9-3 Changements graduels du goût (Maurizio)

De PlantUse Français
Aller à : navigation, rechercher
Pain noir et pain blanc
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Alimentation végétale jusqu'à notre pain quotidien

[583]

CHAPITRE III
LES CHANGEMENTS GRADUELS DU GOÛT


La nourriture végétale en usage dans un pays donné est déterminée principalement par la position géographique du lieu. Mais le développement des échanges entre pays lointains, tel qu'il s'est


[584]

accentué depuis cent ans, a diminué dans une certaine mesure cette influence dominante des conditions géographiques. C'est pourquoi peu de chances subsistent pour que continuent d'exister des types d'alimentation de caractère local. On ne peut cependant affirmer qu'ils disparaîtront, car chaque étape de la civilisation a, en chaque lieu, ses goûts particuliers, dans lesquels intervient aussi l'histoire de chaque peuple, son passé, son origine ethnique et aussi l'ancienneté du degré de culture dans lequel il se trouve. Certaines trouvailles posent des problèmes tout particuliers et comme locaux. Citons, par exemple, les énormes quantités de mauvaises herbes de toutes sortes, en ce qui concerne l'époque des habitations lacustres, les graines d'arroche, d'ivraie enivrante, de lychnis des moissons, les énormes amas de châtaigne d'eau dans la cité lacustre du lac de Constance, les amas d'ordures laissés par les mangeurs de millet de l'âge du bronze dans les mines de Hall. On peut penser qu'il s'agissait ici d'esclaves ou de prisonniers de guerre qui, une fois descendus dans les mines, ne revoyaient jamais le soleil. De quels peuples s'agissait-il et quelle était leur nourriture ? Netolitzky a trouvé dans ces amas d'ordures des cheveux blonds et me disait à ce propos, en plaisantant, qu'il s'agissait d'hommes aux yeux bleus. Mais en des temps plus récents, nous avons connu, au moyen âge, la triste existence des esclaves et des serfs. Le servage a duré en Russie jusqu'au milieu du XIXe siècle. En Pologne, au XVIe siècle, le serf était même tenu de fournir les outils nécessaires à la culture des terres de son maître. Puis la suppression du servage et le changement des conditions économiques eurent pour effet de le priver de terres tout à fait. Vers 1772 il ne posséda plus absolument rien et devint un proscrit. Ces temps cruels laissèrent des traces chez le paysan polonais. Comme Wawrzeniecki le dit, il devint, pour ce qui est des choses de la nourriture, un véritable barbare. Il fut plus mal nourri que le chien de son maître. La nourriture devint à peine meilleure quand les paysans commencèrent à émigrer vers l'usine. La situation resta comparable à ce qu'elle était auparavant. La substitution du travail mécanique au travail à la main, du XVIIe siècle au XIXe, livra les esclaves de l'industrie, avec leurs femmes et leurs enfants, à l'arbitraire de leurs maîtres, jusqu'au moment où survinrent les lois protectrices des travailleurs. La nourriture fut en rapport avec cette situation. L'ouvrier possède à présent le suffrage universel, mais s'il choisit son député, il n'a pas encore le choix de sa nourriture, même à présent qu'il se nourrit suffisamment.


[585]

Chaque étape de l'agriculture, chaque façon de vivre des hommes, exerce sur l'homme une contrainte à laquelle il ne peut échapper et qui doit durer un certain temps pour que l'homme s'habitue au mode d'alimentation correspondant, s'y adapte physiologiquement, et en acquière le goût. Dans sa Physiologie du goût, Brillat-Savarin écrivait : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ». C'était une formule qui ne valait que pour des autochtones, dans le degré de culture où ils étaient et dans la sorte de goût lui correspondant. Ceux dont le palais et la langue ont toujeurs été éduqués ont su demander aux mets correspondant à l'état d'évolution de l'alimentation le maximum de ce qu'ils peuvent donner. Mais, évidemment, il y a aussi des gens auxquels l'avantage de l'éducation manque. Dans les choses du goût il y a, de plus, des sourds et des aveugles « car seul l'homme d'esprit sait manger ». Seul ce dernier a eu la nourriture de son temps, celle qui correspond exactement à sa classe sociale. Ce fait d'expérience est si important que le destin des peuples dépend de la façon dont ils se nourrissent. Par conséquent, il est naturel que le même auteur prétende, à propos de l'alimentation en avance sur son temps, que la découverte d'un nouveau plat donne plus de bonheur à l'humanité que celle d'une étoile.

