2-4 Aliments acides en Europe de l'Est (Maurizio)

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Soupes acides et aliments acides
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Breuvages enivrants

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CHAPITRE IV


LA LIMITE OCCIDENTALE DES ALIMENTS ACIDES. — LE CHUMEZ DES JUIFS. — DERECHEF LES US ALIMENTAIRES DE L'EUROPE DE L'EST — USAGES ALIMENTAIRES ACTUELS DANS LES VILLAGES DE LA POLOGNE.


Il y a donc, occupant sur la terre des surfaces considérables, des peuples dont l'alimentation quotidienne comprend des mets et des boissons préparés par fermentation acide. Les bouillies et le pain que donnent les céréales méritent certes la plus grande attention, mais les aliments suris semblent cependant leur être


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supérieurs en ce qu'ils possèdent un avantage considérable. En plus de la valeur alimentaire que possèdent les bourgeons et les fruits confits ou les diverses sortes de choucroute, il faut compter que des breuvages comme le braga, le kwasz et d'autres, sont des moyens de conserver la santé, de vrais dispensateurs de bonheur. J'ai essayé de donner dans mon exposé aux aliments suris la place qui correspond à leur importance dans le développement de la technique alimentaire, mais sans prétendre être complet ni le pouvoir. L'essentiel était de traiter sans lacunes l'ensemble de la question alimentaire. Des exemples plus nombreux auraient apporté de nouvelles preuves sur l'évolution de la nourriture, sans modifier la conception générale qui en est exposée ici.

Cela ne veut pas dire qu'une enquête plus approfondie ne serait pas nécessaire, bien au contraire. Mais la mise en ordre des faits était d'abord plus indispensable. Pour éviter de se perdre dans la multitude des formes alimentaires, il fallait d'abord distinguer ce qui est primitif de ce qui est récent. Il était nécessaire de se limiter aux faits qui conduisent à des conclusions certaines. L'un de ceux-ci était que le Barszcz primitif, ou une liqueur acide analogue, faite de plantes récoltées à l'état sauvage, était généralement répandu et que le Braga primitif était en usage aussi loin que s'étendait la culture du millet. La question se pose ici de savoir si le nouveau continent ne pourrait pas nous fournir des renseignements plus fondamentaux sur les étapes primitives de l'a1imentation végétarienne dans les zones tempérées du nord. Cependant, si précieux que soit le Nouveau Monde pour l'étude des sociétés fondées sur le ramassage, il ne pourrait pourtant plus nous procurer sur les premiers développements de l'alimentation à partir de l'aménagement dn sol, aucun indice que nous ne puissions obtenir par d'autres voies et avec une portée beaucoup plus générale. Le Nouveau Monde est bien moins riche en plantes cultivées que l'ancien. Selon de Candolle, un quart seulement de nos plantes cultivées vient d'Amérique. Malgré les progrès accomplis, la proportion indiquée par de Candolle n'a pas changé.

La limite, vers l'ouest de l'Europe des régions où l'on utilisa les aliments suris ne peut être fixée avec certitude. Ont-ils été en usage à l'ouest du Rhin ? J'incline à le penser, mais il n'en reste aucune trace. Les auteurs français que je cite si souvent ici, par exemple Balland, Bois, Bourdeau, Chevalier, Gibault, Husson et, jadis, Parmentier et Poiret les passent entièrement sous silence. Selon mes informations, le folklore français les connaît à peine. Il est vrai que les pays de climat doux n'ont guère besoin de conserves de


