3-11 Consommation des bouillies en Europe (Maurizio)

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Céréales grillées
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Gruaux et semoule

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CHAPITRE XI


LES BOUILLIES ET LA CONSOMMATION DES BOUILLIES EN EUROPE


L'importance des bouillies dans l'univers a été indiquée comme il convient à propos des grains qui les fournissent : maïs, riz, millets et sarrasin. Nous avons à insister maintenant sur la consommation des bouillies en Europe, dans la mesure où elle constitue une survivance de l'époque où l'alimentation était constituée uniquement de bouillies. Il s'entend qu'il ne peut être question de l'usage des bouillies, de ce qui fut le berceau de l'usage du pain, que dans le nord et l'est de l'Europe.


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Les bouillies étaient une sorte d'aliment que le peuple avait en haute estime. Dans l'opinion du peuple, l'idée de la bouillie est liée à celle de la satiété et de toute prospérité.

Pauvres paysans !
S'il pleut de la bouillie
Ils n'ont pas de cuillère !

Dans une autre pièce populaire de Goethe, nous voyons les paysans, dans leur simplicité, faire manger de la bouillie au clocher de l'église pour le faire grandir. Dans les contes pour les enfants, nous voyons la bouillie monter incessamment dans son pot et en déborder. Au pays de Cocagne, il y a des montagnes de bouillie, dont chacun doit se repaître, ce que rend visible à tous les yeux le joli tableau de Pierre Brueghel, datant de 1567 et reproduit dans la collection V. Kaufmann, de Berlin.

Pendant longtemps, la bouillie a été le principal aliment dérivé des céréales et le mot a conservé cette signification longtemps après l'invention du pain. Il y eut un temps où on ne mangeait pas de pain tous les jours, et ce fut un progrès d'importance que le passage de la civilisation des bouillies aux civilisations du pain. Sumcow en donne des preuves en se fondant sur divers idiomes slaves. En France, en Angleterre, on ne paraît plus savoir faire la différence entre ce que les Allemands nomment « Aufgusz » (c'est-à-dire à peu près, décoction [aujourd'hui, Aufguss est une infusion ; il est difficile de savoir si Maurizio parlait d'un bouillon, constitué uniquement d'éléments liquides]), « Suppe » (soupe [ou potage ?]) et « dickerer Brei » (c'est-à-dire bouillie d'une certaine consistance). Bien démonstrative est la façon dont les noms allemands de ces aliments primitifs ont été empruntés aux langues slaves, probablement pour la simple raison que les Slaves sont restés fidèles à ce mode d'alimentation plus longtemps que les Allemands. Les frères Grimm font remarquer la dépendance qui existe, dans la langue allemande, entre la cuisson par l'eau bouillante (Kochen) et la bouillie (Brei). Dans les montagnes de la Bavière, on oppose le mot Koch (qui a ici le sens de Brei) à Mues (la purée) et le mot « Brein » désigne les grains qu'on peut cuire en bouillie (Brei). Mais au contraire, en beaucoup d'autres pays, les mots « Brei » et « Mues » ont le même sens. Au contraire les mots Brot (le pain) et « braten » (cuire au four) vont ensemble. Terminons en signalant que, d'après Braungart, le millet (Hirse), qui est le principal grain convenant pour les bouil1ies, se nomme « Brain » ou « Brei » dans le sud de la Bavière. Mais nous arrêtons ici ces commentaires philologiques, quitte à y revenir encore à l'occasion, inévitablement,


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bien que nous n'y trouvions que la confirmation de faits déjà connus et non des faits nouveaux[1].