Les hommes ont toujours trouvé que l'alimentation de leur époque était la meilleure.

Les autres aliments, en particulier ceux qui convenaient au stade précédent de la civilisation ne sont plus au goût des hommes. L'homme pense orgueilleusement que ceux qui en ont envie n'ont qu'à s'en procurer par leurs propres moyens. C'est de la même façon qu'on parle du goût d'une époque dans les choses de la littérature et de l'art, quand on croit lui être supérieur. On ne saurait discuter des goûts. On peut encore moins discuter sur celui des autres, sur celui qui est encore nouveau ou sur celui qui est tombé en désuétude. En tout cas, il est plus facile de discuter de ces deux derniers que de celui qui est le goût régnant. Autrement le jugement est faux. Il faut du temps pour apprécier un nouveau goût, il faut de la perspicacité pour rendre justice au goût qui a été abandonné. Dans ces paroles d'un ancêtre de Dante, le manque de perspicacité, ainsi que l'inacceptation des nouveautés sont jugés en bien. L'auteur parle du goût de la façon imagée que voici :

Che se la voce tua sarà molesta
Nel primo gusto, vital nutrimento
Lascera poi, quando sarà digesta
(Par. 17. 130.)


[586]

« Une leçon de sagesse paraît mauvaise, mais profite ». Ou bien elle est abandonnée et oubliée ou bien elle est trop inhabituelle encore.

A ce point de vue très élargi, le goût se présente comme très sûr de lui-même. Sans paroles oiseuses, il rejette ce qui lui est inconnu. Il se protège contre la soudaineté de l'inattendu. Il exprime un jugement sûr et sans appel. Il se refuse obstinément à connaître l'inconnu. Peu importe que cet inconnu soit bon ou mauvais. Mais le goût de l'homme nouveau ou de l'homme qui vient diffère de celui qui a été formé par la série des générations. Ou, exprimé sous une forme plus générale : celui qui tombe ou celui qui s'élève se demande si c'est conforme aux convenances et observe le goût d'autrui. Il doute de sa propre opinion. Il n'a pas de fil conducteur. Il n'est pas du pays. Il n'a pas d'histoire, pas de goût, car il ne sait pas ce qu'il doit tenir pour bon. C'est pourquoi le nouveau-riche se dédommage de son manque de jugement sûr, en matière d'aliments, par l'abondance de sa nourriture. Pour commencer, il veut en avoir son compte. Il se gave. Sa première conquête dans la civilisation, qui est en même temps l'estampille de sa décadence intellectuelle, est une table servie outre mesure. Sa descendance ne s'en remettra qu'au bout de quelques générations. Des groupements de peuples tout entiers peuvent être atteints par la maladie de la bonne chère, comme les Phéniciens et les Romains. En Grèce il y eut des colonies de l'est et de l'ouest (Sicile par exemple) qui étouffèrent dans leur graisse et cela est vrai aussi des tyrans. Mais, dans les temps brillants de l'histoire grecque, il est à peine question des plaisirs de la table, car la chose essentielle dans un repas était la conversation et non pas les sauces. D'après Burckhardt, dès le IVe siècle, il y a un changement important et frappant. Des histoires de cuisine et de cuisiniers deviennent un thème important en littérature. « Nous en apprenons bien plus sur les cuisiniers et sur leurs affaires que par exemple sur les grands artistes de l'époque. Un fait de ce genre est au nombre de ceux qui nous obligent absolument à y réfléchir et à en rechercher les causes ». La gourmandise s'est emparée de la conversation courante. C'est un intérêt vital de premier rang. Elle s'est plantée au premier plan de la poésie. On se trompe sur les fins supérieures de l'existence[1]. En même temps les affaires du peuple grec glissent vers l'abîme et on a l'impression « que la domination complète par les Romains a mis fin aux causes d'anéantissement réciproques et mutuelles ». C'est pourquoi il n'est pas possible de considérer

____________________

  1. Burckhardt (Jacob), Vortr., 1844-1887, Base), 1918, 103-116.


[587]

seulement dans ces excès de table le côté joyeux. « Ils furent une des circonstances qui accompagnèrent, en y contribuant même, la décadence profonde et générale. » En ce sens on peut sans doute les comparer à la récente intoxication de quelques peuples sauvages par les boissons alcooliques.