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légumes verts : les plantes conservent des feuilles vertes presque toute l'année. L'abondance des fruits des arbres et celle du vin, la présence de légumes verts toute l'année, font que les boissons rafraichissantes préparées par fermentation acide leur cèdent la place. Jetons encore un regard sur le sud-est. Le goût des populations balkaniques pour les boissons acides est, en quelque sorte, la contre-partie de ce qui se passe en France. Il se peut que, dans ce cas, des facteurs difficiles à préciser soient intervenus, comme l'origine ethnique, la prohibition du vin chez les musulmans. Nous savons des Arabes qu'ils étaient grands amateurs de breuvages acides. Je me suis renseigné dans les milieux juifs polonais, très traditionnalistes, pour savoir si certains usages cultuels ne nous auraient pas conservé d'intéressantes survivances, comme nous l'avons vu à propos de l'ébullition de l'eau avec des pierres chaudes. J'ai déjà dit ce que Chumez signifie chez les Juifs. Or, dans l'Ancien Testament, il est bien question de pains ou de galettes suris ou non suris, mais non d'autres aliments acides. La question se pose alors de savoir sur quoi peut porter, en dehors de ces pains et de ces galettes, l'interdiction faite aux Juifs de manger, pendant les fêtes de Pâques, ce qui est Chumez. Il est interdit de faire de la pâte avec de la farine. On peut bien faire des galettes, mais seulement avec du Mazzoth moulu, et les gens dont la piété est vraiment stricte s'en abstiennent. Il est interdit de se servir de levain, et aussi d'eau-de-vie de pommes de terre. Au contraire l'eau-de-vie de eéréale est permise et les Juifs en font une sorte de « schnap-pascal » nommé pessakowka. Les fruits de légumineuses tels que haricots, pois, etc., sont interdits, parce que, suivant la croyance juive, ils gonflent et fermentent facilement, de même le gruau, le miel et les harengs. La consommation des harengs est défendue parce que les gens qui les pêchent, les mettent en paquets, les salent et les vendent ; ils peuvent avoir mangé du pain pendant leur travail et en avoir laissé tombé des miettes dans les harengs, les rendant ainsi « chumez ». Le même interdit porte sur le fromage, sur toutes les conserves, mises ou non en boîtes, sur le chou, qu'il soit naturel ou suri, sur le vinaigre et le vin, toutes choses défendues parce qu'elles pourraient, comme les harengs, être devenues « chumez » par accident. Cependant le vin est traité un peu moins durement, bien que les croyants stricts s'en abstiennent ou maintenant boivent un certain « vin du Carmel » venu de Palestine. De plus il faut noter les soupçons ou les superstitions des Juifs au sujet des aliments et aussi du vin. Les vrais croyants cherchent à éviter qu'un chrétien, par conséquent


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un « homme-chumez » regarde leurs aliments, parce que cela les rend inutilisables. S'ils achètent du vin dans une boutique, ils enveloppent soigneusement la bouteille dans du papier et, pour mieux faire, l'achètent chez un Juif. Le vin pascal est ainsi mis à l'abri ; non pas du « mauvais œil » mais du regard impur du chrétien qui mange des aliments suris.

Mais, en contradiction avec toutes ces interdictions, il est permis aux Juifs, pendant les fêtes de la Pâque, de préparer et de manger le barszcz fait de bettes rouges et aussi de manger des concombres suris. Au milieu de tout cela il n'est pas facile de se reconnaître. Laissons de côté la question de savoir si les anciens Juifs connaissaient certaines sortes de choucroute. Actuellement, la choucroute est interdite. Toute l'origine de ces interdictions a pour centre, directement ou indirectement, la question des pains et des galettes faits d'une substance surie et se rattache à une défense biblique remontant au temps de la sortie d'Egypte. La soupe surie est de date plus ancienne, même si les Juifs ne l'ont connue que récemment, par l'intermédiaire des chrétiens, sous la forme du moderne Barszcz. On distingue là-dedans une certaine logique, malgré les concombres permis et la choucroute défendue. Les galettes suries appartiennent à l'exode, la soupe est un bien plus ancien. Je constate encore que les prescriptions alimentaires datent seulement du Talmud, mais que celui-ci s'appuie sur la Bible. La rédaction du Talmud a duré des siècles, elle n'a été close que dans le XVe et le XVIe siècles[1].

