2-7 La soupe et sa descendance (Maurizio)

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Boissons fermentées
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Bâton à fouir, houe et charrue

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CHAPITRE VII


LA SOUPE ET SA DESCENDANCE. APERCU GÉNÉRAL


Le tableau suivant résume les résultats auxquels nous ont conduits nos considérations sur les premiers produits de l'art culinaire. Le premier produit de cet art (le premier aliment artificiel) est une décoction (une soupe), résultat du traitement de l'aliment brut par l'eau bouillante. Puis cette décoction primitive se perfectionne en prenant diverses formes, comme suit :


Décoctions ou soupes
Douces Acides Alcooliques
Conduisirent aux bouillies de céréales, et finalement au pain. Conduisirent à diverses formes dérivées, en particulier en ce qui concerne les céréales, mais sans développement ultérieur. Conduisirent à un petit nombre de breuvages enivrants, puis, en ce qui concerne les céréales, à l'alcool distillé.


A la grande variété des soupes douces ou acides ne s'oppose qu'un très petit nombre de décoctions alcooliques. Les décoctions douces sont très nombreuses, les décoctions acides dans lesquelles intervient la fermentation acide sont assez variées. Mais celles résultant de la fermentation alcoolique sont bien moins nombreuses. Parmi ces dernières, les seules qui appartiennent aux époques primitives sont celles qu'on obtient avec des sèves d'arbres, avec l’Heracleum et avec la fausse oronge. Une opinion courante veut


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que, sous tous les climats, l'humanité se soit préparé des breuvages alcooliques et qu'un besoin universel de ces breuvages en soit résulté. Mais, comme on l'a vu, cette opinion ne repose sur aucune base. Il n'existe rien qui la justifie et l'étude de l'humanité préhistorique ne lui apporte aucune preuve. La moitié de l'humanité s'interdit l'alcool pour motif de religion. Les hommes se sont donc aperçus de très bonne heure que l'alcool est nuisible. Le tableau qu'on trouvera ci-dessous met bien en évidence l'espèce d'opposition essentielle et primitive qui existe entre l'alcool et la véritable nourriture. De nos jours, la même opposition se manifeste dans ce qu'on appelle la lutte antialcoolique, dans le mouvement abstinentiste. Ce mouvement a surtout réussi en Amérique, chez un peuple qui se considère, à bon droit, comme le mieux nourri du monde. L'interdiction nationale du commerce et de l'usage de l'alcool constitue le 18e amendement à la loi constitutionnelle des Etats-Unis, mis en vigueur à partir du 19 janvier 1920.

Tout le développement de l'alimentation humaine a son point de départ dans les produits du traitement par l'eau bouillante des substances nutritives brutes, avec deux formes : la forme douce et la forme acide. D'où les deux variétés des « soupes ». Dans toutes les langues, le mot qui veut dire « doux » veut dire aussi « bon au goût ». Les aliments doux (non suris) correspondent au goût des femmes et des enfants. Les hommes ont toujours essayé d'interdire aux femmes et aux enfants les boissons alcooliques. Les femmes s'en trouvèrent à l'abri, et les hommes s'en réservèrent l'usage comme une prérogative de leur dignité. Le goùt du buveur est en contradiction avec tout le sens historique du progrès alimentaire. L'abus des viandes, comme il existe dans les villes, va de pair avec celui de l'alcool. Tous les deux sont d'institution récente. Ils sont une maladie de la civilisation. Chez les buveurs, on voit en effet diminuer cet appétit d'aliments qui prépare leurs meilleures joies aux individus sains et non dégénérés, en particulier l'appétit de fruits et d'aliments doux. Les boissons alcooliques, en tant qu'elles sont devenues un besoin quotidien, sont d'institution récente ; elles ne remontent qu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle, époque où commença la fabrication massive de la bière et de l'eau-de-vie. L'idée que le goût des aliments doux est un goût de femmes et d'enfants ne remonte pas loin, car, récemment encore, les hommes l'avaient aussi, et, dans un de ses récits, qui se passe au commencement du XIXe siècle, Storm nous présente un vieux seigneur, friand de mets sucrés, qui déclarait appartenir encore à l'époque où les hommes n'avaient pas honte de les aimer.


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Etapes de la civilisation économique Décoctions (soupes) douces (naturelles) et autres mets doux Décoctions (soupes) sures (fermentées acides) et autres meta acides Breuvages alcooliques
I

Stade initial : la société des « ramasseurs ».


Aucune culture du sol.


Ramassage d'aliments végétaux très nombreux, alimentation très variée.





Aliments très aqueux.

Champignons, algues, lichens.
Miel.
Sèves d'arbres : Acer, Betula, Prunus ? Frênes et autres.
Décoctions (soupes) et bouillies vertes (plats d'épinards) de bourgeons, pousses vertes, racines, feuilles, tiges.
Heracleum (Berce).
Rumex, Polygonum, Urtica, Chenopodium, Salix, et autres.
Beta, Brassica, Crucifères.
Fruits et baies : aubépines, Ericacées, Vacciniées, vigne ? Cornus, Sorbus et autres, Pomacées, Prunées.
Châtaigne d'eau, noix, glands, faînes, fruits des pins, et autres.
Feuilles d'arbres en abondance, hêtres, ormes, frênes, chênes, vignes et autres.
Graminées sauvages, fruits des Glyceria, Zizania, Elymus, Psamma, et autres. Aussi parties vertes fraîches des graminées.
Millets sauvages et beaucoup d'espèces devenues actuellement nos « mauvaises herbes ».
Bouillies et galettes de beaucoup de fruits de graminées.