Nous arrivons à des aperçus beaucoup plus utiles en considérant l'extension géographique de l'usage de la bouillie, bien que nous ne trouvions encore que des faits clairsemés sur le lien unissant la bouillie (Brei) à la décoction plus liquide (Aufgusz). Hofler qui étudie d'une façon approfondie le sacrifice expiatoire et le sacrifice mortuaire, indique que le plus ancien aliment dérivé des céréales y figurant est toujours le « Brei » et jamais le « Aufgusz ». A Sumcow revient aussi le mérite d'avoir mis en lumière cette relation de faits. Les usages slaves pour les cérémonies des noces, des naissances, des décès, de la fête de Noël, montrent que le plus ancien mets à base de céréales est un pain ayant la forme des grains de céréales mouillés d'eau. Il existe des arguments d'ordre linguistique qui paraissent tendre à établir le même fait. Chez les Petits Russiens de l'Ukraine, jusque bien loin dans la profondeur de la Russie, on peut suivre les usages signalés par Sumcow. Que nous les interprétions d'une façon ou d'une autre, leur haute antiquité est évidente. Pour lui, la forme la plus ancienne de l'alimentation céréale est une décoction (Aufgusz) de grains dans de l'eau ou du lait, qui conduit à l'usage des grains concassés et nettoyés (Grütze) et à l'histoire la plus ancienne de la bouillie (Brei). La bouillie (Kasza) est, dans les idées du peuple « la mère », la pensée mère, de toute nourriture. Cette idée trouve son expression dans le nom de kaszewar ou kaszewarka, c'est-à-dire cuisinier de bouillie ou cuisinière de bouillie, pour désigner ceux qui, en Russie, ont pour métier de cuire leur nourriture aux ouvriers (par conséquent les petits aubergistes). En ce qui concerne les autres populations de l'empire russe, signalons ce qui suit.

Les Tscherkesses, qui appartiennent aux races caucasiques occidentales, sont, au dire de nombreux voyageurs, d'une frugalité extraordinaire. L'essentiel dans leur alimentation est constitué habituellement par de la bouillie de millet. Pendant leurs voyages ils se contentent d'une ration de un quart de livre d'une pâte de farine pilée avec du miel. Les peuples de la Russie d'Asie ignoraient presque absolument le pain. Il s'agit ici des Tchouktches,

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  1. Seiler (Friedr.), Die Entw. d. dtsch. Kultur im Spiegel d. deutschen Lehnwortes, Halle, 1907. ; Grimm (Jah. u. Wilh.), Deutsches Wörterbuch, Leipzig, 1860, Bd. 5, 345 ; Braungart (R.), Urheimat d. Germanen., Heidelberg, 1912, p. 376-378 ; Staub (Fritz), loc. cit., p. 9 et suiv. ; Heyne (Moriz.), Fünf Bücher deutsch., Hausaltertümer, Bd. 2, Deutsche Nahrungswesen, Leipzig, 1901, p. 277 et suiv. ; Gotthelf (Jeremias), Uli der Pächter, Berlin, sans date (en réalité 1848), p. 56 et 57.


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des Ioukahires et des Toungouses de la Mongolie. Il est vrai qu'ils échangeaient leurs marchandises contre de la farine, mais les riches seuls le faisaient[1]. Ce serait peine perdue que de vouloir préciser les limites de la consommation de la bouillie. Ces indications partielles suffiront. Nous savons en tout cas que les peuples de l'Asie centrale ne connaissent les céréales, comme aliment, que sous la forme de décoctions et de bouillies et que ce sont les Russes qui leur procurent du pain et de la farine de céréales. En cela interviennent à la fois le climat et le développement des relations avec le dehors. Divers auteurs, et aussi Sumcow, ont souvent signalé que, même dans la Russie d'Europe, il existe des régions encore très fermées, que, par exemple, seuls de tous les Kirghizes connaissent le pain ceux qui habitent au bord de la steppe[2]. Mais, même chez les peuples de la Russie qui cultivent les céréales, on constate que des sortes d'aliments extrêmement anciennes se sont maintenues en coexistence avec les nouvelles. C'est à peine si on est en droit de faire une distinction entre les uns et les autre. Beauplan, qui visita l'Ukraine dans la première moitié du XVIIe siècle raconte que les Tartares de la steppe consommaient beaucoup de gruaux d'orge, de millet et de sarrasin mais que ceux qui vivaient dans les villes faisaient cuire au four toutes sortes de galettes, se rapprochant ainsi des habitudes européennes.

En ce qui concerne les seuls Slaves, Sumcow, dans son très important ouvrage, énumère 20 dénominations différentes pour des bouillies ou des soupes de céréales, acides, douces, épaisses ou claires, ce qui n'est pas en soi important pour des considérations sur l'alimentation céréale, mais prouve cependant combien considérable était la diffusion de cette forme simple des aliments et combien profondément incorporée à la vie populaire.

