9-2 Pain noir et pain blanc (Maurizio)
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Tous les Latins et les Anglo-Saxons sont des mangeurs de pain blanc, ainsi qu'une bonne partie des Allemands du sud. Pourtant l'Allemand et le « Welsch » (l'homme d'occident) se sont distingués jusqu'à une époque très récente par leur pain, c'était un trait distinctif des deux peuples, presque le signe d'une autre conception de l'univers. Encore à présent le seigle est la céréale principale en Allemagne. Dans les pays de l'ancienne Autriche, on utilise à la fois le seigle et le froment. En Suisse, c'est presque uniquement le froment, ainsi qu'en France, en Angleterre et en Italie. Dans les parties septentrionales de la Russie, on mange presque uniquement du pain de seigle, et, dans le sud, uniquement du pain de froment. En Italie, en Espagne et dans les Balkans, le maïs (sous la forme de polenta) est utilisé, soit comme aliment fondamental, soit en mélange. On a souvent étudié la répartition des diverses céréales panifiables selon les divers pays. On a signalé à ce point de vue le recul du pain d'orge ou du pain d'avoine devant le pain de seigle et de froment, puis de toutes les autres céréales devant le seul froment. Il y a cent ans le pain de seigle était encore
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usuel en Angleterre et en Irlande. Il est maintenant devenu une rareté. En Italie et en France aussi, le seigle et les mélanges de seigle et de blé ont reculé devant le blé pur. On constaterait la même chose si on considérait ce qui s'est passé dans les pays que nous ne spécifions pas ici. L'invasion de l'Allemagne du nord par le pain de froment de l'Allemagne du sud peut être lente, mais elle ne s'arrête pas. Hors d'Europe, le Canada, les Indes anglaises, l'Australie) mangent du blé, l'Amérique du nord mange du blé et du maïs, avec un méteil fait de froment, de seigle et de maïs, mais, en tout cas, révélant les goûts des races blanches en fait de pain. Car les races blanches sont, sur cette planète, l'élément qui veut du pain [Denn diese bildet den brotessenden Teil der Menscheit = Car elles constituent la partie de l'Humanité qui mange du pain]. Ajoutons quelques renseignements qui ne seront pas exhaustifs, mais qui aideront à connaître les pays de culture du froment et la prédilection dont le froment est l'objet.
Entre 1651 et 1675, la proportion du froment au seigle dans les exportations par le port de Dantzig était comme 1 à 3. Entre 1801 et 1825, cette proportion était renversée, elle était comme 3 à 1.
En 1758, on estimait qu'en Angleterre et au pays de Galles la partie de la population qui vivait de froment n'atteignait pas les deux tiers et que le reste vivait de seigle, d'orge, d'avoine. En 1850, Schouw[1] trouve que ces derniers grains ne nourrissent même plus un huitième de la population. En l'année 1727, un petit champ de froment, situé près d'Edimbourg, était considéré comme une curiosité pour l'Écosse. Depuis 1780 la production du blé en Écosse a décuplé. En ce temps-là, on ne voyait de pain de froment que chez les riches. A présent on le voit, non seulement dans la classe moyenne, mais chez les pauvres, dans les villes et aussi dans certaines campagnes. La culture du froment et son usage se sont aussi accrus au Danemark et le temps approche où l'usage du froment et du seigle auront pris une importance relative toute différente de ce qu'elle est actuellement. Selon les prévisions de Schouw, le Danemark n'est pas loin du temps où il cessera d'être un pays de seigle pour devenir un pays de froment.
Les plaines situées au sud et au sud-est de la mer Baltique étaient le principal grenier de céréales pour une grande partie de l'Europe. Dantzig était au nombre des plus importants marchés de grains de l'Europe et, avec Dantzig, Memel, Königsberg, Stettin, Riga, Saint-Pétersbourg. L'exportation qui se faisait par les ports de la Baltique, et aussi celle passant par Arkangel, par les ports du Danemark, ne fournissait pas seulement la Scandinavie
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- ↑ Schouw (Joakim Fred.), D. Erde, d. Pflanzen u. d. Mensch. trad. allem., Leipzig, 1851, 178.
