3-10 Céréales grillées (Maurizio)

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Plantes à bouillie de grande culture
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Consommation des bouillies en Europe

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CHAPITRE X


CÉRÉALES GRILLÉES. — POURQUOI RECHERCHE-T-ON LES ALIMENTS GRILLÉS ?


Aux époques primitives, avant l'invention du pain, existaient ensemble, comme préparations alimentaires : 1° les décoctions (soupes) des différentes sortes, en y comprenant les soupes de céréales ; 2° les aliments grillés, y compris les céréales grillées ; 3° les bouillies ; 4° enfin les galettes soit rôties soit cuites au four.

Mais la préhistoire nous a laissé peu de renseignements sur les aliments grillés. On possède des grains de froment et d'orge carbonisés provenant de la station néolithique de Butmir, près de Serajewo et qui semblent avoir été soumis à un grillage lent. A cette époque on connaissait donc déjà les avantages du grillage. Chez divers peuples l'usage de la nourriture grillée existe encore, sinon comme aliment usuel, du moins dans certaines coutumes, par exemple dans les coutumes relatives à la naissance ou au mariage. Actuellement encore les Albanais mangent du malt grillé d'orge et de froment, qu'ils mettent dans leur bouche tout simplement avec la main[1].

Dans les rites de l'ancienne religion de Rome, le grain brut ou grillé et le malt grillé avaient subsisté à côté des grains concassés comme objet d'offrande, et le pain grillé existait de même dans les anciennes civilisations américaines des Mayas et des Aztèques. En ce qui concerne les anciennes époques de la Germanie, Hoops parle d'aliments rôtis, d'une sorte de polenta où entraient des grains d'orge grillés, des épices et d'autres substances. Suivant les historiens romains ce n'était pas chez les Romains du blé que l'on rôtissait, mais d'autres céréales, comme l'épeautre, le millet, etc. La coutume ancienne de ne pas cuire au four l'épeautre, mais de le griller, est en rapport avec la fête des Fornacalia, dont l'institution est attribuée à Numa. Il y avait une déesse dont le nom, Fornax, venait du nom du fourneau servant au grillage comme le nom de la fête même. Pour plusieurs sortes de céréales on procédait à un grillage des grains avant la mouture pour que les enveloppes du grain se détachent plus facilement. C'était surtout l'orge que

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  1. cf. Heer (Osw.), loc. cit., 10. Anm.


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l'on grillait ainsi et particulièrement lorsqu'il devait servir à faire de la bouillie. On commençait par humecter l'orge, puis on le séchait, le grillait et on le décortiquait, tantôt dans un mortier avec un pilon, tantôt avec un moulin, en tout cas avec les ustensiles mêmes qui servaient aussi à faire la farine. Parfois l'opération était plus compliquée. Les grains grillés et humectés étaient concassés au mortier, lavés dans une corbeille, séchés au soleil, repassés au pilonnage dans le mortier, criblés pour les nettoyer et enfin moulus. C'est ainsi que l'on procédait en Grèce tandis qu'à Rome les grains d'orge, desséchés sans passage préalable à l'eau, étaient moulus avec leurs enveloppes.

Sumcow décrit un mode de grillage des grains qui est très primitif (d'après ses observations personnelles et d'après des sources russes qu'il indique). Il est en usage en diverses régions reculées de la Russie. Ses observations personnelles furent faites dans le Caucase, à la station de Sucha Fontana. Les naturels du lieu, que la civilisation russe changea en voituriers et en policiers, se couchaient autour d'amas de blé en gerbes. Quelques-uns mettaient le feu aux gerbes de différents côtés. La paille brûlait presque instantanément. Ils prenaient alors une poignée des épis grillés, les frottaient dans leurs mains, soufflaient pour enlever les enveloppes des grains et la cendre. Puis ils se mettaient avidement dans la bouche les grains ainsi nettoyés et mangeaient cette simple nourriture avec un visible plaisir[1].

