3-7 Espèces oléagineuses (Maurizio)
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Les espèces oléagineuses constituent un groupe de plantes utiles dont la culture diminue d'une façon frappante. Nous savons que la culture du lin, Linum usitatissimum et du chanvre, Cannabis sativa (teneur en huile 32 à 36 %) est très étendue en Europe, qu'elle atteint jusqu'au 65e degré de latitude et que le chanvre même réussit dans des régions plus septentrionales encore. Cependant la culture de ces deux plantes est passée en l'espace de vingt ans de 1 % de la surface cultivée à 0,1 %, elle ne s'est accrue qu'en Belgique. Après ces deux plantes on peut citer par ordre d'importance les crucifères. Parmi celles-ci les espèces qui fournissent de l'huile étaient des plus utilisées tout récemment encore. La culture du colza (Brassica Napus oleifera D. C.) et de la navette (Brassica Rapa oleifera) avec une teneur en huile de 45 % est en forte régression en tous pays. En Allemagne, dans les années 1878 à 1893, l'espace occupé par ces deux plantes est tombé de 1,3 % de la surface cultivée à 0,7 %. Dans d'autres pays la chute fut plus considérable encore ; au Danemark on passe de 1,1 % à 0,1 %
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(Engelbrecht, loc. cit.). Actuellement le colza n'est plus cultivé en grande quantité que dans l'est où l'huile de colza est beaucoup employée, en temps de carême particulièrement, chez les catholiques de l'église d'orient. Ces croyants s'abstiennent alors de beurre, car l'église grecque étend les restrictions du carême aux œufs et aux aliments à base de lait. Cependant l'huile de colza fut autrefois l'huile alimentaire d'une grande partie des autres pays d'Europe, car le colza, la navette et la cameline (Camelina sativa) appartiennent au stock le plus ancien des plantes utiles indigènes. Comme l'huile de colza était un produit commercial, la culture du colza influait beaucoup sur l'évaluation du revenu des biens fonciers. On peut s'en rendre compte en parcourant les revues agronomiques du début du XIXe siècle. Pourtant, dès les années 1850 à 1860 le règne du colza était déjà terminé. Ensuite l'usage n'en fut plus pratiqué que par les classes pauvres et actuellement il est abandonné même par celles-ci dans l'Europe centrale. Autrefois tous les paysans de l'Europe occidentale cultivaient quelques plantes à graines oléagineuses pour leur usage particulier. En Suisse, où l'on appelait le colza du « Lewat », on le cultivait avec des raves. On y récoltait en premier lieu le colza que l'on portait au pressoir. Le dimanche suivant était jour de fête pour la famille ; la maîtresse de maison faisait des gâteaux avec cette huile et ces gâteaux étaient pour les enfants une véritable « nourriture de dieux »[1]. L'huile du colza légèrement pressé est une très bonne huile de table ; quand on presse le colza plus fort, ou à chaud, l'huile prend au contraire une saveur et une odeur âcres. Dans les quartiers pauvres des villes polonaises l'air est chargé des relents de cette huile, surtout en temps de carême. On constate la même chose à la campagne.
La culture de la cameline, Camelina sativa Crtz. (teneur en huile : environ 30 %) montre une régression plus considérable encore ; en France et en Allemagne la surface cultivée en cameline a diminué des 2/3 pendant les années 1861 à 1882. Il en va de même de la moutarde blanche Sinapis alba L., de la rave à huile [Ölrettich : radis oléagineux] Raphanus oleiferus L. (R. chinensis L.). Parmi les composées, le soleil Helianthus annuus L. a été abandonné il y a déjà très longtemps comme plante à graisse ; tous les tourteaux de cette Composée nous vinrent de Russie ou de Hongrie. La deuxième Composée dont nous avons à parler est Madia sativa Molin, c'est une plante relativement récente pour nous et de peu d'extension. Le pavot (Papaver
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- ↑ Schlumpf (G.), D. Zürcher Oberland seit d. J. 1860, N. Zürcher. Zt. von, 5 V, u. 12, V, 1925.
