8-3 Pain de l'époque actuelle (Maurizio)

De PlantUse Français
Aller à : navigation, rechercher
Pains grossiers des Alpes
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Mouture du seigle et du froment

[542]

CHAPITRE III
LE PAIN DE L'ÉPOQUE ACTUELLE


Des expériences, des tentatives mille fois renouvelées ont marqué la voie qui conduisit l'homme de la possession des céréales à celle du pain. On sait quelle importance nous reconnaissons au pain. Sans rappeler l'Ancien Testament, le Christ lui-même dit : « Je suis le pain de vie. Celui qui mangera de ce pain vivra éternellement » (Jean, 6, 30, 58). Rappelons la multiplication des pains (Marc, 6, 38 et suiv.) et aussi le dernier repas de Jésus avec ses disciples, où la division du pain (qui était évidemment un flan) se fait en le brisant et non en le coupant. Comme dans la Bible, un respect extraordinaire s'attache dans toutes les langues au pain, lorsque le peuple le nomme. La vieille croyance aux démons, greffée de cette croyance nouvelle, a fourni de fertiles rameaux. Haberlandt, Höfler, Kühnau et d'autres apportent à ce sujet, dans le domaine de l'ethnographie, des renseignements qui méritent d'être reproduits. On dit par exemple que si quelqu'un laisse à terre du pain tombé ou marche dessus, un jour il souffrira de la faim ; celui qui le dédaigne devra au jugement dernier le chercher jusqu'à ce que les yeux lui en saignent. Les siècles de la foi analphabétique et nos siècles de lumière parlent du pain avec le même amour. On est surpris de l'abondance des allusions que font au pain le


[543]

langage du peuple, 1e proverbe, la poésie. L’Idiotikon suisse nous en a conservé des exemples remarquables. On prouverait facilement l'importance que reconnaissaient au pain les meilleurs représentants de la poésie. Dante en fait mention en plusieurs endroits de la Divine Comédie. D'abord dans le passage suivant (Paradis, 17, v. 35) : Son aïeul Cacciaguida lui prédit l'avenir et lui annonce qu'il sentira combien est amer le pain de l'étranger et dure la montée de ses escaliers. C'est le pire des pains, et il ne remplace jamais celui de la maison paternelle. Un proverbe en langue romande, de l'Oberland des Grisons, exprime la même pensée : le pain de l'étranger a sept écorces. Cacciaguida en profite pour ajouter une malédiction à l'adresse de ses ennemis politiques, dont 1es manœuvres ont contraint Dante à subir le destin aléatoire du fugitif. Pour finir, il ajoute des paroles qui peuvent être encore, après six siècles, l'espoir et le réconfort de ceux qui, si abandonnés et si isolés qu'ils soient, livrent un combat, encore sans issue, pour la vérité, car c'est le bon droit qui triomphe. « C'est cette mauvaise engeance (et non toi) qui finalement sera gisante sur le terrain, avec la tête cassée, et ce sera ton honneur d'avoir été seul ». Un autre passage (Entrée au Paradis, 2, v. 3 et suiv.) est encore plus caractéristique de l'âme passionnée de Dante. Il s'adresse aux individus sans culture que nous nommons à présent Philistins. « Un seul petit vaisseau vous porte, vous qui me suivez. Retournez à votre port, car si vous perdez des yeux le conducteur, vous êtes perdus. » Seuls doivent le suivre ceux qui, dès leur jeunesse, ont désiré le pain des anges, c'est-à-dire qui ont eu faim de savoir et de comprendre et qui ont eu l'esprit curieux de la plus haute vérité. Ce pain nourrit et on ne s'en rassasie pas. Ainsi Dante unit au respect du pain le mystère de la vie et l'avenir qui jugera l'agitation des hommes. Le pain n'est pas seulement pour lui une image, mais aussi le pur substantiel. Après des récits tout frais de vie, Dante a écrit le passage célèbre (Enfer, 33, V, 37) dans lequel il décrit le supplice du comte Ugolin, qui meurt dans sa tour enfermé avec ses enfants. Ugolin les entend gémir en rêve et demander du pain. Ugolin raconte comment il appela ses enfants par leur nom encore trois jours après leur mort. Et alors la faim fut plus forte que la douleur. Mais c'est une telle horreur que Dante l'indique seulement. Les commentateurs de Dante n'ont pas deviné la véritable origine de ce récit. Mais Dante et ses contemporains ont certainement été renseignés là-dessus. Le cannibalisme n'est pas inconnu à notre siècle même. Le passage qui vient d'être cité se trouve complété par un autre, très impor~


[544]

tant, du chant précédent (32, V, 127-130). On y voit un homme qui mord dans le cou d'un autre et qui s'en nourrit comme un affamé de pain. En réalité ce que fit Ugolin reste incertain, mais ne pas vouloir que Dante, renseigné comme il l'était, ait pensé au cannibalisme est aller trop loin.