Miel fermenté acide ?
Sèves d'arbres acides comme ci-contre : érables, bouleaux, pruniers ? frênes et autres.
Décoctions (soupes) suries de toutes sortes de parties végétales ? La choucroute de saule des peuples polaires et autres.
Les barszcz d’Heracleum.
Rumex, Polygonum, Urtica, Chenopodium et autres moins certains.
Beta, Brassica, Crucifères.
Fruits et baies (incertain).


Choucroutes de feuilles d'arbres : hêtre, orme, frêne, vigne et autres.
Graminées sauvages mais probablement fortuitement.

Millets sauvages, probablement le Urbraga et produits analogues.
Bouillies et galettes de pâtes suries de grains de céréales sauvages ?
Alcool d'amanite.
Hydromel et autres ?
Sèves d'arbres, comme bouleaux.

La bière initiale d'Heracleum ?


Vigne ?




La levure de bière initiale pour la pâte ? dérivant de fruits de graminées


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Etapes de l'agriculture et de la civilisation Décoction (soupes) douces (naturelles) et autres alimenta doux Decoctions (soupes) sures (fermentées acides) et autres alimenta acides Breuvagea alcooliques
II

La société des agriculteurs primitifs.

Epoque du labourage à la houe.

Diminution du nombre des végétaux utilisés.


Aliments moins riches en eau (époque des bouillies et des flans ou galettes).
Soupes et plats d'épinards (comme au stade I) faits de plantes sauvages ou cultivées, Rumex, Polygonum, Urtica et autres.
Au lieu d’Heracleum, usage des choux, bettes, betteraves et autres raves, racines et rhizomes.
Bouillies et galettes (flans) de fruits de graminées, millets, Setaria, Panicum, comme à l'époque I.
Grains concassés, gruaux et farines : orge, blé, seigle, avoine. Aussi grains grillés, germés (malt) et grains verts. Maïs et riz.

Les préparations du stade I s'appliquent à des espèces cultivées.
Le surissage continue en général. Soupes sures (et plats d'épinards surs?) de Rumex, Polygonum, Urtica et autres.
Le barszcz est fait (au lieu d’Heracleum) de diverses sortes de raves et bettes. Nombreuses sortes de choucroutes.
Décoctions (soupes) bouillies et galettes de millet. Braga, kwasz et autres breuvages surs.
Décoctions des diverses céréales : braga, barszcz, zur, geiselitz, kwasz et autres. Emploi de grains rôtis ou de malts, riz, maïs.
Le surissage primitif des plantes ramassées s'applique à des plantes cultivées.


Racines et rhizomes ?


Décoctions alcooliques (bières) d'orge, de blé (Babylone, Egypte), aussi après grillage ou maltage. Riz, maïs.
Les galettes ou flans d'orge, de blé, de seigle évoluent vers le véritable pain, fait avec du levain, lequel dérive des décoctions acides, d'où origine commune du pain et des débuts de la bière.
Galettes (flans) desséchées de millets, diffusion des céréales, azymes (Mazzoth) aboutissant aux pâtes alimentaires. Galettes desséchées acides (conservées comme levain). Galettes acides sèches conservées pour la fermentation de la bière.


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Etapes de l'agriculture et de la civilisation Décoctions (soupes) douces (naturelles) et autres aliments doux Décoctions (soupes) sures (fermentées acides) et autres aliments acides Breuvages alcooliques
III
Labourage à la charrue.

Evolution vers le machinisme.

Grande culture.

Le nombre des espèees végétales utilisées diminue.


Aliments de moins en moins riches en eau. Diminution considérable de l'importance des soupes.
Peu de plantes du stade I restent utilisées. Les bouillies et les galettes du stade II sont en régression, ainsi que les soupes. L'usage du millet est sur le point de disparaître.

Beaucoup de légumes tombent dans l'oubli.
Le travail des céréales devient une branche de la « grande industrie ».

Le pain d'orge est presque oublié.
Le pain de seigle est de plus en plus fabriqué avec de la levure (au lieu de levain).
Le pain de froment est fait avec de la levure et avec des levures d'industrie.
Règne de la pomme de terre.
Il y a des « peuples de pain blanc » et des "peuples de pain noir », correspondant aux civilisations anciennes et aux civilisations récentes. Mais le climat a aussi en cela un rôle.

Régression des soupes acides qui se réduisent au braga, au barszcz et au kwasz. Dans l'est, elles résistent encore. Dans l'ouest elles ont disparu.
De tous les mets acides subsiste seule la choucroute de chou, elle aussi en régression dans l'ouest.

La choucroute devient aussi un produit de grande industrie. L'usage du levain pour faire le pain ne subsiste que pour le pain de seigle. Il devient de plus en plus rare pour le froment (remplacé par les levures).


La pomme de terre est parfois employée pour le pain avec fermentation. Le pain de seigle levé par surissage subsiste en Allemagne et dans l'est.
Dans l'ouest, introduction récente de nouveaux mets fermentés : lait caillé, yoghourt, etc.
Le vin et la bière remplacent les breuvages acides, entièrement dans l'ouest, en partie dans l'est.

Régression de tous les breuvages alcooliques fabriqués à domicile.
Fusion de l'industrie des levures pour pain et bière.
L'orge sert pour la bière, le seigle pour l'eau-de-vie.
Le blé est rarement grillé.

Intervention de l'État et du capitalisme dans les industries de fermentation et distillation.
L'eau-de-vie de pomme de terre industrialisée depuis le XVIIIe siècle, la bière depuis 1850.