On lit dans le Livre des Herbes de Sirrenius : « Dans les anciens temps, lorsque les gens ne connaissaient pas encore le pain, ils utilisaient des mets faits d'orge concassé criblé, ou de petit épeautre ou de froment. Mais, lorsqu'ils connurent le pain ils abandonnèrent ces aliments qu'ils nommaient kasza ou kaszywo et ils ne les donnèrent plus qu'aux malades ». (Sirrenius, 1616, p. 964). Il y a dans ce passage un mélange de vrai et de faux, car nous savons par d'autres sources de la même époque que la bouillie (kasza) n'était nullement réservée aux malades et que

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  1. Rittich (A. F.), Ethnographie Ruszlands. Ergänzungsheft, Nr. 54, Peterm, Mitt., 1878, p. 5.
  2. Sumcow (Mikolaj.), Hleb w obrjadach i pesnjah., Charkow, 1885 (en russe) (que je n'ai malheureusement pu utiliser). - Cf. Ciszewski in d. ztschr. Wisla., Bd. III, 1889, p. 223. Extraits : même journal, Bd. IV, 1890, p. 643 et suiv.


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l'approvisionnement des maisons princières mêmes comprenait une douzaine de sortes de gruaux[1]. En Polonais, kasza veut dire tout aussi bien gruaux ou semoules (allemand Grütze) que bouillie (allemand Brei). D'après Sumcow, le mot en question (Kasza, en allemand Grütze) signifie au sens propre des grains grossièrement moulus. La kasza peut être plus ou moins épaisse et peut ainsi se rapprocher de la soupe mucilagineuse (Schleim, Suppe) ou polewka. Sa haute ancienneté est attestée par son importance dans les mœurs et la culture locale, étant donné que l'on désignait par le nom de kasza les événements importants de la vie (mariage, naissance, mort, etc.). La Kulaha que l'on consomme dans toutes sortes de fêtes est une décoction grossière et aussi le Riebeli et choses analogues qu'on mélangeait avec des baies de sorbier. Pour les faire, on emploie en général parties égales de farine de seigle et de malt traitées par l'eau bouillante et ensuite on laisse refroidir. L'auteur cite ensuite des mélanges de céréales et d'eau, tantôt suris, tantôt non suris. Mais leur intérêt est plus grand pour la connaissance du folklore que pour celle des substances mêmes.

Il y a ainsi quantité de soupes et autant de dénominations, pour des soupes claires, c'est-à-dire pour des bouillies assez aqueuses, et pour des soupes de céréales épaisses. Avec tous les sens possibles et en des endroits fort divers on parle, par exemple, de salamacha ou de salamata. Se basant sur une enquête très approfondie, Sumcow signale ce qui suit pour montrer combien divers sont les noms et combien le même nom peut signifier de choses différentes. Les mots de mamalyga ou de mataj déaignent un mets de la Roumanie ou de la Petite Russie, fait de bouillie de blé. Ailleurs, on nomme ainsi une bouillie de maïs, ou bien des galettes de maïs avec du fromage de brebis. Nous avons déjà parlé de la nourriture des Huzules dans la Galicie orientale. Leur kulesza ou mamalyga est la bouillie de maïs bien connue, que l'on fait toujours bouillir par grandes quantités dans des récipients de fer ou de cuivre particulièrement destinés à cela. Dans les jours où ils ne sont pas tenus de jeûner, les Huzules consomment une bouillie de maïs nommée banusz. Pour la préparer on prend trois mesures de crème mise à bouillir doucement et on y ajoute lentement, en secouant, et sans remuer, une mesure de farine de maïs. Ensuite, on fait bouillir le mélange un quart d'heure à température d'ébullition tranquille et on en fait ensuite deux parts, dont

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  1. Zawacki, Memoriale œconomicum, 1616, Cracovie ; Stupski, Zabawy orackie, Cracovie, 1618, loc. cit. ; Linde, Poln. Wörterbuch.