Goethe aussi parle très souvent du pain. Dans le prologue sur le théâtre (Faust) la foule se précipite jusqu'à la caisse, et « comme pour avoir du pain à la porte du boulanger en temps de famine, on se rompt presque le cou pour avoir un billet » (2e partie, 1er acte). Dans Troilus et Kressida, Shakespeare décrit tout le fatigant travail de la fabrication du pain, commençant par ces mots : celui qui veut avoir un gâteau de froment doit attendre que le grain soit moulu. Mais l'attente s'éternise comme dans le lied populaire du Rhin : « Mère, mère, je meurs de faim, donne-moi du pain ou je me meurs ! - Mon cher enfant, patiente un peu, demain nous semons vite notre grain. Mais quand le pain fut cuit, on portait l'enfant au cimetière. »

Le botaniste d'entre les poètes, Adalbert de Chamisso, dans son Jouet des géants transforme le vieil adage « le paysan, dans sa houe, fait vivre tout ce qui va à cheval et tout ce qui se repose », en ces mots : « Car, sans le paysan, tu n'aurais pas de pain. La race des géants sort de la moelle des paysans ». Sans cesse on emploie le mot pain pour aliment en général et ce mot est intimement uni aux vicissitudes humaines les plus profondes. Toujours à nouveau, quand la vie sociale habituelle entre de force dans des voies nouvelles, le peuple réclame du pain, entendant par ces mots non seulement do la nourriture, mais tout changement politique qui lui en procure plus facilement. Si on considère seulement les temps modernes, qu'on se rappelle le retour de la famille royale à Paris et d'autres événements importants : ils furent salués du cri, du pain, du pain[1]. La plus récente grande révolution, celle de Russie, n'a pas été acclamée autrement. Les régiments qui revenaient du front en mars 1917 entrèrent à Saint-Pétersbourg avec de grands drapeaux rouges portant les inscriptions : « Mira i chleba », c'est-à-dire : paix et pain. Le célèbre chant populaire de la Révolution française, le « ça ira », répète cet appel pour le pain et la lyrique politique s'en est servi souvent depuis. L'hymne garibaldien de Mercantini (1858), qui est peut-être le plus bel hymne à la liberté des temps modernes, fait à l'Autriche le reproche sui-

____________________

  1. Circonstance bien connue. Pour les témoignages contemporains, v. par exemple : Max de la Rocheterie, Histoire de Marie-Antoinette, nouv. éd., 2e vol. Paris (Perrin), 1905.


[545]

vant : « Tu foules aux pieds les champs de la patrie, tu détournes notre pain, nos enfants nous appartiennent ». Et le pain a trouvé une place d'honneur dans les vers de Freiligrath, dans les rimes maniérées de Victor Hugo, et, plus tard, jusqu'aux jours de la Commune de Paris et de la métrique socialiste qui s'en suivit.

Le culte du pain est conservé aussi profondément dans la prière et dans les cantiques religieux du lecteur de la Bible que dans le chant belliqueux du révolutionnaire politique ou littéraire qui se moque de toute tradition. Quand il y a plus de trente ans, les « Véristes » firent leur apparition en Italie, l'un d'eux, L. Stecchetti (O. Guerini), cria à ses adversaires : « Voleurs qui vous faites de la vérité un lit moelleux, richards de mangeurs de pain, nous nous retrouverons sur les barricades ». Mais le pain est aussi aimé de ceux qui agissent plutôt selon l'opinion de Goethe, qui détestait tous les apôtres de la liberté, parce que chacun « ne cherchait d'avantages que pour lui-même ». C'est aussi au pain que recourut Gottfried Keller quand il présenta le miroir à des faux-monnayeurs politiques, « des calomniateurs publics ». A propos d'un de ceux-ci qui avait trouvé des complices, il dit : « Ils distribuent sa parole comme autrefois les messagers de Dieu ont agi avec les cinq pains, elle va, elle va, elle va ! Tout d'abord le chien fut seul à mentir, maintenant les chiens mentent par milliers »... Et, dans la marche de l'Apostat, le même auteur dit : « Continuons, continuons dans la boue, les pains de miséricorde blancs et doux nous paieront notre dur voyage ! »