C'est avec ces réflexions que nous allons abandonner à peine effieuré l'important domaine du goût considéré dans ses directions et celui des erreurs individuelles du goût. Nous sommes passés à quelque chose de beaucoup plus important, à la psychologie du goût chez les peuples et aux divers niveaux de la culture.

Le complexe « peuple » est né avec la nourriture et a été fortement contraint et limité par elle. Celle-ci se transforme à chaque amélioration de la culture du sol, pendant un degré donné de l'évolution et avec le passage d'un degré à un autre. Mais l'un commence une culture du sol là où un autre a souffert la faim. L'immigré apporte la vie, mais en général il ne travaille que pour son propre avantage. L'indigène apprend peu de lui. Ce sont les qualités de l'homme qui sont décisives et, en tout cas, on ne peut reconnaître qu'une toute petite influence à l'imitation. Nous ne pouvons nous instruire qu'en imitant une culture déjà proche de nous. Des voisins appartenant à des degrés différents de civilisation ne se comprennent pas. Les paysans polonais, russes et petits russiens continuent à cultiver le sol aussi mal que leurs ancêtres alors que, séparés seulement d'eux par un ruisseau, ou par le chemin vicinal, les colons allemands cultivent le sol tout autrement depuis deux cents ans et plus. Ils ont une meilleure nourriture, se logent mieux et bâtissent des maisons communales et des écoles. Nous constatons avec étonnement des différences analogues entre régions catholiques et protestantes, en Suisse et ailleurs. Il est difficile d'en découvrir les causes. Mais une chose est certaine : le bon exemple a peu agi. On peut observer en grand la différence des façons de vivre sinon la différence des mieux doués et des moins bien doués à la limite des Russes et de certaines peuplades sauvages de l'Asie, à la limite des Chinois et des Mongols[1], des blancs et des peaux-rouges du nord de l'Amérique. Le Chinois traite le Mongol comme un enfant et, année par année, il s'étend de plus en plus dans la steppe. Le Mongol ignore la bêche et ne retourne jamais une motte de terre. En comparaison l'Europe ne nous offre que des différences peu importantes de peuple à peuple, parce que les différences qu'elles éclairent correspondent seulement à de courts chapitres de l'histoire de l'alimentation. Quoiqu'il en soit,

____________________

  1. Richthoffen (F. von), Tageb. aus China, Berlin, 1907, II, 134.


[588]

où sont donc les temps où chaque province allemande, chaque département français se distinguait par sa nourriture et par ceux qui la consommaient au point qu'elle pouvait servir de signe caractéristique ? De nos jours l'alimentation des citadins devient une nourriture « européenne ». Quelques signes caractéristiques des grandes différences d'autrefois demeuraient encore. C'est ainsi que, pour une grande partie de l'Europe orientale et centrale, le goût qu'on avait pour la soupe était caractéristique. Pendant la dernière guerre les Anglais appelaient les Allemands les « bouffeurs de soupes ». Le Rhin reste encore la limite du pain blanc et du pain noir. Pour ce qui est de la bouillie, je veux dire de l'usage en grand de la bouillie, c'est la rive droite de la Vistule qui sert de frontière. Les soupes acides s'arrêtent à la frontière occidentale de la Pologne. C'est là que se trouve l'hiatus entre la nourriture claire et la nourriture épaisse, en Europe centrale. Il faudrait passer en revue toute l'histoire de l'alimentation végétale pour, comme il convient, exposer ce sujet, puisque, cependant, à chaque chapitre de ce livre nous sommes poursuivis par cette idée : comment un goût en remplace-t-il un autre ? Voici pourquoi, dans ce qui suit, j'énumérerai brièvement des exemples significatifs des changements de l'alimentation et en même temps du goût. Ce rapprochement nous suffira sans nous entraîner dans les détails.