Ajoutons que, pour la préparation du Barszcz de la Pâque, on se sert d'un récipient spécial, inutilisé et en réserve le reste de l'année et que l'on ne sort qu'à l'approche de la fête. Il en est pour lui comme pour les autres ustensiles qu'on ne peut « Koschern » (purifier) : assiettes, plats, gobelets, verres et porcelaines, pour lesquels on est très sévère. Le Juif a deux garnitures de tels ustensiles de table, l'une est la vaisselle ordinaire qui est « chumez », l'autre, gardée dans une armoire spéciale, est la vaisselle pascale, qui ne sert qu'une fois l'an. Comme, de plus, le lait et les dérivés du lait ne peuvent être consommés que 4 à 6 heures après un mets de viande, et jamais dans le même ustensile, et sans leur être jamais mélangés, le Juif est de plus obligé d'avoir de la vaisselle pour la viande et une autre pour le laitage et d'avoir dans sa cuisine deux armoires différentes ou au moins deux endroits

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  1. Nossig (Alfred), Einführ. in. das St. d. Soz. Hyg., Stuttgart, 1894, XVIII, p. 259. (S'occupe en détail des prescriptions hygiéniques des Juifs, mais malheureusement sans renseignements sur les aliments acides.)


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différents pour la serrer. Il en est de même pour la vaisselle pascale. On serre à part la vaisselle pour la viande et la vaisselle pour le lait. Une vieille ménagère juive, près de qui je m'informais, me disait que les chrétiens avaient bien moins de soucis de cuisine.

Comme je l'ai dit plus haut, il n'est pas possible de marquer la limite où s'arrêta autrefois l'usage des soupes ou breuvages acides. Cet emploi eut une zone d'extension extrêmement vaste. Les temps lointains où les soucis humains n'eurent pas d'histoire écrite ne nous ont, il est vrai, laissé à ce point de vue que peu de témoignages. Cependant il est certain que les peuples préhistoriques en conservèrent le legs aussi soigneusement que les peuples actuels. Ce n'est pas pour rien (cf. Lindes : Dictionnaire de la langue polonaise) que les païens de Lithuanie avaient un dieu particulier pour les soupes acides et les aliments acides. Il y a en Pologne, en Russie, beaucoup de façons de parler, de « mots » et de proverbes, qui tirent leur origine de cette catégorie d'aliments. Un poète moderne de la Petite-Russie, Kotlarewski, a, dans sa si comique traduction de l'Enéide, décrit en la forme suivante les magnificences du festin royal offert par Didon. Mêlant le moderne à l'ancien, d'une façon qui doit être édifiante pour ses compatriotes, il fait boire aux hôtes de la reine du Sliwowitz, de l'hydromel, de la bière, du braga, du kwass (sous le nom de siriwiec, littéralement non cuit) de l'eau-de-vie ordinaire et aussi de l'eau-de-vie de Galanga (faite évidemment avec le Rhiz. Galangæ des pharmaciens). Et la salle est toute pleine de la bonne odeur des torches de genévrier[1].

On ne peut préciser jusqu'où s'étendit vers l'ouest de l'Europe l'usage des soupes acides. Mais nous en connaissons des vestiges en Allemagne et le folklore germanique fournit sur lui beaucoup de documents. Encore à présent, en cherchant attentivement, on découvrirait, en certaines régions retirées de l'Allemagne ou de l'Autriche, d'autres survivances intéressantes du surissage des aliments. On peut le présumer pour toutes les régions montagneuses, et de même en ce qui concerne les pays connus pour leur fidélité aux usages anciens, par goût ou par nécessité. Je pense ici à l'Islande, à l'Ecosse, à l'Irlande, à la Normandie, à la Bretagne, aux pays basques, à la Norwège, à la Suède. Il y a peut-être diverses régions de l'Europe centrale ou occidentale où, récemment encore, l'usage quotidien de boissons suries était usuel, comme dans la Russie actuelle. On m'a dit que des soldats russes, fatigués

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  1. D'après Tichomirow (W.), Handb. d. Pharmacognosie (en russe), Moscou, 1888, 202.