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somniferum L.) qui fournit environ 40 % de très bonne huile de table, est une très ancienne plante oléagineuse dont la culture est délaissée de plus en plus. Entre 1862 et 1882, les surfaces cultivées en pavot ont diminué de moitié en France et des 2/3 en Allemagne. Les graines de courge, de Cucurbita Pepo L., sont à compter parmi les nombreuses graines utilisées en Russie pour l'obtention de l'huile ; nous les citons ici parce qu'on n'y a pas renoncé même après la guerre mais qu'on essaie au contraire d'en augmenter la teneur en huile par la culture[1]. La courge ordinaire a peu de grains, leur teneur en huile va jusqu'à 38 % ; le type nouveau « Kokos allemand » en a beaucoup avec une teneur en huile qui va jusqu'à 53 %. Je terminerai cette revue en citant une plante oléagineuse de culture, dont les plus proches parents sont indigènes chez nous depuis l'époque tertiaire et qui est cultivée depuis l'époque néolithique sous la forme que nous lui connaissons encore aujourd'hui : le noyer Juglans regia L. Le noyer prospère dans toute l'Allemagne du nord ; sur le versant septentrional des Alpes il monte jusqu'à une altitude de 1.200 mètres tandis que son extension méridionale coïncide à peu près avec la limite de la vigne mais pas partout cependant[2]. On s'intéresse particulièrement à sa culture en France[3] où l'on en connaît plus de 40 formes cultivées. Parmi ces variétés il en est une dont les noix poussent par grappes de 6 à 8 et une autre dans laquelle la coque lignifiée des fruits est remplacée par une coque parcheminée. La teneur des noix en huile varie de 52 à 62 %. Pressée à froid la noix fournit une excellente huile de table. Les espèces J. cinerea L. et J. nigra L. ainsi que Carya furent employées jadis dans l'Amérique du Nord à la production de l'huile.
Il existait encore d'autres plantes, parmi lesquelles des plantes de culture qui nous fournissaient de l'huile. Des écrits plus anciens pourront renseigner sur celles que je n'énumère pas ici[4]. Je me contenterai de nommer celles qui, non seulement furent utilisées
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- ↑ D. neue Oelkürbis. Ang. Bot., Bd. 7, 1925, 375.
- ↑ Neuweiler (E.), 1905, 60 et suiv. (renseignements sur l'origine et la répartition du noyer sauvage).
- ↑ Lesourd (F.), Le noyer, Paris, Libr. Agricole, 1920, 186 pp. ; Fallot (B.), Le noyer et ses produits. Tirage à part du Journ. d'Agr. pratique, Paris, O. J. 275. Produit annuel 500 à 700.000 quintaux. Valeur (1904-1913) 25 à 30 millions de francs.
- ↑ Ici encore, divers vol. de l’Encyclopédie de Krünitz et aussi Albrecht (Heinr.), D. Vorteilhafte Gewinnung des Oels od. Anweisung., etc. Quedlinburg et Leipzig, 1825, 192 ; Leuchs (J. C.), Vollst. Oel-u. Fettkunde, od. theoretisch prakt. Anweisung., etc., Nuremberg, 1832, 280 pp., 66-198. ; Suckow (G. Ad.), Oekonom. Bot., Mannheim, 1777, p. 428 et suiv. (indication de 18 espèces indigènes cultivées produisant des huiles alimentaires ; Mattirolo, loc. cit., 134 et suiv.
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dans les années de disette, mais dont on avait coutume de presser les graines partout, même si leur emploi était assez limité. Il se peut que ces plantes soient parfois d'une valeur un peu problématique et que leur exploitation donne de minces résultats mais il ne nous est pas permis cependant de les négliger parce que, à défaut d'autres renseignements sur elles, nous leur connaissons au moins les qualités suivantes : elles donnent une bonne huile, assimilable, de goût agréable comme l'huile d'olives et l'huile de pavot et très utilisable en cuisine, etc., etc. On peut citer tout d'abord comme graines de ce genre les amandes et les graines de presque tous les fruits ainsi que le marc de raisin ; on peut citer ensuite Prunus padus, Isatis tinctoria, des espèces de sauge (Salvia) et de saponaire, Cardamine pratensis, Lactuca sativa, Hesperis matronalis (julienne des dames), Antirrhinum majus (muflier), Cochlearia officinalis (raifort) et Galeopsis Tetrahit. Quelques-unes de ces « plantes à graisse » n'ont été pressées naturellement que par petites quantités parce qu'elles poussent rarement en formation végétale dense. D'autres sont au nombre des plantes de ramassage ou des végétaux utilisés aux époques de famine. Il faut citer aussi quelques plantes oléagineuses que nous n'avons pas utilisées ou bien qui, étrangères à notre flore, s'y rattachent cependant. D'après Mattirolo, on utilise dans quelques vallées du Piémont les plantes suivantes pour en faire de l'huile : les amandes de Prunus brigantiaca, les fruits de Cornus sanguinea (le cornouiller), les graines de C. mas L. et de Ligustrum vulgare (troène) de même que les anciens Egyptiens utilisaient les graines de l'ortie et Onopordon Acanthium L. D'autres Composées peuvent, paraît-il, être employées dans le même but, ce sont : Echinops sphærocephalus L., E. ritro L., et Arctium Lappa L. (bardane). On a toujours utilisé en Italie les pépins de raisin comme graines oléagineuses et tout récemment il s'est fondé une industrie qui fabrique de l'huile avec les pépins de tomates, résidus des fabriques de conserves.
