des paniers. Aussi les pieds sont-ils soignés plus attentivement que les mains elles-mêmes. (Riggenbach). Tels furent aussi les outils des temps primitifs [1].
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- ↑ Königswald (Oust. von), Globus, 94, 1908, 219 ; Basedow (H.), Zeitscr. für Ethnologie, 1910. Jg. 42, 195 ; Idem, Naturw. Wochens., 1915, N.F. Bd. XIV, 407 ; Sarasin (P. et Fr.), Reisen in Celeben, Wiesbaden, 1905, Bd. II, 11 ; Riggenbach (Nicolaus), Erinnerungen eines alten Mechanikers, Basel ; R. Reich, Abgekürzt. Ausgab. Ver. z. Verbreitung guten Schriften., Hft. 19, Basel, 1893, 81 ; Ranke (J. von), Die Ernähr. des Menschen, München, 1876 ; Mosso (Angelo). Vita moderna degli Italiani, Milan, 1912.
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Une grande partie des peuples sauvages continue de mener une existence misérable en s'éteignant peu à peu et en restant au stade du ramassage, stade dont nous reconnaissons les traces ineffaçables chez nous-mêmes aux époques de disette. Les années de famine nous ont donc procuré à ce point de vue des renseignements importants sur un mode d'existence oublié depuis très longtemps.
Nous vivons à l'époque de l'organisation dans la culture des céréales. Cette culture a donné aux pays une population d'autant plus dense et une alimentation d'autant plus abondante qu'on a pratiqué cette culture plus intensivement. C'est à peine s'il existe de nos jours de grands pays oû l'on cultive exclusivement les plantes à bouillies. Mais, là où l'agriculture et le pain n'ont pas encore pénétré, il est tout à fait souhaitable qu'ils pénètrent, qu'il s'agisse des chasseurs ou des bergers ou des mangeurs de bouillies actuels. Cela est désirable juste au même titre que jadis pour les ramasseurs et mangeurs de bouillies primitifs, en tant qu'il s'agit du moins des régions tempérées. Cadet de Vaux a recueilli les paroles (souvent citées depuis) que prononça un chef indien s'adressant à sa tribu et où passe une lueur de la pensée que nous venons d'exprimer. Il s'exprima ainsi: « Ne voyez-vous pas que les blancs vivent de grain tandis que nous vivons de chair ? qu'il faut à la viande plus de trente mois pour pousser et que souvent elle est rare ? que chacun de ces grains merveilleux qu'ils sèment dans la terre leur est rendu plus qu'au centuple ? que la viande dont nous vivons a quatre pattes pour se sauver et que nous n'en avons que deux pour la rattraper... Avant que les cèdres de notre village soient morts de vieillesse, la race des petits semeurs de grain aura détruit la race des mangeurs de viande, à moins que ceux-ci ne se décident à semer. » Ces mots sont l'expression du désir d'être aussi heureux que les autres et l'aveu qu'il est impossible d'y arriver.
Mais il n'est pas rare que l'histoire nous montre le contraire et que des peuples de niveau inférieur aient détruit des civilisations supérieures. Souvent les mangeurs de bouillies, de galettes et les ramasseurs ne purent vaincre les éleveurs de céréales qu'à la faveur des circonstances lorsque, par exemple, ces derniers furent paralysés dans leur activité par des exigences excessives quant aux raffinements de l'existence. Âlors les rassasiés ne purent résister à l'assaut de ceux qui avaient faim. Ce n'est pas sur le raffinement des mœurs qu'il faut compter pour éloigner un danger. L'histoire
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de l'alimentation nous montre un des aspects d'un combat qui ne peut prendre fin que par le rassasiement et qui ne souffre aucune diversion, aucun faux-fuyant, aucune phraséologie lénitive.
Que de fois c'est la recherche de terres cultivables, de pâturages ensoleillés, de champs de céréales, qui déchaîna les guerres ! Seule une petite partie de l'humanité s'est élevée a la civilisation de la nourriture céréale.