1° Le changement le plus important fut la substitution de substances alimentaires grillées et cuites dans l'eau (première alimentation artificielle) aux substances alimentaires crues (plantes et graisses crues).

2° Les ramasseurs utilisaient un nombre considérable de substances végétales. Le changement qui survint aux époques suivantes fut la diminution du nombre de ces espèces et leur réduction à un petit nombre.

3° L'abandon de la nourriture à base de poisson et de viande, quand elle existait, remplacée par une alimentation surtout végétale, rendit indispensable l'usage du sel de cuisine.

4° Aussi important que le progrès indiqué ci-dessus n° 1, fut le remplacement des plantes de ramassage par des plantes cultivées.

5° Les soupes primitives (douces ou acides), qui étaient des décoctions claires, furent remplacées par des aliments plus épais. Certaines soupes ou décoctions (comme celles des Scandinaves et d'autres) renfermant du sang, les soupes de chénevis, de lin, et les soupes grasses ont presque disparu.

6° Les bouillies, en particulier de millet, d'orge, d'avoine et de maïs furent remplacées par la consommation des céréales à pain


[589]

et, en général, les bouillies (douces ou acides) furent remplacées par des galettes (ou flans) et des pains non levés.

7° Les blés vêtus, l'orge et le seigle furent remplacés par le froment. Mais c'est surtout le seigle qui, finalement, est remplacé par le froment.

8° Les légumineuses se réduisent aux haricots et aux pois. L'usage des légumineuses d'une façon générale est en régression.

9° Les légumes à racines et beaucoup d'espèces à bouillies sont supplantés par la pomme de terre, le riz et le maïs.

10° Le riz, le maïs et le froment sont en compétition. Le maïs est souvent supplanté par le froment.

11° Le levain est remplacé dans la fabrication du pain par la levure, des levures sèches ou comprimées, etc.

12° Le blutage des farines devient excessif. On se détourne du pain de ménage.

13° L'usage absolument récent des boissons alcooliques s'étend. Elles étaient absolument inconnues des primitifs. Les boissons acides sont abandonnées.

14° L'usage des épices du pain diminue.

15° Soit par nécessité, soit par goût, soit par habitude, on utilise des denrées gâtées. A celles-ci appartiennent les saucisses suries, les œufs vieux de plusieurs années des Chinois, la graisse rance-amère, les semoules amères, les céréales putréfiées et le pain moisi.

Les boissons fermentées sont incontestablement des objets d'agrément, mais qui, dans le climat du vin et dans celui de la bière, ont le rôle des véritables moyens d'alimentation. Ainsi, il arrive qu'en France ou en Italie des ouvriers prennent le matin, au lieu de café, un ou deux verres de vin et mangent avec cela du pain ou du fromage. Dans le Piémont et en Savoie, j'ai vu souvent des ouvriers prendre en pareille circonstance un cinquième de litre (« un quintin ») de vin. En Allemagne, mais au repas du soir, la bière et des tartines sont employées de même.

Il est évident qu'au lieu de ramener à quinze, comme on vient de le faire, le nombre des plus importants changements survenus dans l'histoire de l'alimentation on pourrait en énumérer bien davantage. Par exemple on pourrait signaler la faveur qui s'attache aux aliments grillés (qu'ils soient végétaux ou animaux), et il faudrait l'expliquer, ainsi que l'alimentation animale dans les villes. Il faut déplorer vivement qu'un petit nombre de chercheurs seulement s'intéressent à des questions si profondément humaines et qui se relient à la transformation de l'alimentation et du goût,


[590]

surtout en ce qui concerne les commencements des soucis alimentaires. Ces questions ont été effleurées entre autres par Przewalski, Ratzel, Richthoffen. Celui qui les a le mieux comprises est encore Sieroszewski qui nous reste à nommer. Les origines et la variété de l'alimentation des peuples de l'Europe méritent toute notre attention bien que les limites de la question soient étroites.