Les graisses sont aussi utiles à l'homme comme moyen d'éclairage et comme matière première pour la fabrication du savon. Pour que notre étude des graisses dans l'histoire de la civilisation soit complète, il faut que nous n'omettions pas de les considérer à ces deux points de vue. Un ouvrage en préparation traitera de l'ensemble de la question des graisses. Mais ici je m'occupe surtout des graisses en leur qualité d'aliment. Les graisses sont les meilleurs véhicules du carbone dans notre alimentation et, en cela, elles sont très supérieures aux hydrates de carbone. La combustion d'un kilo de graisse donne 9.455 calories pour l'huile d'olives ;
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9.319 à 9.329 calories pour le beurre et d'autres graisses d'origine animale, par contre la même quantité d'amidon n'en donne que 4.116 et les divers sucres que 3.692 à 3.960. Les Indiens qui connaissaient la valeur nutritive des graisses, recueillaient les « yeux gras » flottant à la surface des bouillons ; d'autres peuples primitifs pressaient l'huile entre des planches. Il est évident que les lacustres connaissaient le pressage à froid ainsi que l'utilisation du pavot, des Crucifères et de la noisette comme sources oléagineuses. Nous ne les avons guère dépassés et, avant l'« extraction », qui n'apparaît qu'en 1860, nous avons pratiqué exclusivement le pressage. Actuellement comme autrefois les meilleures huiles de table sont fournies par le pressage à froid des graines. A cette technique primitive appartiennent les instruments suivants : la presse à levier avec, comme poids, une pierre suspendue ; la presse qui fonctionne avec des coins ; la presse qui fonctionne avec une vis en bois ; les moulins à pilons analogues à ceux qui sont employés pour fouler les peaux ou pour décortiquer les céréales et qui pressent l'huile en broyant les graines ; le moulin à lourde meule de pierre, qui écrase les graines en tournant comme une roue, agissant comme pour le pétrissage des pâtes dures dans la fabrication des pâtes alimentaires. Quelques-unes de ces presses se retrouvent depuis l'archipel malais jusqu'en Europe, à travers toute l'étendue de l'Asie. On les reconnaît sans cesse avec leurs caractères communs chez les Huzules de la Galicie orientale, en Suisse, jusqu'en Espagne, en Tunisie, en Algérie. Et, au fond, le pressage avec utilisation de la force hydraulique, tel qu'on l'applique dans les grandes huileries, ne procède pas d'un autre principe. Dans la confection primitive des graisses on humectait et on faisait déjà chauffer les graines avant de les presser[1]. La seule nouveauté fut donc l'extraction à l'aide de substances dissolvantes des graisses et surtout de ligroïne et de sulfure de carbone. On fait évaporer ensuite le dissolvant et on l'emploie à plusieurs reprises. Mais les huileries modernes se servent aussi bien de pressage pur et simple que de l'extraction. Les débuts de cette industrie nous amènent à Marseille, centre européen le plus ancien pour l'importation et la fabrication des graisses et des
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- ↑ Szuchiewicz (W.), loc. cit., Aargauische Landwirtsch. Ges., D. Landwirtsch. i. Kt., Aargau, z. Feier d. 100 jähriq. Bestehens Aargau. 1911, 76 ; Hager (K.), Flachs u. Hanf. u. i. Verarb. i. Bündner Oberland. Jahrb. d. Schweiz. Alpenklubs, Jg. 53. Bern, 1919, fig. 18, 22. Tous ces auteurs donnent de bonnes figures des presses à huile. Dans Fallot (loc. cit.), une presse à noix. Une forme ancienne dans Leuchs (loc. cit.). D'autres du XVIIIe siècle dans Krünitz. Pour l'antiquité, cf. les vol. 3 et 4 de Ringelmann (loc. cit.).