C'est évidemment de cette forme primitive de la nourriture qu'il est question dans le livre de Ruth : 2, 14 : « Elle s'assit à côté des moissonneurs, on lui donna du grain rôti. Elle mangea et se rassasia et elle garda le reste ». Vient ensuite le joli passage où il est question du glanage. Mais ce que la Bible et les historiens classiques ont su de l'usage des grains grillés ne remonte pas bien loin, car, dans les deux cas, ils n'ont pour ainsi dire plus d'emploi que comme offrandes. On voit dans le Lévitique, 2,14, que le pain des prémices devait être présenté sous la forme d'épis grillés ou de grains de blés concassés et grillés. Souvent l'offrande des céréales n'était que l'accessoire de l'offrande en bestiaux. Dans Luc, 6,1, Jésus et ses disciples cueillent dans les champs des épis de céréales, les frottent dans leurs mains et mangent les grains sans autre préparation. Il est souvent question de la paille et des glumes des épis. Exemples : Math., 3, 12. Esaïe, 5, 24. Pour finir, signalons que cette façon de manger qui n'exige ni

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  1. Sumcow (Mikolaj.), Wisla (Weichsel = La Vistule) Geogr. ethnogr. Mtsschr Varsovie, 1890, 4, 643 et suiv., avec détails sur la littérature slave populaire.


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table ni vaisselle, nous est connue par des sources polonaises remontant à la moitié du XVIe siècle. Le dictionnaire polonais de Lind dit à ce point de vue, en s'appuyant sur le livre des herbes de Sirrenius (Syrenjusz) «On prépare le prazmo de blé avec du grain encore un peu en lait, les épis entiers sont grillés au-dessus du feu ou séchés au soleil, puis on les frotte dans les mains et on mange le grain ». Sumcow signale quelques usages extrêmement anciens de l'Ukraine et d'autres pays slaves, en particulier de l'intérieur de la Russie, qui se rattachent à cette pratique et il donne aussi quelques arguments linguistiques probants. En Bohême, au temps de la récolte, on mange des grains rôtis sur une tuile (une poêle) et leur nom est aussi prazmo. Une descendance, une survivance des grains de céréales rôtis de cette façon est constituée par la farine aussi rôtie sur une tuile que l'on accommode avec du beurre dans le canton des Grisons (à Bergell) et que les paysans allant à leur travail emportent aux champs. Son nom est farinarza (farina arsa), c'est-à-dire farine grillée.

Cette forme déjà « civilisée » des aliments grillés est largement répandue en tant que farine passée au beurre. Donnons encore l'exemple d'un cas dans lequel, malgré les soins apportés à la préparation, ce sont encore les grains qui sont le point de départ.

Le gofio, aliment en usage aux îles Canaries, est fait de blé grillé et ensuite plus ou moins finement moulu. Après quoi on peut le manger tel quel. Cet aliment est fort aimé dans tout le peuple. On ajoute à la poudre sèche un peu d'eau et on sale selon son goût. Les habitants de l'île de Gran Canaria le pétrissent dans un zurron, c'est-à-dire dans un sac fait, pour cet usage, avec la peau d'une jeune chèvre. On obtient ainsi une pâte sèche et grumeleuse que l'on mange au lieu de pain ; on mélange aussi le gofio de diverses substances, comme bouillon de viande, lait, café, bière, huile, etc. A l'île de Ténériffe, les gens du pays incorporent aussi au gofio des fruits charnus, comme bananes, oranges, figues. On prépare le gofio de la manière suivante. Après que le blé a été nettoyé de ses impuretés, on le met sur une plaque d'argile où on le grille jusqu'à couleur claire (et non jusqu'au brun sombre) en le remuant avec un bâton dont le bout est enveloppé d'un morceau d'étoffe. Pendant le grillage, on met beaucoup d'attention à remuer ainsi le grain et on y sème aussi un peu de sel. On utilise aussi pour la nourriture, avec le froment, le seigle, l'orge, le maïs, les pois chiches, et, en temps de disette, les souches radicales de la fougère grand aigle, les graines de certaines espèces de Mesembrianthemum, et, dit-on, aussi les fruits du Myrica faya. Ce qu'on


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nomme à Ténériffe tafena est plutôt une friandise. C'est du froment grillé sur lequel on verse quand il est encore chaud du miel ou du sucre moulu[1].