Les poètes du passé et le peuple ont certainement, eux aussi, parlé avec amour et respect de la bouillie, aliment de leur temps, mais ce qu'ils en ont dit n'est guère arrivé jusqu'à nous. Chaque époque de l'histoire s'est considérée elle-même comme réalisant la perfection et a cru impossible de se surmonter elle-même. Aucune époque n'a échappé au travers de se considérer, elle et sa nourriture, comme réalisant l'idéal. Les témoignages des émotions populaires, ceux de la sagesse populaire pure et simple ou de celle que la poésie transfigure, appartiennent tous à l'époque la plus récente de la nourriture à base de céréales, à celle que nous allons traiter maintenant... Combien vénérables ils nous apparaissent ! et quelle force de persuasion ils ont en eux !

Notre pain actuel date de temps où de simples préférences et une série d'expériences discriminantes réduisirent la culture des céréales aux espèces contenant des gliadines, c'est-à-dire l'orge, l'avoine, le seigle et le froment, époque où la meule tournante et le moulin à bras permirent de moudre une farine assez fine


[546]

contenant peu de son et de déchets, et où les essais de grillage et de cuisson au four tentés avec les galettes conduisirent au seul instrument de cuisson capable de perfectionnement, à la cloche à cuire avec son atmosphère humide. Ce n'est qu'ensuite que la pâte et le pain purent se perfectionner grâce à un processus de fermentation sans cesse amélioré et purent donner au début les pains-flans épais, et plus tard des pains de plus en plus légers et aérés.

Rétrospectivement, remarquons que la demi-culture des espèces de millet eut une extension géographique supérieure à notre actuel domaine des céréales. Elle comprenait l'ancien continent tout entier, s'étendait sur Formose, comprenait toute l'Afrique. Le Nouveau Monde lui appartenait aussi, car il ne possédait qu'une céréale, le maïs, qui fournissait aussi peu de véritable pain que les millets. Seuls des vestiges de la culture du millet et du sarrasin en Europe moyenne peuvent nous donner des renseignements sur l'ancien usage général de l'alimentation par les bouillies. C'est la galette qui constitue le terme de passage de la bouillie au pain. Elle remplace, aujourd'hui encore, dans beaucoup de régions, toute autre alimentation à base de céréales et, là où elle a déjà disparu, des vestiges subsistent qui nous attestent qu'elle fut la base de la nourriture. Osw. Herr eut devant lui dans les « pains des palafittes » des galettes ou gâteaux : « Ankenweggli ». Ce nom désigne actuellement, en Suisse, un petit pain au beurre. De nos jours, on connaît la galette de la Laponie jusqu'en Espagne et au nord de l'Afrique, dans tout l'est jusqu'au Japon et en Chine et, au delà encore, dans le nouveau monde sous forme de galette de maïs. Là où la galette est en usage, on emploie pour la faire indistinctement toutes sortes de fruits et de graines et non pas une seule sorte de céréales comme pour le pain. D'après mes recherches chimiques et botaniques, c'est cela précisément qui caractérise l'alimentation à base de galette. Dans une grande partie de la Russie, c'est le millet et le sarrasin qui dominent et, dans l'Hindoustan, différentes sortes de millet. Les galettes des Polonais, des Lithuaniens, des Huzules, des habitants des Carpathes de l'Orient, ainsi que celles des Serbo-Croates des Monts Velevit sont faites de millet, d'orge, de froment, d'avoine, de seigle et aussi d'épeautre de maïs, tandis que les Gorales des Carpathes de l'Occident utilisent l'orge et l'avoine. Les grains non décortiqués fournissent un aliment rude et ligneux qui contient 3 à 8 % de fibres brutes et, comme il est fortement malpropre, 1 à 2 % de sable. Les galettes et les pains-flans des Serbo-Croates, faits de Panicum


[547]

miliaceum et P. italicum, ont un goût de sable. Ceux faits avec d'autres grains blessent la langue et le palais des étrangers. Cette nourriture grossière est faite aussi dans le Nouveau-Monde avec différents fruits ou graines indistinctement, tandis que d'autres peuples récoltent pour cela les fruits sauvages des Graminées. Les Mongols récoltent actuellement encore dans le même but des graminées sauvages : Psamma villosa et Elymus giganteus. Aux époques de famine on employait l'orge (avoine) de rivage et le seigle de rivage (Elymus arenarius, Psamma maritima) sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique. On peut se demander si l'usage n'en fut pas plus répandu selon ce que l'on constate pour la Glyceria fluitans et la Zizania aquatica.