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et en particulier la Norwège, mais aussi l'Angleterre, la France, la Belgique et même l'Amérique du sud.
Schouw a décrit dans un ouvrage tout rempli de pensées les changements impressionnants survenus dans la culture des céréales et la consommation du pain à son époque. Il trace la limite de consommation du pain entre le 40e et le 60e degré de latitude nord. Au sud de cette ligne il distingue dans la partie orientale de l'ancien monde les zones de culture des céréales à pain, de l'avoine à l'orge et jusqu'au froment. Il reste interdit à l'homme d'aller à l'encontre des impossibilités résultant de la situation géographique et du climat. Mais le commerce d'outre-mer intervient dans la consommation du pain, et il a accéléré une transformation qui n'aurait pu avoir sans lui que peu d'ampleur. C'est la question du combat pour le meilleur pain et c'est le froment, céréale alimentaire par excellence, qui l'a emporté. On trouve dans Musset, Crookes, Engelbrecht, les documents et les cartes qui permettent, pour l'époque actuelle, les rapprochements entre la zone de culture des céréales enveloppant le monde, le commerce des céréales et l'équilibre des échanges.
Cinquante ans après Schouw, la répartition des principales sortes de céréales a été à nouveau étudiée par Engelbrecht. En Europe, la ligne qui sépare les pays où la eulture du seigle domine de ceux où domine la culture du froment se place ainsi : (cf. Schindler) elle commence au Zuyderzée et va vers le sud, incline vers l'est jusqu'à la frontière de l'Allemagne, en suivant la dépression entre Geest et les hauteurs argileuses. Dans le sud-ouest de l'Allemagne, la limite cesse d'être distincte, parce que une zone de culture de l'épeautre s'intercale entre la zone du froment et celle du seigle. Elle redevient distincte au pied du versant sud des Alpes. Plus à l'est, elle coïncide avec la limite sud de la Carinthie, passe dans la région des collines de la Styrie, tourne au nord jusqu'à la limite tchékomorave, comprend la Tatra et ses contreforts au sud et court par-dessus la crête des Carpathes, enveloppe la Bukowine au sud-est et court au sud du 50e degré de latitude nord jusqu'au Don. De là elle s'infléchit vers le nord-est dans la direction des villes de Saratow et de Samara et atteint les prolongements méridionaux de l'Oural. Le principal domaine de la culture du seigle est limité vers le nord-ouest par l'isotherme de 18° en juillet. Il serait capital pour l'histoire de l'alimentation de comparer la limite des soupes acides avec celle de la culture du froment, aussi bien au nord qu'à l'ouest. Musset a récemment dessiné une carte mondiale de la culture du froment.
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Le pain de froment et le pain de seigle ont une constitution tout à fait différente. Le pain de froment est bien plus léger, plus riche en cavités et plus facile à digérer que l'épais pain de seigle. Le gluten du froment retient avec une énergie extraordinaire les gaz produits par la fermentation de la pâte, pendant cette fermentation, et même encore pendant la cuisson au four, tandis que la pâte de seigle les laisse échapper facilement[1]. Le poids spécifique de la mie poreuse du pain de froment commence à 0,23 et 0,25 et s'élève jusqu'à 0,4, pendant que la densité la plus faible de la mie de pain de seigle commence à 0,35. Mais on ne sait pas encore exactement de quoi résulte la plus haute valeur nutritive du pain de froment. On sait seulement, comme résultat de recherches exactes, que le pain de froment est deux fois mieux utilisé par l'homme que le pain de seigle, en comparant des farines blutées au même taux d'extraction. Le pain blanc et le pain noir caractérisent deux directions bien dessinées dans lesquelles de petites différences de goût n'ont plus d'influence vis-à-vis d'un long état d'accoutumance. La conduite de la fermentation est tout à fait différente pour l'un et pour l'autre. Pour la farine de seigle : un levain fait de pâte surie (Sauerteig) et au contraire, pour la farine de froment, au moins un levain préparé (Vorteig) et maintenant généralement, de la levure comprimée. Les Français et les Italiens n'ont même pas de mot pour traduire Sauerteig (qui a été traduit ci-dessus pâte surie), mais les Anglais en possèdent encore un (sour dough). Le pain de seigle est un mets frugal Dans l'Europe septentrionale et l'Europe centrale, il caractérise, avec son goût sur, plus que sur, et les condiments qu'on y ajoute, les besoins d'une civilisation encore neuve. La boulangerie de pain de froment ou de pain blanc n'admet pas d'additions à la pâte. Ceux qui mangent le pain blanc sont des peuples d'un niveau plus élevé, qui veulent au pain un goût net, sans additions qui le leur gâtent. Le pain blanc caractérise la nourriture des civilisés de l'occident, de culture plus ancienne, avec ses exigences plus élevées et ses goûts particuliers. C'est une particularité dont les peuples mangeurs de pain blanc se font gloire, et avec exagération.