Pour nous la nourriture à base de céréale repose sur le seigle et sur le froment. L'Europe a transporté dans les autres parties du monde (dans la mesure où elle les colonisa), sa façon de couvrir ses exigences vitales et en même temps elle a transporté ses produits et sa technique. Les routes commerciales dépassent la colonisation proprement dite et se sont développées jusque parmi les peuples non civilisés. La question du pain sera-t-elle aussi une question vitale pour les peuples si anciennement cultivés de l'extrême Orient ? Cela est douteux. Une heureuse destinée a permis, à vrai dire, aux peuples de l'Europe occidentale et moyenne d'atteindre le degré des céréales à pain. Le désir de pain leur est particulier. Pour eux, le pain est « tout ». C'est le présent du ciel. Mais l'estime qu'ils ont du pain a existé (nous en avons des preuves), en d'autres temps, pour d'autres aliments d'origine céréale et même pour toute nourriture nationale. Pour les uns, c'est sur le froment que se fonde le bien de l'humanité, pour les autres c'est sur le riz, le maïs ou l'avoine. La bouillie est « la mère » du peuple russe. Il est probable qu'aux temps primitifs on plaçait aussi haut le millet, le sarrasin et d'autres plantes. Nous ne devons pas tirer vanité d'avoir été élevés dans notre maison paternelle avec du pain blanc ou au moins avec du pain noir, puisque des peuples de mœurs raffinées ne connaissent pas encore le pain de nos jours et que des civilisations qui ont eu leur époque de splendeur sont tombées en décadence sans avoir jamais abandonné les bouillies. Que peut donc faire la petite différence du pain noir au pain blanc dans des alternatives d'une aussi considérable amplitude. L'alimentation céréale devient, peu à peu, de plus en plus fondamentale en Europe. L'usage s'en généralise. Les nombres suivants en sont un témoignage. Ils sont calculés toujours d'après le pain de la qualité moyenne et la céréale la plus usuelle dans le pays, et par tête d'habitant et en kilogrammes[1].
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- ↑ Hygienischen Rundschau, 18, 1908, 743. Cf. : Engelbrecht u. Crook. loc. cit. ; Musset (René), Le blé dans le monde, 2e éd., Paris, Berger-Levrault, 1923, 195 p. avec carte (indications sur la consommation du blé jusqu'en 1914).
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1890 | 1907 | |
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France | 258 | 254 |
Danemark | 256 | 287 |
Belgique | 240 | 274 |
Allemagne | 211 | 230 |
Suisse | 205 | 212 |
On voit facilement que ces pays sont des pays consommateurs de pain à proprement parler. D'autres comparaisons remontant à des époques plus anciennes se trouvent dans l'ouvrage d'Engelbrecht et dans ses statistiques. Pour d'autres pays, on connaît seulement les chiffres de l'année 1907 : Portugal 107 kgs, Autriche 155, Russie 177. Nous n'avons pas d'indication pour l'Angleterre, mais, par contre, on trouve indiquée en livres anglaises la consommation de froment et farine de froment :
1840 | 1881 | 1901 |
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42,47 | 216,92 | 247,08 |
Les Latins et les Anglo-Saxons entendent toujours par « pain » le pain de froment. Mieux encore, c'est le froment qui est à leurs yeux la céréale de la race blanche. Si nous leur accordons ceci, la seconde place restera toujours pour le seigle. Il n'est pas possible de délimiter exactement les domaines du pain noir et du pain blanc puisqu'ils ne coïncident pas en moyenne avec les zones de culture du seigle et du froment. La frontière orientale du pain blanc est la région du Rhin. A partir de là, particulièrement dans les villes, le pain mixte est habituel. On en consomme en Alsace. En Bavière il est tout-à-fait général avec 2/3 de seigle et 1/3 de froment. Il en est de même dans le Wurtemberg où le pain de seigle pur est relativement peu employé. Dans les pays de l'ancienne Autriche, on consomme de plus en plus le pain mixte. Le pain noir est en régression. Celui-ci