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savons. De Marseille, et depuis 1840 environ, l'industrie des graisses s'est répandue en Allemagne, en Hollande et en Autriche, elle s'est installée partout dans les ports. Les graines du coton, le sésame, la pistache donnent des huiles liquides ; les noix de coco et les noyaux de dattes fournissent des graisses solides. Il n'est pas en Europe de pays industriel qui puisse se tirer d'affaire sans « palmine, kunerol, cérès » [ce sont des marques allemandes de margarine], etc., c'est-à-dire sans graisses exotiques. On ne peut se passer non plus de graisses animales sous forme de margarine et de saindoux américain. C'est Mège-Mouriès qui produisit de la margarine en 1869 pour la première fois. Il y fut poussé par Napoléon III qui désirait avoir pour sa marine de guerre une graisse alimentaire de bonne conservation. Le produit est ainsi appelé parce qu'il est composé des parties facilement fusibles de la graisse animale mélangée avec les acides gras C16, C18, désignés sous la rubrique d'oléo-margarine. Cette graisse fut consommée pour la première fois en grand pendant le siège de Paris en 1870, on l'appelait alors « graisse de bouche » ou « beurre de Paris »[1]. Cependant la fabrication de la margarine s'était répandue en Europe et en Amérique. Actuellement cette industrie produit des mélanges de graisses animales et de graisses végétales, elle n'emploie en aucun cas de matières premières de mauvaise qualité. Ce qui peut inquiéter, ce n'est nullement la fabrication elle-même, qui est abondante, irréprochable, mais son principe même, car on doit tenir pour suspecte : toute manipulation industrielle de produit alimentaire. La législation n'en autorise la vente que sous le nom particulier au produit, la désignation de « beurre » est interdite. L'existence de margarine dans le beurre est facile à dépister depuis qu'une loi allemande relative à la fabrication des margarines (15 juillet 1897) prescrit d'y incorporer 10 % d'huile de sésame[2], produit facile à retrouver dans les beurres même quand il y est mélangé en très petites quantités. La bonne margarine est à peine meilleur marché que le beurre de cuisine, mais elle est d'un emploi plus économique parce qu'elle ne contient que 16 % d'eau, alors que le beurre en contient au moins 20 %. La margarine s'est donc rapidement répandue dans presque toutes les classes de la société. Car « faire sa cuisine au beurre » est un luxe que l'ouvrier d'usine ne se permet pas. Sa femme emploie pour cet usage une graisse industrielle et elle ne fait guère de tartines qu'avec du saindoux. Souvent aussi elle emploie pour cela
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- ↑ Bourdeau, Hist. de l'alimentation, Paris, Alcan, 1894.
- ↑ Au moins 10 % d'après le manuel suisse des matières alimentaires, Berne, 1917, 3 Auf. 53. Dans d'autres pays réglementation analogue. Pour le beurre la teneur en graisses doit être de 80 %.
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la margarine, mais jamais le beurre. Et il en est ainsi, non seulement dans la classe moyenne, mais aussi parmi les fonctionnaires, et même dans les professions libérales. Dans les grandes villes la margarine et la Palmine sont utilisées aussi par des gens très aisés, parce que leur cuisinière en a l'habitude. On en use d'énormes quantités dans les pays exportateurs de beurre, en Hollande, au Danemark et en Suisse. Pour raison d'économie on l'emploie même dans les campagnes. Il n'est pas de village des vallées alpestres ou de l'orient slave qui ne connaisse aujourd'hui la margarine. Aussi, c'en est fait des graisses végétales de fabrication locale. Le consommateur est passé finalement à la graisse analogue au beurre, à la graisse demi-solide, puis solide et les graisses industrielles remplacent les graisses employées autrefois, y compris le beurre. L'industrie vient au devant du consommateur et ce n'est pas sans raison qu'en Suisse le livre des produits alimentaires dit ceci : « Le nom de « margarine » désigne une graisse ressemblant au beurre par sa couleur et sa consistance, mais dont la teneur graisseuse ne lui vient pas du lait ou du moins pas exclusivement. » C'est un avantage pour l'acheteur de trouver dans ce corps graisseux un peu de graisse naturelle, comme du beurre ou des graisses végétales, et non des produits chimiques exclusivement.
Mais il n'est pas cependant de graisse industrielle, quelle qu'elle soit, qui puisse soutenir la comparaison avec les graisses naturelles. Les peuples sauvages usent abondamment de ces dernières et les estiment hautement. Toute graisse végétale exprimée à froid est une graisse naturelle. Les Esquimaux ont une prédilection marquée pour la graisse crue de phoque coupée en petits dés. Fridj. Nansen, en vivant parmi les Esquimaux, apprit à apprécier cette graisse et à la considérer comme un vrai régal. Il donna raison aux Esquimaux dans le jugement qu'ils portent sur la graisse fondue des Européens, ils trouvent cette graisse mauvaise et entachée d'un goût de cuisine qui leur répugne. Autrefois nous utilisions beaucoup de graisses végétales, le goût qu'ont conservé les enfants pour beaucoup de graines graisseuses, entre autres pour les pignons, les faines, etc., est une survivance de cette coutume. Seuls les Russes sont restés fidèles à ces graisses naturelles. Les gens du midi satisfont leur besoin de graisses crues en mangeant avec leur pain des olives salées qui sont d'un goût excellent. Ces olives subissent, avant d'être salées, une fermentation légère. Seules les noix nous fournissent de ces graisses naturelles si nous faisons abstraction de l'huile à salades, remplacée d'ailleurs souvent par du beurre.