Ce qui nous renseignerait mieux, ce seraient des observations sur les peuples de la Sibérie vivant de ramassage, de pêche et de chasse ou sur des nomades qui, ensuite, passèrent à l'agriculture. C'est ainsi que les Bouryètes du gouvernement d'Irkhoust passèrent en partie à la culture du sol, tandis que les autres restèrent chasseurs et éleveurs de bestiaux. Nous avons des descriptions détaillées sur un autre peuple, qui n'est devenu agriculteur que récemment[1]. Ce sont les Iakoutes qui, au nombre d'un quart de million, vivent de ramassage, de chasse et de pêche dans le territoire du gouvernement de Iakoust, sur la Lena. Le bon observateur Sieroszewski a étudié chez ces peuples la relation qui existe, d'après lui, entre « alimentation » et « tempérament ». Bien qu'il soit d'avis que les Iakoutes ont probablement été contraints de passer d'un degré de civilisation assez élevé à un degré moindre pour arriver à vivre du ramassage des plantes sauvages, la valeur de ses observations n'en est nullement diminuée. Il est sans importance aussi que ce peuple ne soit pas passé à l'agriculture de son propre gré, mais sous la pression de circonstances extérieures. Les autorités russes s'y sont employées de toutes les façons possibles. Ils ont enseigné aux Iakoutes la culture, ils leur ont distribué des semences. Ils ne firent d'abord qu'exciter leur mécontentement. Dans les régions reculées du pays, les moyens de culture employés restent très primitifs. Le sol, négligemment retourné à la houe, est hersé avec une branche d'arbre aux rameaux nombreux mais irréguliers. « Les céréales poussent sans aucune surveillance, sans protection contre les animaux nuisibles. » Après la maturité, on les arrache de terre à la main y compris les racines et on les fait sécher en paquets sur des bâtons et des haies. L'hiver, on égrène les épis entre les mains à mesure des besoins. On se débarrasse des balles des épts par vannage dans un seau plat et on moud le grain dans un petit moulin à main. Là où l'agriculture s'est développée davantage, on trouve la simple charrue sibérienne (Socha) et une herse de bois ou même de fer (loc. cit., 138). C'est ainsi que les

____________________

  1. Sieroszewski (W.), Zwölf Jahr. unter den Jakuten (en polonais), Varsovie, 1900, 120-155 et 414 ; Rittich (A. F.), Die Ethnographie Russlands, Ergänzungsheft, n° 54. Peterm-Mitth., 1878.


[591]

Iakoutes se sont habitués aux gruaux, à la farine et au pain. « Ils sont attirés par le charme du jeu de hasard qui s'attache inévitablement, en pareil pays, à l'agriculture ». Les goûts des Iakoutes, de ce peuple qui n'a renoncé que tout récemment au ramassage, est donc un exemple des goûts des mangeurs de soupes ou de bouillies. On voit dominer chez eux une préférence marquée pour les mets acides, légèrement acides et pour quelques mets doux (non fermentés). Par contre, ils ne peuvent pour ainsi dire pas souffrir certaines « douceurs » en grande quantité : sucre et gâteaux. Les enfants Iakoutes eux-mêmes ne purent arriver à manger plus de deux morceaux de courges ou de melons d'eau : ils avaient mal au cœur (envie de vomir). En même temps la population fit la connaissance du thé, qu'elle boit sans sucre. Ce thé « en briques » a remplacé complètement le koumys, qu'ils prenaient autrefois tous les jours. Ils boivent beaucoup de thé. Les riches en prennent trois à quatre fois par jour et six à dix tasses à chaque fois. Il y a des familles pour lesquelles le thé, accompagné d'un peu de lait, est la seule nourriture des mois d'hiver. Le thé prend donc en quelque sorte la place de la soupe. Sieroszewski complète ces observations personnelles par des renseignements russes datant de 1886. On y rapporte qu'à cette époque les céréales prennent la première place dans l'alimentation végétale. Aucun ouvrier ne s'en va plus aux champs sans galette et sans beurre. Autrefois ils ne connaissaient ni le pain ni la galette. Dans les établissements méridionaux des Iakoutes, ceux-ci consomment quotidiennement des mets de céréales, qu'ils ne pouvaient pas supporter autrefois en quantité notable, parce qu'ils les rendaient malades, exactement encore comme, de nos jours, leur consommation reste nuisible à ceux qui habitent plus au nord. On cite des Iakoutes qui tombèrent sérieusement malades après une importante consommation de pain. A vrai dire ce peuple, dans la mesure où il est devenu agricole, ne s'est toujours pas habitué à l'alimentation céréale. Ces gens sont environnés d'un air méphytique et gâté venant des gaz d'une mauvaise digestion. Cependant la consommation du sel de cuisine indispensable dans l'alimentation végétale augmente sans cesse. Ils s'habituent à son goût et s'en arrangent.