La signification particulière du pain blanc est donc bien manifeste. Aussi claire et aussi justifiée est l'obscure tendance des hommes vers le pain de plus en plus blanc. Mais bien curieuse est la fidélité que gardent cependant les peuples mangeurs de pain noir à un aliment qui leur est propre et qui leur est devenu cher.
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- ↑ Maurizio (B.), D. Backfähigkeit d. Weizens u. i. Bestimmung. Landwirth. Jahrbücher, XXXI, 1902, 182-234.
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La ténacité avec laquelle le peuple reste attaché à sa tradition est bien évidente dans son culte pour le Pumpernickel. Ceux qui vivent près du peuple lui rendent bon témoignage. Le père L'Houet pense que ce produit n'est pas de la boulangerie et qu'aucun boulanger ne peut se faire gloire de l'avoir inventé. « Depuis des siècles tous y travaillent, comme ils travaillent aux chansons populaires. Les variétés de la boulangerie de profession ? Ses nouveautés ? Elles ne sont rien pour nous ! Nous avons un thème éternel. La chanson populaire et notre pain noir ont derrière eux une histoire qui dans le principe de leur développement est étonnamment pareille ». On peut penser ce qu'on voudra de cet aveugle attachement au pain noir. Il y a là en tout cas un fait auquel on ne peut passer outre sans le considérer. Opposons maintenant à ce goût du pain noir l'opinion d'un mangeur de pain blanc, mais non pas d'un de nos contemporains, car il s'agit d'Albert Haller, le grand Bernois du XVIIIe siècle. Il dit du seigle : « La farine en est un peu noire, douceâtre, mais elle surit facilement et elle surit aussi plus que le froment et l'orge. Cependant on espère que le seigle nourrira fortement, et c'est pour cela que les paysans l'aiment mais pas en tous pays. Dans la basse Allemagne, de grands seigneurs aussi se font servir de ce pain sur leurs tables et ils le préfèrent quand il est tout noir !... Au cours de mes recherches botaniques, quand je traversais les bourgs et les villages de la plaine de Saxe ou de la Thuringe, le pain de seigle me donnait invariablement des brûlures d'estomac qui cessaient aussitôt que je revenais au pain blanc. En France et en Angleterre, le pain de seigle n'est même pas connu des paysans. En Suisse on mélange le seigle avec du froment ou de l'épeautre et on en fait une sorte de pain intermédiaire »[1].
Le goût du froment s'est formé peu à peu, dans les pays où le climat et le sol le permettaient. Il y a des siècles déjà, le froment était, en France, la céréale à pain la plus répandue. Cependant, à la tin du XVIIIe siècle, le seigle était encore la nourriture habituelle dans plusieurs provinces. On cite la Champagne, l'Autunois, le Morvan, la Sologne, l'Anjou, le Rouergue, etc.[2]. Rien ne
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- ↑ Haller (Albrecht von), Neue Samml. phys-ökon. Schriften herausgg. v. d. ökon. Ges. in Bern, Zürich, 1782, II, p. 80.