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chacune est, pendant cinq minutes, bouillie en remuant énergiquement jusqu'à ce que le beurre de la crème se sépare, surnage et que le banusz puisse s'enrouler sur une fourchette. Parmi les nombreux plats de bouillie de la Pologne et de la Petite Russie l'un des plus importants par la faveur dont il est l'objet et par son extension géographique est le pecak polonais (lohaza des Ruthènes). Cette bouillie compacte est faite avec de l'orge que l'on décortique dans le mortier. Parfois on y ajoute des haricots. Il en existe en Galicie diverses variétés indiquées par Cybulsky dans le travail que j'utilise ici. Il y a l'orge décortiquée (pecak) avec de l'avoine, des pois et des haricots, puis des mélanges tout pareils faits de froment (concassé ou en semoules) avec de l'avoine, des pois et d'autres substances, enfin des mélanges faits de sarrasin avec de l'avoine, des pois et aussi du seigle. Presque toutes ces variétés ont un nom particulier qu'il serait superflu de préciser ici. On constate une constante préoccupation d'introduire un changement dans l'uniforme alimentation par la bouillie, dont l'accompagnement inévitable est la choucroute. Un proverbe, chez les paysans de la Galicie, dit qu'on ne se lasse jamais de choucroute et de pommes de terre. Une friandise faite de sarrasin ou de bouillie de millet est constituée par les golabki [gołąbki] (en polonais) ou holubcie (en ruthène) ou, en allemand : Taubchen (petits pigeons). On prend de la bouillie et on la forme (en la serrant dans la main) en pelotes que l'on enroule dans une feuille de chou ou de rave, puis on les frit à la poêle et dans de la graisse. Le mets sucré nommé kutja est presque spécial à la Petite Russie, où il ne manque presque dans aucune maison à Noël. Il est fait de froment décortiqué au mortier, puis bouilli avec du miel et du lait. Les Lithuaniens ont un mets nommé tlokno ou encore milta, qui est la même chose que Rhamm a décrite en détail sous le nom de « Talken » pour la Carinthie. On nomme tetera une bouillie claire faite de farine de sarrasin ou de froment dans la Russie du nord et de seigle et de froment chez les cosaques. Dans d'autres contrées ce mot désigne n'importe quelle bouillie de céréales. La frugalité des populations qui vivent de bouillies est bien mise en évidence par le fait que, dans les localités situées à l'écart des voies commerciales, on fait cette bouillie avec du millet ou du sarrasin incomplètement décortiqué et que, tout au contraire, les bouillies d'orge, d'avoine ou de froment semblent être un mets d'exception. Les semoules fines (Gries) et les gruaux (Graupen) sont considérés comme un raffinement que l'on ne se permet pas toujours.

Si maintenant on considère dans son ensemble l'alimentation


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des paysans de l'Europe orientale, on constate avec évidence le rôle dominant de la décoction et de la bouil1ie. Au point de vue de la bouillie, ajoutons encore ceci, en ce qui concerne l'alimentation dans l'Europe orientale. Au repas de midi on mange une bouillie de millet, d'orge ou de sarrasin qu'on a préparée le matin et mise au chaud dans le fourneau. Au repas du soir on mange des boulettes (knödeln, quenelles) fraîchement préparées de froment ou de sarrasin, en les accompagnant de lait. On ne voit apparaître la viande, c'est-à-dire la viande de porc, qu'aux jours de grandes fêtes ou à l'occasion de réjouissances. Si on classe dans l'ordre de leur fréquence les mets qui paraissent sur la table des paysans au repas de midi on arrive au résultat suivant : comme soupe : décoctions de céréales, raves suries, soupes de seigle ou d'avoine, accommodées avec de l'eau ou du lait, des boulettes de diverses sortes, étuvées ou cuites dans la graisse, bouillies de semoules, de pois, de fèves ou de haricots, des soupes à la choucroute, des soupes de farine avec de l'eau ou du lait, des bouillies de diverses sortes en mélange, de la bouillie de farine, du chou-rave ou des raves, des pâtes alimentaires grossières, préparées dans la maison, des pommes de terre coupées, ou en boulettes avec du beurre et du fromage, des morceaux de pommes de terre soumises à la fermentation acide, des rouleaux de pâte (pirogi), farcis de toutes sortes de choses (particulièrement fromage, choucroute, beurre ou lard), du riz, du gruau perlé, de la farine bouillie de diverses manières, de la choucroute et des pommes de terre celles-ci mêlées avec des fèves, du sarrasin ou du millet, des choux doux (c'est-à-dire non suris) avec des bettes sèches ou des raves, plus rarement de la bouillie de maïs, etc. Quelques-unes des denrées nécessaires sont achetées au dehors, ce qui d'ailleurs n'influe pas sur le régime considéré en général. Tous les grains nécessaires aux préparations qui viennent d'être énumérées sont seulement concassés et aussi décortiqués dans une certaine mesure mais non pas utilisés en semoules ou en gruaux car c'est un luxe qu'on ne se permet pas toujours. J'ai souvent entendu dire que les ouvriers agricoles vivant sur leur salaire se nourrissent mieux que les paysans travaillant pour leur propre compte. Ces derniers « rognent sur tout », tandis que les ouvriers « bouffent tout », dit un proverbe rural. Dans beaucoup de pays la base de l'alimentation est constituée par des pommes de terre et du chou, dans d'autres, on y ajoute des gruaux. Suivant Cybulski les plus pauvres ne mangent que du pain noir avec de l'oignon et de l'ail. Les simples et saisissantes confidences du paysan sur son sort (Slomka, l. c.,