Le grillage ou la forte dessiccation des céréales destinées à l'alimentation ont été souvent recommandés de tout temps. A cause de la perte de poids qui en résulte, on a conseillé de vendre le grain selon sa teneur en substances sèches. Le grillage a été utilisé à toutes les époques pour donner aux grains gâtés et moisis l'apparence du grain sain. Mais son utilité n'est cependant pas douteuse. Le grain et la farine y gagnent en sécheresse, en résistance à l'emmagasinage. Hahn dit que, récemment encore, le grain grillé venant des provinces russes de la Baltique était vendu à Brême un peu plus cher que le grain ordinaire. Au commencement du XVIIIe siècle des savants français, entre autres Duhamel du Monceau, et des économistes avisés recommandèrent le grillage pour empêcher les grains de moisir et de fermenter. En 1760, un agronome suisse s'exprimait ainsi : On grille le grain en Hollande, en Courlande et en Livonie mais aussi en Angleterre, à Naples, et on le grille encore ailleurs. En Angleterre, le grain grillé se nomme grain rouge. A Naples, on prenait la peine de construire pour le grillage des machines spéciales. En particulier Intieri en construisit de remarquables pour la maison Corsini. Le grain que l'on traitait ainsi était de la plus mauvaise qualité, provenant de sols humides et, à cause de cela, particulièrement exposé à s'altérer dans le climat chaud de l'Italie. L'auteur anonyme recommande d'imiter cet usage, qui a été aussi « mis en pratique à Genève et qui ne peut manquer d'avoir un bon résultat à Berne et dans ces campagnes ». Par conséquent les installations nouvelles pour le séchage des grains peuvent se réclamer d'une très ancienne mise en pratique[2]. Mais il faut distinguer, d'une part le grillage et le séchage des grains en vue de leur conservation, et d'autre part la consommation comme aliment des grains grillés. Ce qui nous intéresse ici, c'est seulement le grillage des grains dans le but de les manger. Mais nous avons à considérer en même temps le goût qu'ont eu les hommes pour les aliments grillés en général,

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  1. Lindinger (L.), Kosmos. Handweiser f. Naturfreunde, 1921, H. 3 (d'après Angewandte Bot., 1921. Bd. III, 173).
  2. Hoops (Johannes), loc. cit., 1913, 196. ; Duhamel du Monceau, Traité de la conservation des grains, etc., nouv. éd., Paris, 1754, (avec nombreuses figures) ; Malouin, Beschr. d. Müller- Nudelmacher- u- Beckerkunst, trad. de D. G. Schreber., Leipzig, 1769 ; Abh. üb. e. neue Weise der Getreidelagerung ohne Verderben u. Abhang zu erhalten. D. schweiz. Ges. in Bern. Samml. v. landwirtsch. Dingen. Erst. Th. drittes Stück., Zürich, 1760, p. 800 et suiv. ; Sumcow (Mikolaj.), loc. cit., 1890, p. 641.