- ↑ Diderot, Encyclopédie, 1780, XXVI, 125 ; Engelbrecht (Atlas, 1896). énumère les départements suivants comme ayant 50 % ou plus de la surface cultivée en céréale consacrée au seigle : Landes, Morbihan, Haute-Vienne, Creuse, Lozère, Cantal, Corrèze, Haute-Loire. D'après une récente estimation de Musset (1823) la moitié de la population française du XVIIIe siècle mangeait du pain de seigle.
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put arrêter l'évolution qui transforma cet état de choses. Dans la Campagne de France 1792, Goethe appelle le pain noir et le pain blanc le Schiboleth des Allemands et des Français, et c'est de cette époque que date sa Consolation du soldat.
- Non ici point de misère
- Des filles noires et du pain blanc,
- Demain dans une autre bourgade
- Du pain noir et des filles blanches.
Il raconte aussi comment la discrétion procura à un jeune Français un déjeûner à bon compte.
- C'est le premier de ce peuple maudit,
- S'écria l'aubergiste,
- Qui a mangé du pain noir.
- Il fallait bien que ça lui profite.
Une certaine estime du pain blanc s'allie à la fidélité au pain noir. C'est ainsi que le paysan de l'Europe orientale, quand il revient du marché, rapporte chez lui du pain blanc, soit pour une parturiente, soit pour un enfant malade. Le dédain du pain blanc passait pour un signe de richesse et d'arrogance sacrilège dont Adalbert de Chamisso nous montre le degré le plus abominable dans son poème du château enseveli, quand il dit de l'impudente maîtresse : « Elle marche avec des souliers de pain blanc ».
Le soldat de Napoléon portait dans son sac, non seulement le bâton de maréchal proverbial, mais encore un bien précieux, le pain blanc. Mais sur les longues routes des immenses pays qu'il sut conquérir, « pain blanc » était synonyme de richesse. Parmi les particularités notables de cette épopée, on peut retenir que, souvent, les populations de la Russie, de la Pologne et d'autres pays, voyant leur pain dédaigné, n'osaient pas le servir au conquérant. Bourgogne parle d'une dame qui, en 1812, à Moscou, lui donna un morceau de pain qui était « noir comme du charbon, et, de plus, plein de paille ». De mon côté, je lui offris poliment, un morceau de pain blanc du régiment. La dame battit en retraite toute honteuse et cet épisode me fit rire de tout mon cœur ». On pourrait citer beaucoup de récits de cas semblables.
Parmentier parle du pain en général, mais ses paroles élogieuses montrent bien qu'il pense au pain blanc, qu'il nomme « le merveilleux présent de la nature, nourriture qu'aucune autre ne peut remplacer : le pain est si parfaitement conforme à nos besoins qu'à peine nés nous sentons naître pour lui notre préférence et qu'ensuite, pendant toute notre vie, nous ne nous en lassons
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jamais. Quand un malade recommence à manger du pain avec plaisir, c'est signe certain de sa guérison. » En s'exprimant ainsi, Parmentier répète une vérité que connaît le peuple, qui nomme si justement : « moment du pain » le moment où redevient possible une alimentation régulière ».
Bourgogne, décrivant la retraite de Russie en 1812, dit qu'il n'oubliera jamais l'impression qu'il ressentit à la vue de la première maison habitée. Un ami lui donna de l'eau-de-vie et il l'avala avec peine. Mais, pour ce qui est du pain, il fallut attendre longtemps. Il en fut privé cinquante jours encore. S'il en avait eu, il lui aurait semblé, dit-il, que toutes les misères endurées s'effaçaient soudain de sa mémoire. Ses amis et un autre compagnon de souffrances du rang de maréchal parvinrent enfin à s'emparer de quelques miches de pain et, aussitôt, tous laissèrent tomber leurs armes dans la neige. Alors ils se mirent à mordre avec voracité dans les pains. « Mais, à mon grand désespoir, dit-il, il me fut impossible, ayant les lèvres gelées, d'ouvrir la bouche aussi vite que je l'aurais voulu ». Dans le cours de l'aventure russe, on trouve relatés avec précision les endroits où il y avait du pain et de la farine, l'auteur note l'odeur chaude du pain frais. Il parle d'un gros morceau de pain qu'il avait payé cinq francs et que ses compagnons de souffrance lui dérobèrent, et encore de la farine malpropre qu'avec son sabre il gratta de sur les joints des carreaux d'une chambre, etc. Tous ces souvenirs furent ineffaçables. On combat à mort pour un morceau de pain ou pour trois pommes de terre cuites sous la cendre un peu plus grosses que des noix.