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48) pour l'année 1863, s'expriment ainsi : nous mangeons ce que nous avons planté, semé et accommodé nous-mêmes : du grain concassé, des gruaux (ou semoules), des pommes de terre, du chou, des pois, des fèves, le barszcz et (en gardant le meilleur pour finir) aussi un peu de pain.

Il ne serait pas nécessaire d'insister sur l'alimentation des classes populaires en Pologne si nous n'avions pas à en tirer d'importantes conclusions sur l'évolution de l'alimentation en Europe. Car c'est ainsi qu'autrefois vivait le paysan dans toute l'Europe, ct souvent vit-il encore ainsi et c'est ainsi que vivait au moyen âge le paysan allemand, français ou suisse. En étudiant les soupes douces ou acides j'ai signalé qu'en Pologne leur rôle dans l'alimentation diminue de l'est vers l'ouest. Il en est de même en ce qui concerne la bouillie, de sorte que, en Pologne, si on considère ensemble ces deux sortes d'aliments, on a en quelque sorte devant soi un raccourci de l'histoire. Plus nous avançons vers l'ouest, plus on voit se raréfier l'alimentation à base de bouillie. Mais nous avons déjà exposé au chapitre consacré aux bouillies ce qu'il faudrait répéter ici. Il nous suffira donc de signaler que la littérature relative aux coutumes locales apporte à ce point de vue beaucoup d'éclaircissements. Bien loin à l'est, près de Krasnik, au village Studzianka, on dit que la base de l'alimentation est constituée par des bouillies d'orge et de millet, des boulettes de pois et aussi de la choucroute, des pommes de terre, dont on fait aussi des boulettes avec du lard ou de l'huile, avec accompagnement de lait. Avec tout cela, le paysan se fait un repas de midi comprenant « deux services ». Peu différent est le régime alimentaire à Mnichow, à Topola dans le Woiwode Kalisch, dans toute la Pologne moyenne et en Galicie[1]. Dans la partie occidentale du pays cette situation se modifie beaucoup et à Topola même, et tout au long de la frontière de Bohême et d'Allemagne. En un mot, la partie occidentale de la Pologne se rapproche, quant à son alimentation, des habitudes modernes, qui sont ici les habitudes allemandes. Mais la bouillie n'abandonne pas son domaine aussi facilement que la soupe, elle a la vie plus dure et ne rend pas les armes d'aussi bon gré devant la cuisine nouvelle. Il serait instructif aussi de montrer comme quoi l'usage des deux formes culinaires anciennes diminue graduellement du nord vers le sud. Mais vers le sud apparaissent

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  1. Staniszewska (Z. D.), Dorf Studzianka. Wisla, Bd. XVI, 1902, 175 et suiv. ; Jasklowski (W. J.), Ibidem, Bd. XVIII, 1904, 13. ; Grajnert (Jos.), Ibid., t. XVII, 1903, 657. - Sur la Galicie et la Silésie : Kleczynski, loc. cit., et aussi les ouvrages cités au chapitre des soupes, en part. : Cybulski.


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d'autres espèces végétales susceptibles de fournir des bouillies. Lorsque nous dépassons la ligne du Danube et des Alpes, nous cessons d'avoir devant nous le type alimentaire uniforme qui est le type régnant dans les régions de l'Europe moyenne et orientale, toutes situées à peu près dans les mêmes conditions de latitude. Il serait bien intéressant aussi d'avoir des renseignements sur l'ancienne alimentation allemande, du genre de ceux que nous avons si abondamment pour l'époque moderne en Russie et en Pologne. Nous les avons, il est vrai, pour l'époque joséphinienne, mais pas plus tôt, alors que durait encore l'ère véritable de la bouillie, car c'est assez tard que les auteurs ont commencé à s'en occuper.