s'étend en Allemagne au delà de l'Elbe et de l'Oder et occupe toute la Russie du Nord. Mais, au delà de la Vistule, dans la direction de l'est, la bouillie apparaît et on trouve là des régions où existent côte à côte la bouillie, la galette et le pain noir. Plus loin encore vers l'est, la bouillie devient la principale forme de la nourriture céréale. Le froment pénètre aussi par le midi dans les pays de l'ancienne Autriche, en Allemagne et en Russie. Il est encore plus difficile de fixer la frontière méridionale du pain blanc. La limitation des mangeurs de bouillies est encore plus indécise. Si on additionne tous les domaines du pain, on arrive à un total de 450 à 500 millions de mangeurs de pain, nombre d'accord avec la dernière estimation de Musset (1924). Il s'agit donc d'un quart des hommes environ. Ce nombre est exa-
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géré. Il se peut que Crookes, qui arrive à 430 millions environ, soit plus près de la vérité. Mais on compte comme mangeurs de pain beaucoup de peuples chez lesquels c'est la bouillie qui domine, par exemple, beaucoup de Slaves, d'Italiens, d'Américains du nord. Il ne faut pas oublier que manger du pain trois fois par jour n'est même pas général en Europe. On compte à peine 160 à 200 millions d'hommes chez lesquels le seul pain est le pain de froment. Mais ce petit nombre est plein d'importance parce que ce sont ceux-là qui ont la direction dans le changement progressif de l'alimentation à base de pain. S'il est possible de prédire quelque chose de certain sur cette transformation, c'est uniquement ceci : l'augmentation du nombre des mangeurs de pain blanc continuera. Depuis la découverte de la gliadine, on commence à comprendre pourquoi l'humanité, dans l'obscure poussée d'un développement millénaire, a élevé à la hauteur d'uniques graines nutritives celles des céréales qui possèdent cet albuminoïde. Mais il reste toujours à imaginer pourquoi le froment a été si spécialement favorisé.
De plus en plus nos pains sont faits de grains qui ne sont pas consommés là où ils sont produits. L'humanité européenne s'est attachée à une seule espèce de céréales. Au travail intensif correspond une nourriture intensive. La technique de la meunerie et l'hygiène trouvèrent bien fondée cette obscure aspiration et reconnurent dans le froment un fruit supérieur à toutes les autres espèces de céréales. Avec cela commencent des temps dont l'avenir peut être envisagé avec confiance. Pour permettre à l'industrie de triompher de n'importe quelle sorte de foi moyen-âgeuse, de n'importe lequel des préjugés moyen-âgeux qui pesèrent jadis sur la destinée des hommes, la collaboration de sciences en apparence étrangères à la question s'est trouvée nécessaire. L'alimentation a dû se conformer aux nécessités de l'activité nouvelle. Pour pouvoir atteler toutes les énergies au char triomphal de l'industrie, il fallait procurer à ces innombrables armées de travailleurs des conditions identiques de vie et de travail sur d'énormes surfaces de pays. Sur cette idée est fondée une idéologie particulière dont nous rencontrons les traces tous les jours. Elle impose à l'homme ce point de vue que son modèle est le « sans-patrie-qui-gagne-de-l'argent » et que toutes les autres tendances ne sont que des chimères. Après la guerre franco-allemande (en 1873) le président Grant indiquait comme but nécessaire d'un monde purement « d'affaires» un état unique et une langue unique[1]. Sans
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- ↑ Burckhardt (Jacob), Weltgeschichtl. Betracht., Berlin, 1905, 208.
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doute Grant ne l'a-t-il pas pris absolument à la lettre, mais il voulut dire certainement que tous les enfants de la terre devaient se transformer en « producteurs », se nourrissant tous de la même façon. Il n'est pas étonnant que cette formule ait été employée en Amérique où les habitants ne connaissent pas les tombes de leurs pères.
