3-3 Rôtissage, grillage, ébullition (Maurizio)

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Ancienneté des céréales
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Bouillies de millet, de sarrasin

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CHAPITRE III


RÔTISSAGE ET GRILLAGE DES ALIMENTS VÉGÉTAUX.
ORIGINE DE LA PRÉPARATION PAR ÉBULLITION.
LES BOUILLIES


De très bonne heure, les ethnographes ont attaché l'importance qu'il mérite à l'épaississement des aliments par ébullition. Nous avons vu qu'on fit rôtir et griller les aliments avant de savoir les faire bouillir. Tylor a raison de faire dériver l'ébullition au moyen de pierres chauffées et mises dans l'eau de l'habitude plus ancienne de rôtir la viande sur des pierres chaudes. A cette occasion, il dit que cette manière de préparer leurs aliments contribua tout d'abord à la bonne santé morale et physique des hommes. Plus que tout autre découverte, celle-ci a contribué en effet à les civiliser. C'est dans la préparation des bouillies que les hommes amènent à son plus haut degré de développement la technique de l'ébullition. Ceci a été mis en lumière à plusieurs reprises par des ethnographes comme Hahn et des sociologues comme Müller-Lyer[1]. C'est

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  1. Tylor (Edward B.), Anthropology, an introduction to the study of man and civilization, London (Macmillan), 1881 ; Dudlet-Buxton (L. H.), Primitive Labour, London, 1924, 55 ; Müller-Lyer (F.), Phasen der Kultur od. Richtungslinien des Fortschritts. Soziologische Ueberblicke, München, 1908, 55, 83, 208 ; Hahn (Ed.), in Joh. Hoops Reallexicon d. German. Altertumsk. unter Hackbau (avec bibliographie), Strassburg, 1914, 347 ; Entstehung d. Pflugkultur. Heidelberg, Heidelberg, 1909, p. 9 et suiv. ; Cf. Avebury (Lubbock), loc. cit., passim.


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seulement grâce à la bouillie que l'on découvre la valeur nutritive considérable des céréales. De nos jours encore, bouillies et compotes constituent la principale alimentation des peuples de la nature, aussi bien des Orientaux asiatiques hautement civilisés que des millions de paysans russes, polonais, petits-russiens et de nombreux habitants des Alpes. Müller-Lyer déclare qu'il faut reconnaître à la bouillie de blé une importance historique mondiale. Dans l'Europe occidentale aussi, cette bouillie de blé constitua le fonds de la nourriture nationale, dès l'époque de l'agriculture la plus élémentaire et jusque fort avant dans les temps civilisés. Elle fut plus tard la principale alimentation des légions romaines. Au moyen âge les paysans se nourrissaient de bouillie d'avoine, de pain noir et de légumes, ils buvaient de l'eau et du petit-lait, Actuellement encore, quand les Monténégrins s'en vont en guerre ils portent au dos leur havresac (hafersack = sac à avoine), comme autrefois les Suisses. Ce n'est donc pas accidentellement que le sac porté sur le dos se nomme en français havresac.

La bouillie fait passer tout à fait à l'arrière plan le grillage. L'aliment végétal grillé n'a pas de descendance, alors que la bouillie, telle qu'elle est sortie des soupes céréales pratiquées à la pierre chaude, conduit tout droit au pain. Avec elle apparaît dans la culture du sol une modification extrêmement riche de conséquences : la culture à la houe. L'homme, pour qui la bouillie est devenue une alimentation régulière et quotidienne, cesse d'être un ramasseur de plantes. Il fait sa bouillie avec des végétaux qui, cultivés à la pioche, furent les prédécesseurs des céréales fournies plus tard par notre agriculture.

Sous cette forme générale, cette vieille histoire des temps passés apparaît d'une clarté évidente. Nous devons nous rappeler constamment la distance considérable qui sépare l'aliment grillé ou rôti de la bouillie dans l'évolution de notre alimentation, bien que nous les trouvions à nouveau réunis à un stade plus élevé de leur perfectionnement. Ces modes de préparation subsistent toujours et, depuis les temps les plus reculés, l'homme a toujours eu une prédilection pour l'aliment grillé. Actuellement encore on trouve voisins les uns des autres des peuples qui pratiquent la cuisson par ébullition et des peuples exclusivement rôtisseurs. Abstraction faite des exemples qu'on en pourrait trouver ailleurs, les tribus indiennes de l'Amazone nous fournissent là-dessus des renseignements particulièrement bien étudiés. Les tribus dont s'est occupé v. d. Steinen ne connaissaient ni la bouillie ni les soupes. Pour eux, le rôti est le résultat d'une « expérience d'hommes et