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Le beurre est la plus récente acquisition des hommes dans la série des graisses naturelles. Il est impossible de parler du beurre sans remonter aux origines de l'écrémage. Comme il n'est pas possible aux gouttelettes graisseuses de monter en surface si le lait ne reste pas à l'état liquide, comme, d'autre part, cet état liquide cesse dès que le lait « tourne » sous l'influence de la chaleur, il est évident qu'aux débuts de la civilisation l'homme ne put découvrir l'écrémage ailleurs que dans des régions relativement froides. Il faut, en effet, que la température reste basse pour que le lait ne tourne pas avant qu'une quantité suffisante de crème en soit montée. Donc il faut chercher le pays d'origine de la récolte de la crème dans des pays assez froids, et ce début d'industrie laitière marqua la première étape dans la voie qui devait conduire à la préparation du beurre. Dans les pays chauds, on dut se contenter de fabriquer du beurre avec le lait complet. L'écrémage s'est établi dans les hauts plateaux asiatiques, en Mongolie, au Caucase, dans l'Europe septentrionale et moyenne[1]. La consommation du beurre, c'est-à-dire d'une graisse ayant la consistance voulue pour être coupée ou « beurrée » ne se fait que dans une petite partie de la terre. L'emploi du lait était en effet demeuré inconnu aux indigènes de l'Amérique, il est encore inconnu dans une grande partie de l'Asie orientale, les Chinois résistent à toute alimentation lactée. Depuis les temps les plus reculés on n'a fait appel en Chine qu'à la capacité de travail des bovidés, on les a tout à fait négligés au point de vue de la production du lait. Suivant les annales du pays, les Chinois auraient importé les bovidés de l'ouest, mais à une époque si lointaine que le pays d'où ils les amenèrent n'aurait pas encore connu l'utilisation des bovidés comme producteurs de lait[2]. Pour toutes ces raisons il n'existe à notre connaissance qu'un unique domaine géographique, assez étendu d'ailleurs, où l'emploi de lait soit habituel, mais, là encore, les régions méridionales sont pauvres de lait et de beurre.
Martiny doute qu'il faille considérer la fabrication du beurre comme avantageuse du point de vue de l'économie sociale. L'écrémage, en effet, diminue la valeur du lait et, de plus, il exige beau-
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- ↑ Martiny (Benno), Gesch. d. Rahmgewinnung. J. Die Aufrahmung. Gesch. i.Entw. v. d. frühesten Zeiten bis z. Gegenw., Leipzig, 1909, 155 p., avec nombreuses figures et plus de 100 p. de compléments, avec exposé détaillé sur le beurre. Sur l'huile cf. Hahn (Ed.), Alter d. wirtsch. Kultur., Heidelberg, 1905, 110 et 164.
- ↑ Autres renseignements dans Wagner (Wilhelm), D. chinesische Landwirthsch, Berlin, 1926, p. 573 et suiv. On ne comprend pas ce qui a empêché les Chinois de faire l'invention eux-mêmes, même en admettant que les aliments dérivés du lait les séduisent moins que les Mongols.
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coup de peine, de soins et de frais : « Si le beurre n'avait pas été inventé, s'il n'était pas devenu une nécessité absolue... sa découverte ne trouverait plus moyen de se répandre de nos jours. » Ces paroles sont un certificat de complaisance donné à la civilisation qui n'a pas craint de remplacer par des graisses cuites tant de nos graisses naturelles [rohen Fette : plutôt graisses brutes]. Il a souvent été question ici des rapports de notre période de machinisme avec l'alimentation. Tout récemment encore, Gauducheau a fait à ce propos quelques remarques générales et absolument justes[1].
On a employé autrefois de grandes quantités de graisses animales pour s'éclairer. De nos jours on en utilise encore beaucoup pour la préparation du savon. Cet emploi a son retentissement naturel sur la culture des graines oléagineuses. Je ne m'arrêterai pas longtemps sur les savons. Les substances les plus anciennement utilisées pour le nettoyage furent l'urine et la terre à foulon, c'est-à-dire certaines argiles à grains fins. Les anciens ne connaissaient pas le savon proprement dit. A Rome, les drapiers et les foulons disposaient de grands pots de terre dans les rues et ils les rentraient quand les passants les avaient remplis d'urine. Nos drapiers actuels utilisent encore le savon ammoniacal liquide provenant de l'urine humaine et animale[2]. Le manque de graisses et de savon pendant la guerre mondiale obligea parfois la population à utiliser pour ses lavages diverses espèces d'argile. La fabrication moderne du savon se pratique à partir du suif et des déchets graisseux. Elle utilise les résidus graisseux de toutes sortes provenant de la fabrication de l'huile d'olives, et n'emploie que rarement des graisses végétales indigènes. Les savons fabriqués uniquement avec les résidus d'huile d'olives sont célèbres. Parmi les graisses exotiques utilisées dans les savonneries, on cite la noix de coco et les noyaux de dattes [Palmkerne : palmier à huile ?], et d'autres matières graisseuses naturelles mais en mélange seulement. A la campagne, la fabrication domestique du savon se pratique encore en certains endroits. On y emploie tous les déchets de graisse, d'origine animale surtout. Bref, la fabrication des savons n'a influencé que très peu la culture des graines grasses.