On parle volontiers aujourd'hui des besoins sans cesse croissants des forces agissantes. A vrai dire, la bourgeoisie internationale ne peut plus se rendre maîtresse des esprits qu'elle a évoqués. Les prétentions augmentent sans cesse et sans cesse elles sont satisfaites quand elles s'étendent à tout ce qui actuellement constitue le pain quotidien des hommes. Un physiologiste et hygiéniste (Angelo Mosso) confirme ce qui précède par les paroles suivantes : « Une des caractéristiques de la civilisation moderne est l'uniformisation et la régularisation de la nourriture. L'accroissement du bien-être général a permis à beaucoup de pauvres d'avoir une alimentation très peu différente de celle des riches. Le plus grand luxe de la société moderne consiste probablement dans la surabondance générale des aliments. »
Le règne du capitalisme réalisa en peu de décades ce que ne purent réaliser au cours des siècles les moyens au service de la charité chrétienne, ni même tout ce qui fut fait depuis l'origine de l'histoire écrite. Il délivra l'homme de la malédiction divine. L'époque de la dernière grande disette, l'année 1847, concorde pour l'Europe occidentale et centrale avec la reconstruction intérieure des conditions économiques. L'importation des céréales s'accroît à l'infini. L'agriculture augmente sa production dans une mesure qu'on n'aurait pu imaginer auparavant et qui ne trouve ses limites que dans les lois de la vie des plantes elles-mêmes[1]. Il n'est pas étonnant que la surabondance des substances alimentaires apparaisse comme chose toute naturelle aux nouveaux maîtres de la terre et qu'ils s'habituent à considérer l'homme comme un pur mangeur et non comme un producteur de nourriture. Les meilleurs esprits parmi les bourgeois et les ouvriers surestimèrent à l'extrême ce qu'ils avaient conquis et Karl Marx répète dans le premier volume de son « Capital » les paroles dont il se servit en 1847 (3e édition, Zürich, 1883, 8). « La bourgeoisie a augmenté beaucoup le chiffre de la population des villes par rapport à la popula-
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- ↑ East (Edward M.), Die Menschheit am Scheidewelt, trad. allem. de Hélène Schmid, Bâle, 1926, 369, pp. 18 fig. (L'auteur, très documenté, espère que la sélection des plantes de culture bonifiera le rapport de 10 à 20 %. Les hommes, s'ils ne veulent pas entendre raison, pourront donc, à la rigueur, se multiplier encore quelque temps).
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tion des campagnes et arraché ainsi une partie importante de la population à l'idiotie de la vie rurale ». Cette parole a été souvent reproduite depuis par des socialistes (Lafargue, Van der Veld, et autres). Mais, si grandes que nous apparaissent les révolutions accomplies par la bourgeoisie et par le peuple qu'elle a entassé dans les fabriques, quel que soit le gain que représentent l'importation et la distribution des substances alimentaires végétales et l'extrême développement des prétentions et des besoins, tous ces avantages importants ne contrebalancent pas la valeur du travail agricole. Nous sommes redevables à ce travail paysan de toutes les bases de notre bien-être humain. Nous devons tout cela au silencieux travail et à la patience de ceux qui, depuis les temps primitifs, sèment et moissonnent année après année. Le paysannat a résisté à toutes les convulsions des changements critiques de la société. Il a constitué l'élément durable, aussi bien lors de l'écroulement des anciennes classes dominantes que dans l'élévation des nouvelles. Il a survécu à toutes les dévastations des guerres et en manière de défi il a sauvé le « grain de paix » de l'humanité. Une histoire de l'alimentation végétale ne peut se terminer autrement qu'en exprimant la haute estime du paysannat.
Le paysannat survivra certainement à la révolution annoncée par le combat des bolchévistes contre la vieille Russie et le capital international. La Russie révolutionnaire n'a pas pu soumettre le paysan. La lutte contre le village russe est arrêtée. Cela ne signifie pas qu'il y a armistice, cela confirme la victoire du paysan. Nous assistons en Europe à un passage rapide de la grande propriété foncière au régime des petites exploitations. La vieille Europe, fatiguée de batailles, se paysannise et c'est cela seulement qui donnera à l'économie rurale la place qui lui revient dans la vie publique.
Il y a plus de cinquante ans, Burckhardt demandait combien de temps encore l'optimisme capitaliste continuerait à gouverner les esprits. Actuellement cet optimisme a fait place à un état d'âme qui touche au désespoir. Comme lors de la décadence de l'antique Rome, la civilisation a perdu la foi en elle-même, elle s'est renoncée elle-même. Personne n'est là qui défende sans réserve l'ordre de la société. Comme autrefois les meilleurs sont tourmentés par le doute et par le chagrin. Comme autrefois ce sont justement ceux qui ne se trompent pas sur les buts supérieurs de l'existence. Comme jadis, l'humanité se tourne de nouveau vers les producteurs de nourriture longtemps méprisés afin de retrouver la bonne santé dans le travail de la terre.