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de chasseurs[1] ». On mettait le feu autour du camp pour maîtriser les animaux ainsi effarouchés et alors on y trouvait de petits animaux grillés, des végétaux qui, bien que non mûrs encore, avaient été rendus comestibles par le feu et même savoureux grâce à la chaleur. Comme le genre d'occupations des hommes ne leur avait pas fait, de la même façon, par hasard, découvrir l'art de faire bouillir, ce dernier dut être découvert lors de la préparation d'aliments d'origine végétale : « On voit souvent les femmes faire griller des quantités de petits fruits sur des « Beijusschüssel » ["plat à galette", le beiju étant une galette de manioc] (voir ci-dessous). Ainsi deviennent comestibles des fruits encore verts. Les amandes et les noix deviennent croustillantes et plus savoureuses en même temps. Les femmes ont commencé aussi à faire griller les fruits. Les grils établis par les hommes pour la viande et le poisson, laissaient passer les fruits, étant faits de lianes tressées. » On eut sans doute l'idée d'enduire le dessous avec de l'argile et alors il ne resta qu'un petit pas à faire pour arriver à la poêle de terre, la « Beijusschüssel » des époques plus tardives. Mais il arrivait aussi qu'on cherchait à griller des fruits ou des racines mis à ramollir dans l'eau. Lorsqu'on posait sur le feu le récipient qui les contenait on obtenait en réalité une cuisson par ébullition. Les Botocudos utilisent pour cela des fragments de bambou ou des plats couverts d'argile. Mais seules les femmes pratiquaient la cuisson dans de l'eau.

Il convient d'insister sur cette distinction à cause de son importance considérable dans l'évolution de la technique culinaire. Si l'industrie du mandioca doit sa naissance à une peuplade dont les descendants ne soient pas encore éteints, il est de toute vraisemblance que cette peuplade est celle des Nou-Arouaks. Ce sont eux certainement qui eurent le mérite de son importation sur les bords du Xingu : « Mais la préparation de cette farine est impossible sans pots de terre et sans poêles du type Beijus. Les Arouaks furent donc aussi dans les territoires du nord à la fois les plus habiles à préparer les farines et les meilleurs potiers. Il s'agit de leurs femmes, bien entendu. Quand les Caraïbes subjuguèrent les tribus des Arouaks du nord de l'Amazone et des Petites Antilles et qu'ils exterminèrent la moitié de la population, il fut hon que cette moitié fût celle des hommes. Les femmes furent conservées et, en même temps, leurs connaissances agricoles, leur technique de la poterie et de la cuisson des farines. » La femme était autre chose qu'un animal au travail, c'était une humanité au travail. On doit aux hommes la technique des armes et des

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  1. Steinen (von den), loc. cit. 209


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instruments d'origine cynégétique. Mais c'est la femme qui développa, avec uno égale indépendance, la recherche, la récolte et la préparation des fruits et racines ; c'est en ses mains à elle que furent remis ces éléments civilisateurs. C'est à la femme que l'Indien est redevable de son savoureux breuvage à base de farine, préparé dans un récipient de terre.

« Il faut reconnaître que, tout au moins ici, c'est à l'activité féminine que revient le mérite évident d'avoir rendu possible une vie sédentaire dans les limites où le permettaient les occupations cynégétiques masculines. A cette phase de la civilisation, le travail des femmes assigne à celles-ci un rang au moins égal à celui des hommes. La sédentarité nécessitée par la vie de pêcheur ne fut possible que lorsque les femmes eurent appris à fabriquer de la poterie et à préparer des farines. » Bien que les travaux des champs eussent déjà atteint sur les bords du Xingu, une perfection remarquable, on peut cependant reconnaître à certains petits détails quelles en furent les origines. On y cultiva en effet les plantes utiles qui croissaient dans le voisinage. Chaque tribu fit ses expériences sur son territoire propre, et celles-ci furent répandues par les femmes qui passèrent dans d'autres tribus en temps de paix ou de guerre. Nous trouvons des renseignements importants dans des documents de ce genre. On admet souvent sans examen que des progrès d'un intérêt aussi capital ont pu avoir leur origine dans un centre nettement déterminé et qu'ils sont dus, pour ainsi dire, à un inventeur unique qui les aurait fait comme breveter et auquel on en attribue par la suite le succès et la gloire. Ce faisant on ne prend pas garde que les découvertes faites dans le domaine de l'alimentation ou simplement dans celui du travail primitif sont intimement liées à « l'outil » et au « mode de préparation » qui leur imposent une voie déterminée. Ce même chemin fut suivi en des lieux différents et par des peuples différents.