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pour le résultat de l'action légère du feu. Le grillage accroît remarquablement le bon goût des grains, les rend plus faciles à digérer, en transformant leur amidon en sucre et dextrine, et aussi en dissociant en partie les albuminoïdes. Nous sommes ici en présence d'un fait de constatation, et qui mérite qu'on s'y arrête : les hommes aiment les aliments grillés et ils sont pour eux l'objet d'un besoin. A cette catégorie de mets appartiennent les pains grillés pour le café : les toasts des Anglais, les biscuits, les légumes rôtis, comme les oignons, le chou et la choucroute (particulièrement quand on la réchauffe), le « Reitzker » (champignon) brûlé sur le foyer, le rôti et la sauce du rôti, la peau rissolée de l'oie rôtie, les saucisses grillées, la couenne du lard, le jambon grillé et sa sauce, jusqu'à la crème caramélisée de la cuisine bourgeoise. Il faut ajouter le café et la chicorée. Le flambage superficiel et le grillage donnent naissance à des composés chimiques encore mal connus, riches en carbone et de poids moléculaire élevé sur lesquels von Bibra a déjà appelé l'attention. Mais nous sommes encore aussi peu renseignés qu'au temps de von Bibra[1] sur les substances que le grillage développe dans la croûte du pain et que les anciens auteurs ramenaient toutes ensemble à un corps unique, caraméloïde et de goût amer. La couleur que prend le sucre brûlé est aussi une substance du même genre. On s'en sert pour colorer les liqueurs. Mais, si les corps que l'on grille sont des albuminoïdes, le grillage superficiel des aliments fait apparaître des substances âcres au goût, parmi lesquelles il y a des acides amidés et des phénols supérieurs. L'homme a faim de telles substances. Est-ce seulement par goût du changement pour son palais blasé ou satisfait-il à un besoin physiologique authentique ?

Il est établi que la croûte du pain et le pain grillé restent deux fois plus longtemps dans l'estomac que la mie de pain et, par conséquent, ont une action ralentissante. Ils provoquent aussi une sécrétion acide plus abondante et celle-ci est un facteur de la prolongation de la stase gastrique[2]. Mais la question n'est ainsi résolue que très partiellement. On peut dire avec Pfeiffer que l'étude physiologique du rôle des substances grillées dans l'alimentation populaire reste à faire. Le rôle des substances grillées qui n'ont qu'un rôle d'agrément reste aussi à éclaircir, par exemple le rôle des nombreux produits employés en guise

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  1. Bibra (Frhr. E. von), D. Getreidearten u. d. Brot. 2. Auf., Nuremberg 1861, p. 378.
  2. Kestner (O.), Sättigungswert d. Nahrung. Dtsch. Medizin. Wchschr. 1919. Nr. 10 ; Sehestedt (H.), Ueb. d. Sättigungswert gerost. Brotes. Ztschr. f. Phys. Ch., Bd. 139, 1924-212.


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de café. Chaque jour on consomme, pour remplacer le café, des quantités considérables de grains grillés de céréales, de chicorée, de glands, de raves, substances qui, pendant la guerre, remplacèrent même le bouillon de viande et la soupe de farine. Aucune de ces substances ne renferme l'alcaloïde du café, la caféine. A la réunion des naturalistes, à Vienne en 1913, Beitter a communiqué des nombres impressionnants sur l'importance qu'a prise la consommation de ces substances. En Allemagne, dans la seule année 1907, on a consommé pour 5,45 millions de marks de chicorée, en Autriche, en 1905, pour 3,70 millions de couronnes, et autant de malt grillé[1]. Il faut ajouter les substances non mentionnées : grains de céréales, betteraves à sucre, glands, figues, châtaignes et d'autres encore. On essaie d'expliquer l'usage qui en est fait en supposant que l'huile inflammable à laquelle donne naissance le grillage entrave les fermentations ou en supposant que les substances dues au grillage ralentissent la digestion des albuminoïdes (Hartwich : Genuszmittel, 269). Mais, malgré les recherches signalées ci-dessus à propos de la croûte de pain, nous ne pouvons encore formuler que des hypothèses sur l'action des aliments grillés.

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  1. Pfeiffer (L.), Historische Betr. üb. d. Kriegsbrot u.s.w. u. d. Röstprodukte i. d. Völksernähr. Korrespondenzbl. d. allg. ärtzl. Ver. v. Thüringen, 1918, Nr. 5.6. 74.