7-1 Fermentation des pâtes (Maurizio)

De PlantUse Français
Aller à : navigation, rechercher
Céréales panifiables
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Levain, brasserie

[507]

SEPTIÈME PARTIE
LE LEVAIN, LES ÉPICES DU PAIN,
LE PAIN À L'ÉPOQUE ACTUELLE


CHAPITRE PREMIER
LES DÉBUTS DE LA FERMENTATION DES PÂTES


Un progrès considérable a été réalisé dans notre alimentation céréale lorsqu'on a commencé à faire fermenter la pâte. La fermentation acide des pâtes est un processus dont nous avons rencontré la forme la plus simple dans la fermentation des soupes acides. De même que, dans la préparation de quelques très importants breuvages (Braga, Kwasz, et autres) on connaissait l'usage du malt (grains de céréales en germination), de même les anciens peuples de l'Égypte et de Babylonie trouvèrent le moyen d'enrichir leurs pâtes en sucre par le même moyen. Le pain malté, le pain à la bière de l'ancienne Babylonie, appartiennent à la transition entre l'âge des bouillies et l'âge des galettes, par conséquent à une époque très ancienne de l'alimentation céréale. La fabrication du pain et celle de la bière étaient aussi, en Egypte, pratiquées ensemble {vers 2500 et 1800 avant J.-C.). Par une heureuse chance, un chimiste (Kreichgauer, du Caire) s'est occupé de cette question. Des pains de malt séchés au soleil ou rôtis servaient à la préparation de la bière. Leurs formes étaient diverses. Ce sont les pains que Wittmack et Woenig (loc. cit.) ont décrits et figurés comme pains d'offrande. Ils étaient plats, ronds, longs, anguleux, carrés, mousses, polyédriques, coniques ou pyriformes, demi-sphériques. Ceux qui étaient plats, « de la grandeur d'une assiette et de l'épaisseur du pouce, avaient parfois un bord relevé ». Que les Egyptiens aient ou non connu l'art de faire lever les pâtes, cette description (Woenig et d'autres) suffit à prouver que ces pains étaient des flans


[508]

(ou galettes). Ce sont de vrais flans que l'on voit fabriqués dans la boulangerie royale sur la grande peinture du tombeau de Ramsès III (environ 1200 avant J.-C.). Les pains égyptiens étudiés par Wittmack (XIIe et XVIIIe siècle, dynasties, environ 2500 avant J.-C.) étaient des galettes d'orge[1]. En les étudiant exactement, il trouva des fragments de grains entiers, des glumes et des barbes d'épis. Avec les pains rituels ou figuratifs de l'Égypte, on en trouve qui sont des imitations en argile. On supposait que ces simulacres, par quelque processus surnaturel, pouvaient tenir lieu de vrais pains au défunt. A la même pensée répond la présence dans les tombeaux d'oies rôties en albâtre ou en bois, de dattes en bois, d'urnes ou de cruches, non pas creuses, mais pleines et en argile massive.

Les pains égyptiens donnaient par macération, selon leur préparation, soit de la bière brune, soit de la bière blonde (par exemple en Haute-Egypte), mais on les mangeait aussi comme pain. Nous savons peu de chose sur ce point. Peut-être que Justus Liebig avait en vue un procédé de ce genre lorsqu'il appelait la bière « du pain liquide ». Suivant Hrozny, les expressions pain buvable et bière mangeable étaient d'usage courant chez les Babyloniens. Ce que l'ancien testament nous dit des mœurs juives aurait, semble-t-il, besoin d'être éclairci, par exemple Néhémie, 10, 37 : les prémices de notre pâte et de nos biens. Et aussi 10, 39 et 12, 44.

Mais ici on ne fait plus avancer la question si on ne commence pas par distinguer les unes des autres les formes successives prises par l'alimentation céréale. Je pense que, seul, Sumcow (loc. cit.) a essayé, il y a plus de 20 ans, d'y mettre de l'ordre. Lorsque j'ai établi, il y a 12 ans, la série : âge des soupes, âge des bouillies, âge des galettes, âge du pain, Rütimeyer exprima l'opinion que cette « division ternaire » de l'évolution, du pain, comme il s'exprimait, était empruntée à Benndorf. Mais ceci repose sur une erreur. L'endroit dont il s'agit (Eranos, Vindob. 373) est reproduit par Blümner (loc. cit.). D'après lui, le développement qui aboutit au pain se fait en quatre étapes : 1) utilisation immédiate du grain laiteux ou mûr, qui est brisé, concassé ou grillé ; 2) préparation avec la farine d'une bouillie plus au moins fine, qui, crue ou bouillie, est mangée ou bue ; 3) rôtissage ou grillage de galettes ou de flans sur des pierres chaudes, dans la cendre, dans des pots ou des cruches de terre. Benndorf ajoute que la production ne passe à la forme d'une industrie qu'après la découverte du levain et d'abord dans les villes. Cette conception n'est pas fausse. Mais