On voit donc apparaître, sur le seuil de la culture à la houe, le véritable grand hiatus, le grand décalage du goût. Ce qui vient après, est sans importance auprès de cela. Les nouvelles différences dans les formes des aliments après le développement de la culture à la charrue s'effacent en comparaison. Désormais la nouveauté consiste bien plus dans la quantité, dans la facilité de la production,


[592]

que dans le changement des habitudes. Bien que l'agriculture n'ait pas ajouté de formes nouvelles au complexe de l'alimentation primitive, les grands avantages de l'agriculture n'en sont pas moins un gain durable pour l'humanité. Quant au reste, l'homme a toujours trainé derrière lui une malheureuse destinée. C'est toujours tourmenté par un même souci qu'il a gravi les échelons de ses préoccupations alimentaires et les échelons de la culture du sol. Ce souci est inséparable de sa vie. La disette de nourriture rend inutile toute notre science. Elle rapproche toutes les conditions sociales et tous les peuples, ne s'arrête devant aucune condition et, alors, nous retombons tous au stade du ramassage. La contrainte qui règne alors nous parle une langue persuasive et que nous comprenons sans longs commentaires, bien que quelquefois ce ne soit pas tout de suite. Un jour que je montrais à un chimiste le pain noir de la famine russe, fait de Chenopodium, il me dit : « Comment les gens peuvent-ils seulement manger ça ! » Toute nourriture doit nous suffire par la sorte de matière qu'elle contient et par sa valeur en calories. Elle doit, de plus, contenir toutes sortes de substances accessoires, de substances stimulantes, et l'alimentation de l'homme a toujours satisfait à ces conditions avant que la science n'ait commencé à s'en occuper. La science découvrira encore plus d'une substance indispensable à l'alimentation, sans rendre pour cela l'alimentation complète. Depuis la découverte des vitamines, des acides aminés et d'autres substances, on distingue, en effet, l'alimentation complète et l'alimentation incomplète, apportant la santé ou la maladie et on a la prétention que la science nous conduise et nous fasse choisir notre nourriture. Mais il est à peine possible de résoudre le problème du choix et des préférences dans l'alimentation du point de vue de l'étuve à cultures. La science n'a pas encore, dans ce domaine, éclairé le cours labyrinthique et divaguant de la vie. La voie a été suivie au commencement par les peuples du ramassage, guidés par l'instinct, par l'intuition (quel que soit le nom qu'on voudra donner à leur divination). Et il faut rechercher celle-ci dans le règne animal, car c'est là qu'elle est à l'ancre. C'est là-bas qu'il faut chercher les lignes de direction de notre pouvoir de choisir les plantes alimentaires, nos substances stimulantes, nos aromates. Les études de ce genre seront bien plus profitables sans doute à notre jugement que la seule chimie. La science expérimentale ira boitant sur les voies de la recherche, puis elle inscrira ses trouvailles au compte de la logique de l'élaboration du monde. L'étude des débuts de l'alimentation artificielle présente des difficultés plus con-


[593]

sidérables. Elle a pour base la nourriture animale et le ramassage. Mais les questions qui nous réclament ne seront pas résolues non plus par la seule logique rationnelle.

Notre passé, qui se compte par millions d'années, est un lourd fardeau dont l'homme ne pourra jamais se débarrasser, quelle que soit la façon dont il en secouera le poids. C'est pourquoi on peut attendre beaucoup de la biologie appliquée aux recherches de l'histoire. Seulement il ne faut pas que l'historien s'approprie de seconde main des façons de penser de biologiste, comme il arriva dans le Darwinisme, repris sous une forme décolorée par des historiens et des politiciens.