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de marcher, buvaient le kwasz au tonneau, le puisant dans le creux de leurs mains et disaient « haraschoi kwasz » c'est-à-dire « le merveilleux kwasz ». Certainement ces fils de paysans, pris de soif se rappelaient le pot de kwasz de leur maison natale, où la fermentation se poursuivait été comme hiver. On y ajoute d'une façon eontinue toutes sortes de débris de pain pour l'entretenir. Kobert, parlant d'étudiants originaires de l'intérieur de la Russie, disait qu'ils ne pouvaient comprendre que les Allemands puissent vivre sans kwasz, ce qui montre bien combien on l'aime du haut en bas de la société russe. Les paysans de Pologne, et même parfois les citadins, boivent volontiers le barszcz tel quel.

Mais, déjà, en Pologne, le règne du kwasz décline, et avec lui, celui des autres breuvages acides. Visiblement des prétentions à de plus hautes exigences alimentaires se dessinent. Nous devons brièvement insister sur ce point, car il s'agit d'un phénomène historique extrêmement important. L'assaut des influences occidentales qui se développe sous nos yeux n'est pas un événement nouveau. Il s'est renouvelé bien des fois et, en particulier, il y a quelques siècles, dans la région comprise entre la Vistule et l'Elbe, peut-être même jusqu'au Weser. C'est pourquoi la décadence des soupes acides et breuvages acides dans la Pologne occidentale est si instructive pour l'histoire de l'alimentation dans l'Europe moyenne. Je vais donc examiner à ce point de vue ce qui se passe actuellement dans la Pologne d'aujourd'hui, de l'est à l'ouest, sur la base de quelques bonnes descriptions existant dans la littérature populaire, et nécessairement, en revenant sur l'ensemble de l'alimentation.

Dans le sud-est de la République, aux environs de Peczenizyn, au voisinage de Kolomea, par conséquent dans la région des avant-montagnes, les aliments suivants sont au nombre des plus usuels : le kulescha (bouillie faite le plus souvent de seigle et de lait), le barszcz (sous le nom de kwasyna) avec du petit-lait et des pommes de terre. Puis du chou naturel (doux) ou suri (acide) avec des haricots, des pois, ou bien avec de la bouillie ou des galettes de mais, de seigle ou d'orge ; le kisylycia, un mets qui n'est pas autre chose que le kisiel étudié plus haut, fait d'avoine, additionné de levain pour le faire surir, enfin le véritable barszcz fait de betteraves rouges. Un aliment très en faveur et très employé est constitué par des concombres suris[1].

On mange trois fois par jour exactement toujours les mêmes choses, sans aucune différence. On consomme souvent des galettes

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  1. Schnaider (J.), Lud. Ethn. Vierteljhrschr., Bd. XII, 1906, 296.


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de diverses sortes entre autres une galette nommée mandeburtschik, faite de pommes de terre dans leur pelure avec addition de gruau de maïs. Il n'y a pas beaucoup de différence entre l'alimentation des paysans polonais et petits-russiens. A Hrubieszów sur le Bug, au sud du chemin de fer de Lublin à Kowel, on cuisine deux fois par jour. Ce qu'on a cuit le matin sert pour le premier déjeuner et le repas de midi, et on cuisine une seconde fois pour le repas du soir. La place la plus importante est celle des aliments suris. Le matin et au repas du midi on consomme : le barszcz, avec du pain ou une bouillie, une bouillie et de la choucroute, du barszcz et du pirohi (petits morceaux plats de levain dans lesquels on enveloppe toutes sortes de choses), du chou, naturel ou suri et du pirohi, du gruau de millet et des boulettes, des pommes de terre. Au repas du soir, c'est plutôt la bouillie qui prédomine, mais toujours accompagnée d'une soupe, douce ou acide[1].