La pénétration du froment dans l'Europe centrale, de l'ouest à l'est et du sud au nord ne s'arrêta pas. Il est en voie de devenir la plus importante des céréales à pain. Nous autres héritiers du passé trouvons cela tout naturel et nous avons si étroitement uni la cause du froment à la nôtre que nous ne croyons plus pouvoir vivre sans lui. Comme Parmentier et d'autres auteurs latins, Norris et Crookes montrent que l'on constate à ce point de vue chez les Anglais et les Américains un culte de plus en plus grand du froment. Le froment est produit en grand de telle manière que c'est un fait devant lequel s'effacent les événements éphémères de notre temps. Les générations passent, le froment reste. Plus puissant que son avarice ou que son orgueil, le flot de froment qui vient de Californie adoucit la famine de l'ancien monde. Le remarquable conteur américain Frank Norris voit dans la récolte du froment un témoignage de l'enchaînement de l'économie agricole et du progrès « dans lequel nécessairement toutes choses
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concourent irrésistiblement au bien ». Dans la description du conflit de la compagnie de chemins de fer et des producteurs de blé, le spéculateur sans conscience finit par être le vaincu de son blé. Il contemple avec satisfaction le chargement du premier bateau de blé. Les puissantes pelles qu'utilise la technique moderne pour les chargements en masse jettent le grain des wagons dans le bateau. Au milieu du bruit des machines, attiré par le bruit régulier de la pluie de blé, l'homme de quantité qui flaire son bénéfice fait un faux-pas et tombe avec son blé dans les profondeurs du bateau. Lui, qui a condamné à sa perte le paysan, trouve enfin une tombe innommable dans l'objet même de sa spéculation. « Mais le blé demeurait. Intacte, intangible, sans que rien puisse la salir, cette force conservatrice du monde, cette nourricière des peuples continuait son mouvement. Elle surmontait tous les obstacles dans les voies qui lui étaient assignées. La magnifique récolte voguait comme une marée, de la Sierra à l'Himalaya, pour nourrir des milliers d'épouvantails à moineaux qui mouraient de faim dans les plaines arides de l'Inde ». L'humanité a bien conscience de ce qui est en jeu ici et Crookes ne fait que répéter ce que disait Parmentier en commençant par ces mots son fameux discours sur l'approvisionnement du monde en blé : « Mon objet ne peut manquer d'exciter l'intérêt de tous, de toute race, de toute créature humaine. D'une très grande importance pour le présent, il décide de la vie et de la mort des générations futures. Trente ans d'usage excessif des céréales (ce dont il s'occupe), ne sont qu'un jour dans la vie d'un peuple. Si le pain manque, non seulement à nous mais à tous les consommateurs du monde, que ferons-nous alors ? » Et il renvoie à la question de l'azote de l'air qui diminuera le danger. Les Anglo-Saxons et les Latins disent avec Crookes : « Nous sommes des mangeurs de pain nés ». D'autres peuples, indiscutablement plus nombreux que nous, mais évidemment différents quant à leurs progrès économiques et intellectuels, consomment du maïs, du riz, du millet et d'autres céréales. Mais aucune de ses graines n'a la valeur alimentaire, la force qui maintient la santé sous un petit volume, au même degré que le froment et il est certain que dans toute l'expérience réunie de l'humanité civilisée, le froment seul apparaît comme la nourriture qui convient au développement des muscles et des facultés intellectuelles. Pour ces auteurs, le froment est la céréale de la race et de la civilisation méditerranéennes, de la civilisation des blancs en général. En fait, lé blé s'est répandu de la Méditerranée sur le reste de l'Europe et dans les régions surtout de l'ouest, où le pain blanc a une longue
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histoire derrière lui, dont on peut mesurer chaque progrès : « Plutôt mourir de faim que manger du pain noir[1] ».