____________________

  1. Wittmack (L.), Sitzungsber. Ges. Naturfr., Jg., 1896, Nr. 5, 70 et suiv.


[509]

il y manque l'indication du lien unissant ces diverses étapes de l'alimentation, de la façon dont les unes ont eu pour base les autres, problèmes qui, à cette époque, ne pouvaient pas être résolus. L'emploi du levain, comme je l'indique dans ce livre, dérive des soupes. Les commencements du levain du pain se trouvent ainsi expliqués d'une façon suffisante[1]. Dans la Bible, on ne trouve pas sur le pain suri ou sur le pain non suri d'autres passages que ceux que tout le monde connaît. Il est souvent question de ce dernier, et de la levure, mais nulle part du levain lui-même. Il est probable qu'au commencement on transporta le levain d'une opération de fermentation à l'autre, parce que cela renforce l'action des bactéries et des levures, comme la culture des bactéries par la méthode cumulative (des passages) des bactériologistes. En tout cas on chercha de très bonne heure à conserver actif le levain, à prolonger la durée de ses précieuses propriétés à l'aide d'épices conservatrices dont il va être question ci-dessous.

Quand un boulanger se trouve privé de levain, il ne se fait pas volontiers du levain neuf. Il aime mieux s'en procurer chez le plus proche confrère. Il en fut de même avant toute commercialisation de la boulangerie. L'histoire primitive du levain devrait nous être révélée au plus tôt par les usages et mœurs des peuples chez lesquels le pain est encore une nouveauté et chez lesquels la conduite de la fermentation est encore à ses débuts. On trouve quelques renseignements là-dessus dans Staub, Malouin, Parmentier, Le Grand d'Aussy. Mais les usages populaires des Slaves me paraissent remonter à un temps plus ancien. Dans les campagnes de la Pologne, on se donnait beaucoup de mal pour conserver le levain et le renouveler comme il convient. Les bons récipients à levain ou à fermentation sont objet d'héritage et viennent des pères et des grands-pères, car « ils sont accoutumés à la fermentation et on sait, avec eux, comment vit le levain ». Quand on achète un nouveau récipient pour cet usage, c'est toujours sous la condition que le tonnelier le fabriquera aussi rapidement que possible afin qu'aussi la pâte lève dans le délai minimum. On cherche un bois sans départ de branches et de préférence on choisit le chêne. Si on est dans un pays où le chêne ne pousse

____________________

  1. Gloger (Z.) et Piatkowska (Jgn.), Wisla, 1898, Bd. 12, 336, 343, 560 ; Rokossowska (Z.), Wisla, 1899, Bd. 13, 153 et suiv. (Description détaillée) ; Bojarska (J.), Ziemia (Revue polonaise de la société pour le folklore), Varsovie. 1913, Jg. 4, 157 ; Blümner (H.), loc. cit., 58 ; Hrozny (loc. cit.) ; Kreichgauer, Kairo, Aegyptische Nachrichten, Le Caire, 1914, Jg. 8, Nr. 86 à 92. 15, 28 avril 1914 ; Reymont (W.), dans son roman Les paysans, V. œuvres complètes. Traduction française, Paris, Payot.


[510]