La préparation des bouillies ne date pas seulement de la culture à la houe mais de l'époque de l'appropriation primitive du sol et on ne se trompe pas en admettant que la préparation de la bouillie primitive fut un travail féminin, comme la mouture des farines et la cuisson du pain furent par la suite « affaires de femme ». Ainsi ce sont les femmes qui furent les premières ouvrières dans les travaux dont les conséquences furent les plus importantes : la culture du sol et l'alimentation par les céréales. Hahn parle d'une demi-civilisation des millets, plus grande, plus étendue, que les limites actuelles de nos cultures de céréales. Il est certain que le millet a eu l'importance qu'on lui attribue ici dans l'histoire


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de l'alimentation. Cependant les bouillies ne furent pas obtenues uniquement avec une seule espèce, un seul genre de plantes, mais bien avec plusieurs en même temps. Et celles-ci nous indiquent le degré d'évolution des peuplades ramasseuses, chez lesquelles apparut la culture à la houe. L'utilisation simultanée de fruits et de grains multiples est un des caractères du stade de la bouillie. A l'époque où l'agriculture était déjà arrivée à une grande perfection, on peut retrouver des traces certaines de tâtonnements en vue de la recherche d'une nourriture satisfaisante : de même qu'on le fit pour la bouillie, on utilisa en même temps beaucoup de fruits et de grains divers pour en faire des flans et des pains grossiers. J'établirai ce qui précède dans le détail. Cependant, comme on peut supposer que la bouillie ne fut l'unique nourriture à base de céréales qu'à l'époque la plus ancienne de la cuisson (pierres chaudes) et que postérieurement on trouve associés la bouillie et le flan, il n'est pas facile d'établir de limites strictes entre ces deux procédés pas plus qu'entre les plantes à bouillies et celles à flans.

Dans l'évolution qui aboutit à l'alimentation à base de céréales, au pain, nous assistons ensuite à la diminution progressive du nombre des céréales, tandis que le zèle des ramasseurs ne se relâche pas et que l'agriculture succède au labourage à la houe. Bien que nous vivions à une époque de perfection de l'alimentation céréale nous n'avons pas pour cela renoncé complètement à la nourriture primitive. Les Romains (et nous avons de cela des preuves nombreuses), avaient une telle conviction que le pain était quelque chose de nouveau que, dans beaucoup de cas, on n'en faisait pas offrande aux dieux. On leur offrait le blé égrugé [Schrot = gruau] qui servait à la préparation de la bouillie primitive. Le pain, dont l'utilisation comme aliment général des riches remonte à peine à 2.000 ans, vient bien après la bouillie et les galettes (flans). Les documents historiques les plus anciens (3.000 à 2.800 avant notre ère) ne mentionnent que ces deux derniers (bouillies et galettes). Pour cinq millénaires on a des preuves irréfutables de la prédominance des bouillies et des galettes dans l'usage domestique. Encore nos sources ne traitent-elles pas des débuts de ces genres d'alimentation mais de leur apogée et de leur disparition. Les peuples qui inventèrent la bouillie, auraient pu dire d'elle ce que Marc Antoine dit de César, que sa gloire serait chantée dans des états non encore nés et dans des langues non encore parlées » (Jules César, acte III, scène 1). Le véritable caractère de cet aliment parfait est excellemment exprimé par ce proverbe des paysans russes : « La bouillie est notre mère à tous ». Au milieu du XVIe siècle


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« pain et bouillie » sont synonymes de « subsistances » en général.

Dans l'économie rurale de Jérémias Gotthelf, vouloir remplacer la bouillie par du pain est toujours considéré comme signe de mauvaises mœurs et de prétention exagérée. Il en était donc encore ainsi en 1840-1860, et il en est encore souvent ainsi de nos jours dans des régions reculées des Alpes.