C'est seulement avec le froment que la misère disparaît et que la morale progresse. Voilà comment le froment apparaît à un illustre écrivain français et voici comment tous les Français jugent le blé.
Honoré de Balzac a décrit dans son Médecin de campagne l'influence du progrès agricole sur la vie, les mœurs et les points de vue d'une région reculée de la France. On y montre quelles vigoureuses figures de paysans sont le résultat de la cessation de la culture du millet, du seigle et de l'orge, au profit du blé, depuis que l'usage de la bouillie et du pain noir a fait place à celui du pain blanc. La morale progresse visiblement, la santé s'améliore, car les crétins sont remplacés par des hommes intelligents et le monde d'idées de la population devient tout autre.
Pour les émigrés de la Révolution française, pour les soldats de la Grande Armée, et plus tard, pour les prisonniers de guerre en 1870 et en 1914, pour tous ceux qui allèrent en l'Allemagne du nord, notre « pain quotidien » n'était pas assez bon. Ils arrivaient misérables, ils ne voulaient pas de pain noir et les personnes charitables durent certainement plus d'une fois en être outrées. Elles ne sont que trop connues les plaintes des prisonniers des années 1914-1918 et celles de quelques internés civils, d'origine française et belge, qu'on nourrissait avec le pain des soldats prussiens. C'est ce que confirme M. Alb. Hess dans la remarque suivante. La première chose que demandait d'ordinaire une patrouille allemande rencontrant un poste suisse à la frontière nord-ouest était un morceau de pain suisse, parce qu'il était meilleur que le leur. Par contre, les Français demandaient du tabac, parce que leur pain de guerre bluté à 85 % était meilleur, c'est-à-dire plus blanc que celui des soldats suisses. Les trains d'évacués qui venaient de France en passant par la Suisse emmenaient des Français qui se plaignaient souvent du pain de guerre allemand et qui le montraient en disant : « Voyez quel sale pain[2] ». Mais, même sur
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- ↑ C'est ainsi que l'on trouve dans une lettre de Flaubert : « On aime mieux crever de faim que de se gorger de pain noir ». Le même appelle George Sand : « chère muse, bonne comme du bon pain ». Dans d'autres lettres il est question d'une amitié fidèle « tendre comme le pain frais ». De nos jours, Claude Farrère se sert de l'expression : « un homme mauvais comme le pain d'orge ».
- ↑ Sur le pain noir et les Français au début de la guerre (1914-19l5), Zürcher-Post, 1915, Jg. 37 (8 janv.), n° 7 ; 1914, Jg. 36 (6 déc.), n° 305. Berliner Tageblatt, 1914, Jg. 43 (8 nov.), n° 456. Neue Zürchr Zeitung, sur les camps de prisonniers français belges et anglais, Jg. 135 (3 déc.), n° 1609. L'« Illustration », Le pain français des prisonniers allemands, 1915, année 73 (13 mars), 3758.
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les bords du Rhin (à Strasbourg) le pain de guerre n'était pas au goût de tout le monde. On disait que, dans cette région-là, les habitants étaient habitués en général au pain blanc et la loi avait donné lieu à un rude combat contre des habitudes enracinées dans le pays. La très faible différence entre le pain de la Suisse de l'est et de la Suisse de l'ouest (de la Suisse allemande et de la Suisse romande) fit qu'en 1914 le pain blanc à 85 % (qui constitue cependant un excellent pain de froment) ne fut accepté par les Romands qu'avec résistance. Par contre, le Suisse allemand faisait volontiers ce petit sacrifice, trouvait fortifiant et savoureux le pain correspondant aux règlements et se soumettait facilement à l'inévitable. Mais, au total, il n'est pas douteux qu'en Suisse on abandonnera aussi vite que possible le pain complet, de 1914-1918, malgré ses qualités. J'ai connu un grand nombre de personnes qui avaient une véritable nostalgie du pain blanc d'autrefois.