Quand nous avons commencé à couvrir autrement nos besoins en graisse alimentaire, il en est résulté les décalages et les trans-
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- ↑ Gauducheau (A.), Les progrès et les égarements de l'industrie alimentaire, Annales d'hygiène, Jg. 4, 1926, 1 et suiv. (Discours d'ouverture de l'École technique de l'alimentation à Paris).
- ↑ Blümner (H.), Technol. u. Terminologie d. Gewerbe u. Künste. b. Griechen u. Römern, Bd. 1, 2 Aufl., Leipzig, 1912, 175 et suiv.
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formations agricoles dont nous sommes les témoins. Les graisses, et l'huile de navette, en particulier, ont perdu aussi la place qu'elles occupaient comme moyen d'éclairage et cela contribua également à précipiter cette même révolution agricole. On employait en effet autrefois de grandes quantités de matières grasses pour s'éclairer.
Actuellement encore, beaucoup de paysans de Pologne et de Russie, éclairent leurs maisonnettes avec des bois résineux, mais, avant 1861 ce mode d'éclairage était le seul connu chez les paysans même dans la partie occidentale de la Pologne actuelle. Ou bien encore ils utilisaient un petit récipient ouvert avec une mèche plongeant dans de l'huile[1]. Il semble certain que, dans les contrées du nord, la petite torche de bois de pin fut le premier mode d'éclairage découvert par les hommes[2]. On l'utilise encore dans l'est slave. On le plante dans un os, ou encore dans un objet en fer pendant habituellement à côté du foyer. L'usage analogue de l'écorce de bouleau est tout aussi ancien. Cette écorce est utilisée chez les populations du nord pour des fins multiples ; ils en font de petits seaux, des boites, des caissettes, des tabatières, ils s'en servent pour couvrir les toits et pour construire des barques. L'écorce de bouleau roulée est un bon moyen d'éclairage, qui s'est maintenu depuis l'époque néolithique, et dont on use encore en Laponie, en Suède, en Norwège et dans tout le nord. Il existe également en Pologne, en Suisse, dans la Péninsule des Balkans, aussi bien que chez les Indiens de l'Amérique du Nord. La « bougie de bouleau » n'a pas de mèche et elle n'est pas imprégnée de graisse. Les matières combustibles contenues à l'état naturel dans l'écorce de bouleau suffisent à entretenir la flamme, ce sont des corps analogues à la cire et au camphre avec, en plus, de l'acide palmitique. Pour éclairer le rouet de la fileuse ou d'autres travaux domestiques on utilise encore des éléments bruts de diverses autres sortes. Dans la Suisse du nord-est, on se servait pour éclairer les veillées de ce qu'on appelle « feux de baguettes » et dont nous
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- ↑ Slomka (Jan.), Pamietniki wloscianina od panszezyzny do dni dzisiejszych., Cracovie, 1912, 38, c'est-à-dire : Souvenirs d'un paysan des temps du servage jusqu'à nos jours. Edité par le Pr Fr. Bujak. Ce mode d'éclairage n'a pas renoncé à l'existence. Il en est souvent question dans le roman polonais de Wl. Reymont, Les paysans dont il existe une traduction en allemand.
- ↑ Aussi sommaire est la façon dont s'éclairent les Abyssins dans une partie de leur pays, dans l'ouest, en utilisant les graines de ricin telles quelles. On les pose les unes à côté des autres sur une brochette de bois et on les allume les unes après les autres. On n'en est pas encore arrivé à l'invention des plus simples lampes à huile. Les petites lampes vendues sur les marchés sont faites par des Hindous fixés dans le pays et sont alimentées avec du pétrole d'importation. Kostlan (Alfr.), D. Landw. i. Abessinien. Tropenpflanzer, 1913, Beihefl, 3, 47.