pas, on s'arrange pour qu'au moins un bout de planche soit en chêne. La cuve à levain à couvercle, dont il est question ici, sert aussi parfois accessoirement de berceau. Dans ses lettres de Grèce, Flaubert parle de cette coutume. Du reste, ce récipient a la place d'honneur dans la maison des paysans, il se trouve sur le banc, au-dessous des images saintes, et, même quand il vient des hôtes, on ne le dérange pas de sa place. Il reste là même pendant la fête d'un mariage. Dans un récipient neuf, la pâte ne surit que très lentement, parfois au bout de quatre jours seulement. On dit que tout « courant d'air est nuisible » à la pâte mélangée de levain. On traite le récipient en question presque comme un être vivant. Il y a des cuves qui supportent le froid, d'autres aiment la chaleur, chaque cuve a ses habitudes et ses goûts. Il y en a qui s'arrangent d'entendre du bruit, et d'autres qui veulent du calme. On ne doit jamais les prêter que par un temps ensoleillé, jamais la nuit « afin qu'elles ne se refroidissent pas ». Mais, comme la pelle, on prête très peu volontiers cette cuve, car une ménagère maladroite est dans le cas de gâter le levain en y mettant de l'eau bouillante (Bojarska). Il y a d'autres coutumes relatives au levain dont la signification me semble obscure et qui sont peut-être dépourvues de signification, de sorte qu'on perdrait son temps à vouloir leur en trouver une. Dans le célèbre roman de Reymont : Les paysans, il est fait mention du soin avec lequel les paysannes traitent la cuve au levain, elles la couvrent avec une peau de brebis ou la cachent sous le « lit de plume » et à ceci se rattache une « devinette » que l'on fait trouver aux enfants : « Ça remue sous la couverture et pourtant ça n'a ni corps ni âme ». Dans le roman de Reymont, pendant la préparation du repas de noces, la paysanne surveillait la pâte du gâteau, où on avait mis du fromage et du miel, et qui se tenait au chaud sous la couverture, en attendant qu'on la fasse cuire sur le poêle. Les invités mangent ensuite, en le trouvant délicieux, le festin, dont la composition nous semble aussi préhistorique que la surveillance de la fermentation elle-même. Le premier service consistait en barszcz, avec des champignons et des pommes de terre entières. Vinrent ensuite des harengs pannés, avec du miel et cuits dans de l'huile de chénevis. Après cela des galettes de froment avec du pavot, du chou avec des champignons dans la même huile, et, pour finir, un gâteau de pavots avec du miel, rôti dans de l'huile d'œillette, car c'était un jour maigre et il n'eût pas été convenable de servir des gâteaux, ou autres pâtisseries, au lait ou au beurre.

En tout cas la pratique du rajeunissement fréquent du ferment


[511]

acide est très ancienne. Nous la connaissons à partir des soupes acides elles-mêmes. Il arriva la même chose pour la levure sèche sous la forme du levain préparé, dont la boulangerie française et viennoise connaissent plusieurs étapes successives. Les écrivains romains se sont contentés de noter de brefs renseignements. Chez les Romains, le plus souvent, le pain était du pain levé. Pour préparer le levain, on avait deux méthodes. Tantôt on en préparait une grande quantité pour un usage prolongé, tantôt on en faisait de frais pour chaque fournée. Un peu plus claires sont nos informations en ce qui concerne l'époque de Pline : on préparait l'agent de la fermentation à partir de la farine même, qui devait être cuite, que l'on pétrissait avant de l'avoir salée, puis on faisait bouillir cette bouillie et on la laissait au repos jusqu'à ce qu'elle ait suri.

En général on ne laissait pas s'échauffer la pâte neuve seule, mais on prenait chaque fois un peu de la pâte du jour précédent (Blümner). Tous les renseignements que l'on possède semblent indiquer que la production du levain a continué de se faire par les mêmes moyens depuis les origines de l'invention jusqu'à nos jours.

On trouve toute sorte d'autres aperçus sur les commencements de la fermentation des pâtes dans les nombreux écrits qui traitent du pain dans les croyances populaires et des superstitions populaires relatives aux démons, des pains figurés, des pains rituels[1]. Le sacrifice des prémices de l'orge précéda chez les Juifs celui du blé. La conclusion principale à ce point de vue est que l'offrande du grain grillé et de la bouillie était plus ancienne que celle des galettes et du pain, enfin qu'en Egypte comme en Israël et souvent aussi aux époques chrétiennes, le pain symbolique était un pain de sacrifice, un flan. La question est de savoir si les croyances populaires nous renseignent sur la matérialité de ce qui se passa