Comme introduction à ce qui va suivre donnons encore quelques renseignements dus au folklore ou à la littérature dans les régions de langue allemande. Au XIVe siècle, lorsque Landenberg fit enlever ses bœufs à Erni an der Halden, il lui déclara : « Si les paysans veulent manger du pain, ils tireront la charrue eux-mêmes. » Jusqu'à notre époque même, le pain n'était pas la nourriture courante de l'homme du commun. C'est ce que constate encore Jeremias Gotthelf pour la Suisse, en ce qui concerne les années 1840-1850, en plusieurs endroits de ses écrits. II dit par exemple : « Je me rappelle qu'on voyait rarement sur la table du pain ou du café. On avait des raves, du chou, des fruits, à l'état vert aussi longtemps que cela durait, puis secs, de la soupe d'avoine, de la bouillie d'avoine et du lait. Voilà ce qu'on mangeait, et on se portait bien et on était en état de travailler aussi bien qu'à présent. Dans la plupart des localités on n'avait de viande qu'un dimanche sur trois. On la servait dès le premier déjeûner et on la laissait toute la journée sur la table, de sorte que chacun pouvait y aller et en prendre ce qu'il voulait. Mais personne n'en mangeait au point d'en mourir, car ce n'était pas de la viande fraîche mais de la viande sèche, bien salée, souvent vieille de trois ans et on ne se donnait pas grand mal pour la ramollir dans l'eau. » Puis il dépeint le changement des temps. « On n'admet plus que le pain manque sur la table. On veut avoir du café au moins deux fois par jour et c'est à peine si on accorde un regard aux choux. La purée a encore au moins la même importance que le pain. A Unterwalden (Suisse) on nomme ironiquement un Müszler (de Mues, la purée), un vieux garçon qui fait sa cuisine. Atteindre l'âge de la vie indépendante se dit : « arriver à son tour d'âge et pouvoir gagner son pain et sa purée ». Dans la chanson enfantine (en dialecte) « Nimm e Stückli Brot i Sack und Habermehl i


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Ranze », on trouve encore associés les deux mets comme symboles du bien-être. Encore aux environs de l'année 1860, la farine de meunerie n'existait pas en provision dans les maisons. La remarque suivante de Messikommer le constate : « C'était une bonne journée pour la jeunesse quand on allait chercher de la farine au moulin, car chaque fois on y recevait un gros morceau de pain noir (Ruuchbrot). Il était fait avec la plus grossière (ruuchsten) farine, avec de la « farine de cochon » (Säumähl). Mais il semblait délicieux.

En Scandinavie, il semble qu'on soit passé des bouillies aux galettes (Fladen) bien plus tôt que dans l'est des pays slaves. Déjà de très bonne heure on faisait de la bouillie en Norvège, car, dans une saga (Schübeler) « les semoules ou gruaux (Grütze) sont désignées comme un mets qu'il n'est pas convenable d'offrir aux étrangers de marque ». On connaissait dès les temps du paganisme des pots de fer ou poêles de fer, qui étaient faits avec des plaques de tôle assemblées. Il y avait de grands récipients de cette sorte qui contenaient jusqu'à huit « eimer ». Actuellement, en Suède, on utilise toutes les sortes de céréales qui conviennent à la fabrication des bouillies, y compris celles qui sont rares et accidentelles. De tous les Germains, ce sont les Scandinaves qui sont restés le plus longtemps fidèles aux bouillies. Sur ce point rapportons les renseignements que nous donne par lettre M. Nils Keyland, de Stockholm. Autrefois, dans le Warmland et dans l'ouest du Goeterland, la bouillie ordinaire était d'avoine concassée mais non décortiquée. La bouillie d'orge est de plus en plus abandonnée. Dans le sud et la région centrale et méridionale de la Suède domine la bouillie de farine de seigle. En Dalécarlie, on fait mention d'un mélange de farines d'orge et de pois. En Norrland on s'en tient à la bouillie d'orge. On a aussi des bouillies de gruaux d'orge et d'avoine. Ils sont l'aliment quotidien dans les provinces du sud. On aime encore consommer en Scandinavie toutes sortes de semoules, même dans la cuisine des citadins. Dans son étude sur le Kwasz, Kobert (loc. cit., 73) décrit en détail comment on prépare les semoules acides dans le nord. Il est probable que jadis l'usage des semoules acides fut très largement répandu, cependant elles paraissent avoir été surtout connues de Kobert et de son élève d'alors Alksnis, un Letton. On prépare comme suit les semoules acides des Lettons. Avant que l'eau ne commence à bouillir dans le chaudron, on y ajoute en secouant des gruaux d'orge ou de seigle ou de la farine d'orge avec du sel. L'eau se met ensuite à bouillir, les impuretés surnagent et on les écume. Pendant la cuisson on remue continuellement. En général on fait cuire deux