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parle Ackermann, instituteur de la commune de Wegenstetten (aux environs de 1880). Pendant la durée de l'année, les hommes visitaient les bois et les haies recherchant les plantes sarmenteuses, les chèvrefeuilles, les baguettes des pins. On les écorçait, les enroulait, les séchait, on les battait pour en faire tomber la moelle ; il en fallait de véritables charges pour constituer la provision d'hiver. Quand les jeunes filles filaient le chanvre et le lin, un garçon était chargé de l'éclairage, il devait s'occuper de la lumière fixée dans un flambeau planté au milieu de la pièce. Sur un pied en forme de croix se trouvait le porte-lumière, mesurant un mètre de haut et muni d'une sorte de fourche en fer, la « pince à lumière » dans laquelle on pinçait la baguette. Dans la règle on plaçait cette dernière obliquement et, pour intensifier la lumière on l'inclinait un peu vers le bas. On comptait quatre baguettes par heure. On ne brûlait d'huile, en particulier d'huile de lin, que dans les maisons assez aisées ; l'huile de noix répandait une mauvaise odeur et de la fumée. Le nom de Kingerte ou Kiengerte pour Hartriegel dérive visiblement de l'utilisation qu'on en fait, Kien, c'est le produit éclairant ; Gerte, c'est la baguette qui éclaire. Tout aussi ancien est l'usage des « lampes de pierre ». Rutimeyer nous fait connaître d'une manière excellente ces deux moyens de s'éclairer[1]. Il déclare que la lampe de pierre est une des pièces les plus intéressantes de l'ethnographie suisse primitive. De nos jours elle est, elle aussi, en voie de disparition, comme pour la « bougie de bouleau ». On n'en trouve plus que de misérables restes dans la région alpestre, mais autrefois, et cela est prouvé par les plus récents gisements lacustres, elle était beaucoup plus largement répandue. Le plus souvent elle est faite en pierres faciles à tailler : speckstein, lavezstein (stéatites, serpentines, pierres ollaires) ou avec des pierres d'origine locale. La plus grande variété existe dans la forme, car ce n'est pas du travail d'atelier : chacun faisait sa lampe selon ses capacités et ses goûts. On voit aussi se reproduire certaines formes qui peuvent dater de temps très anciens. D'après Rutimeyer, ce dernier cas se trouverait réalisé dans la plus ancienne lampe de pierre connue, datant du paléolithique, la lampe de La Mouthe, dont on retrouve le type dans des lampes remontant aux époques récentes de la préhistoire et jusque dans les temps actuels. En se développant par la suite ce type de lampe conduisit à la lampe à huile avec mèche et réci-
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- ↑ Rutimeyer (L.), Urethnographie der Schweiz. Ihre Relicte bis z. Gegenw. m. prähistor. u. ethnograph. Parallelen, Bâle, 1924, 38-94 (i. Bd. d. Schriften d. schweiz Ges. f. Volkskunde. Korrespondenz Ob. d. schwz. Ges. f. Volksk), 16, 1926, 48-49.
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pient clos. Quant à savoir si notre chandelle et notre bougie de stéarine sont les descendantes directes de la « bougie de bouleau », la question n'est pas élucidée. On fondait les chandelles à la maison, usage qui d'ailleurs s'est conservé à la campagne. A Bergell, dans le canton des Grisons, toutes les familles possèdent encore leur table à fondre les chandelles. Dans mon pays, à Vicosoprano, il en existe encore une cinquantaine dont actuellement encore cinq ou six sont utilisées chaque année. Le plateau de la table est oblique, recouvert de zinc et muni d'une douzaine ou plus de petits tubes, terminés en pointe, pour la fonte des chandelles. On combine cette opération avec l'abattage des bœufs, la graisse fondue ne doit pas être trop chaude, sans quoi les chandelles seraient trop foncées. Par l'extrémité inférieure des tubes on fait passer un fil de coton muni d'un nœud, à la partie supérieure du fil, on fait une boucle permettant de suspendre la chandelle. A l'aide d'un petit godet on verse le suif dans les tubes, toujours dans la direction du bord de la table. La graisse qui est de trop coule dans le bord du zinc un peu creusé de la petite table. Lorsqu'on a procédé au remplissage, on laisse le refroidissement se faire pendant la nuit qui suit. Certains s'imaginent que la lumière de la lune rend les chandelles plus blanches. La fabrication des chandelles est de plus en plus abandonnée, on emploie parfois le suif pour la fabrication domestique du savon[1]. Autrefois on avait des chandelles pour la chambre à coucher et pour le dimanche. Le godet de pierre dévorait beaucoup plus de graisse. Il se transforma en flambeau de fer forgé à plusieurs étages. Actuellement encore on y fait brûler pour s'éclairer de la graisse assez dure, cela se pratique à Bergell et en d'autres lieux.