____________________

  1. Woenig (Franz), loc. cit. ; Höfler (Max), Zeitsch. f. österr. Volkskunde (Gâteaux de Noël), Bd. 11, Supplementheft B, 77, p. 1905. Sur les gâteaux de Pâques, Bd. 12, Supplementheft 4. 1906, 67 p. et planches. Sur les gâteaux de la Toussaint, Bd, 13, 1907, Hft. 3. Sur les gâteaux à figures des jours gras, du carême, Bd. 14. Supplement Hft. 5, 1908. Sur les gâteaux à figure des fêtes de la naissance ou de l'accouchement, Bd. 15, Hft. 3-4. 1909. Sur les gâteaux à figure du solstice d'été, Bd. 16, Hft 3, 1910. Gâteaux à figure gallo-romains : Arch. f. Anthrop., 1912, N. F., Bd. 11, Hft. 4. Tous ces articles avec figures ; Wawrzeniecki (Marjan) (sur les gâteaux à figure de Pologne). Pamietnik fizyograficzny, Varsovie, 1913, Bd. 21, 39. T. 1 à IV ; Kühnau (Richard), Die Bedeutung des Backens u. d. Brotens in Dämonenglb. d. Deutsch. Volkes. Beil. z. Jhber. d. städtischen Katolisch Gymn. zu Patschkau (Ostern, 1900), Patschkau, 1900, 44 pages ; Mitteil. d. schlesisch. Ges. f. Volkskunde, 1901, Hft. 8, no 2, 25-44 ; Haberlandt (C.), Das Brot in Volksglauben. Globus, 42. 1882, 76 et suiv. (a utilisé environ 300 numéros bibliographiques) ; Guthe (H.), Unter Opfer (loc. cit.) ; Saintyves (P.), Essais de folklore biblique, Paris, Nourry, 1923, 483 pp. (ouvrage capital avec beaucoup d'indications sur les produits de l'agriculture hébraïque).


[512]

à propos de l'alimentation céréale. Il y a des expressions, des règles de conduite enveloppées dans des calembours, des proverbes, qui se rapportent à tout ce qui se passe entre la moisson et la fabrication du pain et qui comparent l'évolution de la pâte et du pain aux incidents de la vie humaine ou les y transportent. Ces assimilations n'ont sans doute aucun rapport avec la démonologie. Elles résultent simplement de l'observation de ce qui se passe de la récolte à la panification et constituent un recueil d'instructions pour le succès de l'opération, elles ont pour explication l'estime que l'on a pour le pain et elles sont le résumé de l'expérience.

D'autre nature sont les croyances relatives au pain comme moyen curatif, comme moyen de combattre les mauvaises influences, particulièrement de l'ordre des charmes, comme moyen aussi d'exercer des effets bienfaisants. Du même ordre est le rôle attribué au pain comme objet de miracles, la multiplication des pains dans le nouveau Testament et la transsubstantiation dans la Cène. Les gâteaux que l'on cuit en souvenir du pain miraculeux de saint Emilion, les pains qu'on offre en France, le 5 février, à sainte Agathe, sont des pains modernes et ne nous apprennent rien sur l'évolution de l'usage du pain. Cependant il est désirable que des naturalistes s'occupent plus qu'on ne l'a fait jusqu'à présent de ces traditions populaires. Le pain de sainte Agathe est un pain que les paysans de la Bresse, de l'Auvergne, de la Normandie et d'autres parties de la France font bénir par le curé le jour de sainte Agathe et partagent à leurs parents et amis, afin que les petits morceaux de ce pain les préservent de la foudre et de l'incendie. De même les femmes font bénir du pain après leurs couches. Balland a examiné de tels pains, vieux de 30 à 50 ans, pour rechercher s'ils se comportaient comme les nôtres au point de vue de l'imbibition par l'eau. Ils ne diffèrent pas des nôtres et, ce qui était instructif en cela, c'est que, ne démentant pas leur origine, ils avaient la teneur en eau du grain, c'est-à-dire possédaient 11,1 % à 14% d'eau[1]. Ce sont de simples témoins de cette croyance aux démons que s'était fabriquée l'homme avant de s'être fabriqué du pain et qui brave tous les progrès des peuples. Cette croyance est, naturellement, plus ancienne que la culture du sol et inextirpable de l'âme populaire. Ce qui est certain, c'est que des croyances très primitives sont ensuite rattachées à des acquisitions bien plus récentes de la civilisation, lesquelles, par conséquent, n'exis-

____________________

  1. Balland (A.), Revue des services de l'Intend. militaires, 1892. Reproduit dans Recherches sur les blés, les farines et le pain du même. Paris, Lavauzelle, 1894, 222.


[513]

taient pas quand ces croyances commencèrent. Ces superstitions se sont emparées ainsi du four à pain, du balai de four, du pain même. Rien n'empêchera l'homme de transporter ses superstitions à son parapluie ou à son allumoir à essence. Si intéressante que soit la matière que constituent les croyances populaires relatives aux démons, il est difficile de lui trouver une utilité manifeste pour l'histoire de l'alimentation.