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heures, jusqu'à ce que la décoction prenne une consistance mucilagineuse. Aprbs qu'on a enlevé le chaudron du feu, on ajoute, par cuillerées, à la « semoule » (Grütze) du lait sur. Il se fait ainsi des grumeaux de caséine qui flottent. On abandonne alors le mélange à la fermentation. La semoule (Grütze) constitue une mixture obtenue par agitation. On la verse dans le « seau à semoule » qui lui est destiné. Ce récipient reste toujours « sur ». Mais, pour obtenir une fermentation rapide il faut qu'il reste encore dans le seau un peu de semoule ancienne. Telle est la simple semoule du peuple. On peut la manger mais on peut aussi la boire facilement. Il n'est pas rare qu'on y ajoute de la crème ou du lait doux. Probablement survit en cette semoule le dernier rejeton de toute une tribu de bouillies jadis très importante.

Nous terminons ici notre aperçu des sortes de bouillies de caractère usuel et primitif pour l'Europe. La bouillie primitive, quelle que soit sa provenance est toujours jugée selon nos exigences comme une préparation peu soignée. Elle se distingue donc assez peu des aliments dont se nourrissent les hommes à la limite qui sépare la vie des ramasseurs de la vie des premiers cultivateurs. Cependant les bouillies réalisent un remarquable progrès en ce sens que, bien que fort chargées d'eau encore, elles en contiennent pourtant 20 % de moins que les soupes (décoctions). Pour préparer ces deux sortes d'aliments, on utilise, au début, seulement du grain concassé (geschrotenes Korn) et non pas des gruaux (Graupen) ou des semoules (Griesz). Il est vrai que le mortier ou le moulin à bras des paysans slaves leur permettent parfaitement de se préparer des gruaux et des semoules, mais ils restent attachés avec ténacité à la tradition, même dans les cas où ils pourraient sans peine se procurer quelque chose de meilleur. Nous voyons à l'époque actuelle leur nourriture devenir moins chargée de coques de grains et plus finement broyée. Les bouillies d'une sorte tout à fait grossière, faites de grains non décortiqués, n'existent plus à présent, même chez les Slaves, que dans les coins reculés des montagnes. Quelles que puissent être certaines différences chez les divers peuples vivant de bouillies, les sources auxquelles je me refère paraissent établir tout au moins que les « semoules blanches » et les gruaux, puis les bouillies claires ou épaisses qu'on en prépare, sont partout, et non pas seulement chez les Slaves, considérés comme un aliment des jours de fête. Ils sont aussi les aliments plus légers qu'on donne aux accouchées, aux malades et aux enfants. Quand une mère ne pouvait plus satisfaire aux besoins de l'enfant, on envoyait chercher au moulin quelques