Nous qui vivons un véritable mqment de transition, sous l'inévitable influence des facilités de l'approvisionnement et de l'importation, nous déplorons quelquefois de subir une contrainte et d'être obligés de nous y soumettre. Les exigences supérieures tuent la variété qui nous était devenue chère dans notre alimentation en pain. Les jeunes générations, en général, l'ignorent. Parmi les gens de notre âge, plus d'un court toute une ville pour trouver un boulanger sachant encore cuire comme il faut du pain noir, pour trouver ce pain noir qui, de nos jours, est devenu comme une rareté même dans l'Allemagne du nord. Il arrive aussi que des boulangers s'arrangent, par jalousie, pour couper le crédit chez les marchands de farine à leurs confrères boulangeant au levain ou bien leur rendent difficile l'achat de farine de seigle sans mélange. Le pain de seigle pur, fait de farine blutée, disparaît de plus en plus. On ne peut absolument plus s'en procurer ni dans l'Allemagne du sud, ni en Suisse. A propos des prétentions plus grandes des ouvriers allemands, on dit communément : plus de pain noir et pas encore assez de pain blanc (voir Alfred Grotjahn : Ueber Wandlungen in der Volksernahrung. Gustav Schmöllers : Staats und Sozialwissenschaftlichen Forschungen, Bd. 20, Hft. 2, Leipzig, 1902, p. 72). Des façons de parler de notre temps témoignent de l'estime du peuple pour le pain blanc. Les jours qui suivent les noces portent dans le peuple toutes sortes de noms comme : « Semaine des gâteaux, ou du fromage, ou des œufs au saindoux ». En Suède on les appelle : « jours du pain de froment ». En Allemagne : « semaine des petits pains au lait ». C'est-à-dire semaine où on mange encore des petits pains doux tandis que plus
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tard, dans le courant de la vie de ménage, on fera moins de frais. A ce moment-là on offre aux convives du pain blanc. C'est pourquoi on dit : « ils sont encore dans la semaine du pain blanc, dans la semaine des petits pains au lait », ou bien, en France : « le pain de noces dure encore, ils font durer le pain de noces ». Et bien d'autres choses encore que l'on trouve dans Max Höfler (Gebildbrote d. Hochzeit, Supplementheft zu Bd. XVII d. Zeitschrift f. œsterr. Volkskunde, Wien, 1911, p. 56). Dans une allocution à un couple qui célébrait ses noces d'argent, on dit comme il convient : « On commence par le pain blanc... et, après, vient le pauvre pain noir de tous les jours, qui cependant est sain (Jonas Lie, Eine Ehe, Berlin, 1908, p. 187).
Nous avons perdu de nos jours une des joies de la vie, qui se présentait en toute innocence et qui apportait en même temps une saine variété. Aujourd'hui, l'usage de la farine de seigle a tellement reculé que l'on a de sérieuses craintes pour le placement du seigle produit en Allemagne. Le seigle est, pour certains terrains et certaines régions, la céréale la mieux indiquée et qui ne peut être remplacée que difficilement. En outre il fournit aux cultivateurs une paille meilleure que celle du blé. Hélas cela doit disparaître maintenant. C'est une question sérieuse dont on se préoccupe activement. Au Reichstag, une motion signée de nombreux députés réclame que l'on intervienne sérieusement en faveur de la consommation du seigle. De plus le Reichstag aura à délibérer d'un projet de loi qui limite l'usage du froment pour favoriser celui du seigle en rendant plus difficile l'importation du froment[1]. Mais la lutte contre l'uniformisation de la nourriture en Europe n'aura pas de succès. Le journalisme est certainement mieux informé. Il dit, pour calmer l'émotion soulevée par ces projets, qu'il s'agit seulement de nécessités passagères de l'après-guerre.
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- ↑ Vossische Zeitung du 24. I. 1926.