Dans le Nouveau Monde, l'alimentation en céréales ne fait pas exception à ce qui précède. Depuis les temps précolombiens, les plantes suivantes sont utilisées simultanément pour la préparation de galettes, au Chili, au Pérou, et en Argentine : Bromus Mango Desv., qu'on ne trouve plus actuellement que dans l'île de Chiloe, Bromus unioloides Willd. (en deux formes de culture : brevis et montanus), la Mandioca (Jatropha manihot, manioc, pain des Cassaves), Dolichos glycinoides, les tubercules d'un Tropaeolum, les fruits de l’Araucaria imbricata et naturellement aussi le maïs. Cela fait par conséquent huit plantes employées dans l'Amérique du sud depuis les temps primitifs jusqu'à nos jours et parmi lesquelles Bromus Mango fut la plus importante chez les indigènes du Chili. Tous sont des fruits à bouillies et à galettes, mais non à pain. Le Nouveau Monde ne connut pas la naissance du pain. Ce sont les découvreurs de l'Amérique qui apportèrent à ces peuples dépourvus de pain des céréales panifiables.

Pour les régions de la zone tempérée de l'hémisphère nord vient ensuite une époque d'emploi des céréales au sens étroit du terme et qui comprend les « fruits mêlés » ou méteil. Cette époque de transition nous révèle déjà des préoccupations correspondant à des exigences supérieures. On aperçoit en effet dans cet essor vers le pain comme quoi les exigences se portent de plus en plus vers l'ensemble des graminées à gliadine, c'est-à-dire vers les céréales panifiables à proprement parler. L'orge et l'avoine disparaissent bientôt. Puis vient la lutte entre le pain de froment et le pain de seigle, dans laquelle il n'est pas douteux que le froment l'emportera. L'avoine, le maïs et le riz ne conviennent nullement à la fabrication du pain. Ou bien ils ne contiennent aucune substance albuminoïde soluble dans l'alcool, ou bien, quand ils en possèdent, comme le maïs, celles-ci se distinguent profondément


[548]

des gliadines proprement dites du froment et du seigle. En Europe et partout où l'Européen colonise, sous les climats tempérés ou subtropicaux, c'est le froment qui finit par l'emporter, la seule céréale qui possède un gluten délavable. Un regard d'ensemble sur tous les pays producteurs d'une alimentation céréale au sens large du mot nous permet d'opposer, dans ces pays, les populations sans pain (vivant de bouillies et de galettes) aux populations à pain, et d'opposer aussi, avec autant de raison, les mangeurs de seigle aux mangeurs de froment[1].

____________________

  1. Gœthe, Œuvres complètes. Stuttgart-Tubingen, 1829, vol. 30, pp. 84 et 212 ; Sergent Bougogne (Mémoires du -), 1812-1813, Paris (Hachette), 1909, 13, 14, 38, 55, 163 et autres. Coignet (Cahiers du capitaine -) édités par Lorédan Larchey, Paris, 1911, 23, 134, 139, 148 ; Parmentier, Avis aux bonnes ménagères de faire leur pain, etc., Paris, 1772, 62, 95 ; Norris (Frank), Das Epos des Weizens, Th. 1, Der Octopus, eine Geschichte aus Kalifornien, trad. allem., 2° éd., Stuttgart, 1907, 707 ; Crookes (sir William), The Wheat problem, Londres, 1899, 3 et 34 et Adresse présidentielle à l'Assoc. britann. pour l'Avanc. des Sc. 1898, Bristol, 1898 ; Staub (Fr.), loc. cit., 118-124 et suiv ; Le Grand d'Aussy (loc. cit.), I, 104 ; Rabelais (Fr.), Gargantua I, 25 (le chapitre entier met en scène des boulangers) ; Balland (A.), loc. cit., 107-109 ; Duhamel du Monceau, Traité de la conservation des grains, Nouv. éd., Paris, 1754, et en particulier dans le supplément, Paris, 1765, p. 90 et suiv. ; Malouin (loc. cit.), 228 et 45 ; L'Houet, Zur Psychologie des Bauertums, Tubingen, 1905, 39. Sur le peu d'usage du pain de seigle en France, v. Hitier (Henri), Les céréales. Les céréales secondaires, Paris, 1909, 9.