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livres de « Chindlimähl », une sorte de farine blanche qu'on ne peut du reste pas comparer comme qualité à celle qui existe à présent. Cette farine servait alors à faire une bouillie claire ou épaisse (Wismüesli). C'est ainsi du moins que les choses se passaient dans l'Oberland de Zürich entre 1840 et 1860, mais c'est ainsi qu'elles se passent encore à présent en bien des endroits. De la demi-douzaine de semoules ou de gruaux qui existait à une époque encore récente il ne reste plus que la semoule de froment servant à faire les bouillies pour le jeune âge et les gruaux d'orge perlé. Ce sont à présent les pommes de terre qui servent à satisfaire ce besoin de bouillies (ou purées) qui est semble-t-il impossible à extirper, et, avec elles, le riz et des préparations comme nos Maïzena, Mondamine, Kartoffelsago (sagou de pomme de terre) ou autres suivant les pays. Beaucoup d'autres préparations attendent l'heure de leur vogue. Mais ce ne sont pas de véritables aliments, ce sont plutôt des conserves alimentaires, et plutôt des produits préparés pour des malades. Actuellement ces préparations ont une mauvaise presse parmi les médecins, et elles sont depuis longtemps peu en faveur parmi les spécialistes de la chimie des matières alimentaires. A cela s'ajoute que ces compositions secrètes ne sont pas constituées uniquement de dérivés des céréales. Car ce sont de véritables préparations secrètes et l'acheteur n'est pas renseigné sur leur fabrication ni sur les substances qu'elles renferment. Balland trouve inexplicable qu'à la dernière exposition universelle de Paris ces préparations aient figuré dans la classe des produits de la mouture et substances similaires. Le rapporteur pour ce groupe, P. Regnault-Desroziers, pensait que la dénomination dont elles avaient bénéficié était plutôt un encouragement aux efforts d'une nouvelle industrie qu'une garantie quant à ses produits[1]. Il est par exemple tout à fait fâcheux que des mères ignorantes se laissent prendre à la réclame de fabricants sans conscience et deviennent les clientes régulières de cette chimie trop ingénieuse. Les enfants des pauvres gens sont ainsi bourrés des bouillies faites avec ces farines du premier âge (Kindermehle). Un spécialiste à ce point de vue dit ceci : « Les meilleurs aliments des enfants sont les simples dérivés du lait et non pas les « Kindermehle ». C'est aux services sociaux de l'approvisionnement en lait qu'il appartient de s'occuper des nourrissons, avec les services de l'hygiène, et c'est en procurant des « laits pour enfants » sans défaut qu'on y réussit le mieux. La flore intestinale (les bactéries

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  1. A. Balland, Les aliments. Chimie, Analyse, Paris, 1907, t. II, 304-306. Avec analyses d'une douzaine de substances.


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intestinales) du nourrisson a des caractères francs de flore lactée. Les bactéries favorables à la digestion demandent comme source de carbone le lactose (sucre du lait) et non pas d'autres hydrates de carbone. A cela s'ajoute que les nourrissons utilisent la matière grasse du lait bien mieux que les graisses des végétaux et que la teneur naturelle du lait en substances salines a une extrême importance.

Si on veut savoir comment sont fabriquées les préparations destinées à l'alimentation, on n'a qu'à méditer le texte de la circulaire suivante qui a été envoyée, semble-t-il, indistinctement à des milliers de fabriques de produits chimiques (en 1913). « P. P. (premissis premittendis). Je me propose d'introduire dans le commerce un extrait de malt et je voudrais y ajouter pour accroître sa puissance alimentaire quelques produits chimiques. Je vous serais obligé de me faire éventuellement des propositions en ce sens et vous prie de m'indiquer en même temps franco vos prix les plus réduits ».

Les sociétés restées au stade historique de la bouillie consomment peu de viande. Comme viande, il s'agit avant tout de viande de porc. Le mangeur de bouillie mange d'ailleurs seulement les animaux qu'il a abattus lui-même ou, comme on dit, « sa vache morte ». Les Suisses eux-mêmes, à l'époque où ils mangeaient plus de bouillie qu'à présent, ménageaient la viande. De vieilles gens du canton des Grisons (à Bergell) m'ont raconté qu'il y a 40 à 50 ans, lorsqu'ils passaient le col (le Septimerpasz), pour se rendre à la caserne de conscrits de Chur, ils étaient tous pris d'accidents intestinaux et tombaient malades, du fait d'une consommation de viande dont ils n'avaient pas l'habitude. L'idée de se nourrir de viande est une trouvaille des citadins. Un hygiéniste en vue s'est aventuré à dire qu'une haute consommation de viande est précisément le témoin d'une haute civilisation. Mais les paysans ne sont évidemment pas de grands civilisés. Les bureaucrates qui présidaient à la campagne autrichienne de Galicie en 1914-1915 en ont appris quelque chose. Au commencement de la guerre chaque soldat recevait par jour une livre de viande de première qualité, rien que du muscle. Le foie, les poumons, les abats, la viande inférieure étaient vendus à bas prix à la population civile. Dès septembre et octobre de 1914 on avait commencé à faire queue aux boucheries de Vienne pour avoir cette viande. Mais, vers la fin de 1915, les autorités commencèrent à soupçonner qu'on avait sûrement donné aux soldats plus de viande qu'ils n'avaient pu en digérer, vu que le cheptel diminuait


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rapidement. J'ai entendu dire en effet à beaucoup de témoins de la campagne des Carpathes en 1914-1915 que, ne pouvant manger la viande, ils l'enterraient parce qu'elle pourrissait et qu'il en résultait un danger pour les hommes.