Je ne m'attarderai pas à décrire la suite de cette évolution, le chemin est long qui aboutit à la lampe ouverte à récipient et au verre de lampe. L'huile de colza [Rüböl = huile de navette] purifiée a fourni, à côté de la chandelle, l'éclairage le plus recherché. A partir de 1860, la lampe à pétrole fut très nuisible à la culture des graines grasses, puis apparut le gaz de charbon et plus tard l'acétylène, enfin l'éclairage électrique s'introduit jusqu'à la bourgade la plus retirée de l'Europe de l'ouest et du centre. On n'entretient plus « l'huile de la lampe » si ce n'est devant l'icône sacrée, en souvenir du feu et de l'huile des sacrifices. Cela nous ramène au culte du feu en général et ce culte du feu n'est pas autre chose que l'entretien du feu lui
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- ↑ Les chandelles se faisaient au moule ou au trempé. On choisissait avec beaucoup de soin l'huile des lampes. Cf. Krünitz et aussi Hartmann (Aug.), Versuch u. geordneten Anleitung z. Hauswirtschaft, Stuttgart, 1792, 284-305.
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même dans les temps primitifs. Allumer le feu n'était pas alors chose facile et l'idée du divin se rattacha à cet acte aussi bien au degré élémentaire des religions primitives que dans le culte des ancêtres et dans la doctrine supérieure du bouddhisme. Le culte du foyer en dérive. Conserver le feu est l'affaire des femmes. Quand la tribu se déplace, c'est la femme qui porte le tison ardent d'étape en étape et sans qu'il s'éteigne, elle en prend un grand soin comme de la pierre à battre la meule, comme du bâton à fouir. La femme qui est chargée du foyer domestique le porte pour ainsi dire avec elle pendant le voyage de sa vie. Nulle part le foyer n'est abandonné au hasard, il est au contraire protégé par la coutume et la superstition. La vie familiale s'étaie naturellement sur le foyer, lieu où l'on prépare les aliments. Quelle que soit la place plus ou moins élevée que l'homme occupe dans la civilisation, ce dernier est toujours directement attaché à la chaleur de son foyer. C'est au même cercle d'idées qu'appartiennent les flammes sacrées des temples ; elles ne s'éteignent jamais, telle celle du temple de Vesta ; c'est de lui aussi que dérive l'art qui peint aux yeux des hommes l'Empyrée au-dessus de leur prison terrestre. Mais ce furent des graisses qui fournirent la matière première de ce feu rituel qui ne devait pas s'éteindre. A Babylone, et aussi dans des civilisations qui lui étaient parentes, l'huile rituelle remplaça le beurre employé primitivement pour cet usage (Hahn). Les Romains et les Grecs ne connaissaient pas le beurre (Martiny), il vint du nord et guère avant le moyen âge. Pourtant il acquit dans ces pays bonne réputation comme figuration du sacrifice, car, au XIXe siècle encore, la Lombardie importait beaucoup de beurre suisse comme offrande funèbre pour entretenir[1] les flammes autour de la bière mortuaire. Orthodoxes et catholiques entretiennent la « lumière éternelle » sous leurs images pieuses, en utilisant pour cela de l'huile. Parfois les Slaves n'allument cette flamme qu'au mois de mai, en s'imaginant que la Providence ne remarquera pas la fourberie, ou bien qu'elle fermera les yeux et qu'elle n'en voudra pas aux croyants, mais en général la coutume exige que la flamme brûle sans interruption.
Ma revue historique de l'emploi des graisses résume rapidement son évolution. Cette évolution nous confirme une fois de plus, comme ce fut le cas pour le reste de l'alimentation, que nous sommes passés d'un choix considérable de graisses (végétales pour la plus grande part}, à une réduction considérable de
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- ↑ Commerce connu. Cf. par ex. : Ruscu (J. B. E.), Alpine Stillleben, Lindau, 1881, p. 164.
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leurs variétés, bien que les quantités utilisables aient cependant augmenté. Beaucoup de graisses indigènes ont disparu. Alors qu'à l'époque de la culture à la houe et dans les débuts du labourage à la charrue, on utilisait beaucoup d'huiles indigènes, il n'en fut plus de même par la suite. Dans un délai plus ou moins long la majorité du peuple aura recours à la margarine, succédané du beurre. Quand au beurre lui-même il sera abandonné aux chefs d'industries et aux mieux payés de leurs ingénieurs. Car le beurre deviendra beaucoup trop cher, même pour le paysan qui l'apporte au marché. Il est bien vrai que ces graisses industrielles sont d'une fabrication irréprochable du point de vue de l'analyse, elles satisfont à la législation de l'alimentation. Cependant il existe des lois qui ne reposent pas sur la sage préservation des vivants, mais dont le droit historique est basé sur l'expérience des générations. La découverte des vitamines ne lève qu'un coin du voile, mais elle signale à notre attention comme précieuses les graisses naturelles. Et, dans ce domaine, nous pouvons objecter au triomphe de la technique que nous ne savons pas ce que nous absorbons quand nous consommons de la margarine. Mais cette lumière nouvelle nous tiendra-t-elle lieu de ce que nous avons perdu en renonçant à la riche variété des graisses du temps passé ? Ou bien ne nous empêchera-t-elle pas, une fois de plus, d'y voir clair ?