Si nous examinons l'alimentation des paysans plus à l'ouest, nous trouvons qu'elle est conforme à ce qui précède, mais elle montre en même temps combien est variable le sens des noms des liqueurs dites barszcz, kwasnica et zur. Je choisis pour exemple le terroir environnant le village de Husów, dans le cercle de Lancut, vers la partie moyenne de l'ancienne Galicie, et la région montagneuse environnant Babia Gora, habitée par des Gorales, située au sud de Cracovie dans la partie occidentale des Beskides[2]. Comme à Hrubieszów, le peuple vit à Husów principalement sur ses provisions personnelles. En particulier, on consomme chaque jour du barszcz de seigle et d'avoine, la kwasówka ou Kwasnica, qui est une choucroute bouillie et accommodée avec de la farine étuvée, puis deux et jusqu'à trois soupes de farine, du petit-lait, toujours mélangé avec du jus de choucroute. En ce qui concerne les Gorales de Babia Gora, la base de leur nourriture est constituée par des pommes de terre et par les trois liquides acides dits barszcz, zur et kwasnica. Sous le nom de barszcz on entend aussi celui des betteraves. On le consomme dans les endroits où le sol permet leur culture. Le Zur des Gorales est une décoction sure, faite d'avoine. Mais, tandis que dans les campagnes de Kujavie et de Masovie, et aussi ailleurs, il se présente comme une décoction sure de consistance fluide, et qu'on le boit dans une tasse ou dans un verre, les Gorales le préparent avec la consistance d'une bouillie,

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  1. Dobrowolski (A.), Dans la première année de Ethnogr. Zeitschr., Lud., 1895, 154.
  2. Badura (Winc.), Lud. Bd. 10, 1904, 36 ; Gustawicz (B.), Ibidem, t. XII, 1906, 14.


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qui est douce et non pas sure, ou seulement légèrement sure et le mangent avec une cuillère. Ce qui prouve le mieux le besoin qu'ont les Gorales de décoctions acides, c'est leur façon de procéder en ce qui concerne la kwasnica, ou jus de la choucroute. Après qu'ils ont salé le chou, réduit en lanières avec le rabot spécial, ils versent de l'eau dans le récipient à faire la choucroute. L'eau sure de la choucroute est alors puisée selon les besoins, aussi longtemps que le pot contient de la choucroute. On rajoute de l'eau constamment. Il en résulte naturellement que le chou finit par n'avoir plus de goût et par être tout à fait fade, ce dont ils ne paraissent se soucier en aucune façon. Pour les Gorales, la Kwasnica est bien plus désirable que la choucroute. Si le chou leur manque, il arrive qu'ils fassent des voyages de plusieurs milles pour s'en procurer un. Nous retrouvons donc ici l'usage du lessivage à l'eau, comme nous l'avons vu pour la choucroute.

Depuis 50 ans, le bien-être des paysans polonais s'accroît et, avec lui, leurs besoins. D'énormes progrès sont réalisés. La misérable hutte devient une maison, le paysan cultive mieux ses terres, il désire s'instruire, il améliore son alimentation. Une étude de Hupka, sur le district de Ropczyce, dans l'angle sud-ouest de la Pologne, montre bien combien la condition du paysan s'est transformée. Mais il s'agit d'une région ayant de bonnes routes et reliée par chemin de fer aux grandes villes et à la région de l'ouest. Dans ces conditions, cette étude ne nous donne pas l'image de ce qu'est en moyenne l'état actuel d'un village polonais[1]. Même dans cette contrée, le goût des boissons suries reste dominant, même s'il s'affaiblit un peu, conformément à la situation géographique. Car, tout au long de la frontière occidentale de la Pologne, dans la Silésie haute, dans l'ancienne Silésie autrichienne et dans la région de Posen, les soupes et la bouillie perdent de leur importance. Cependant le peuple continue de rester sous l'influence des breuvages ou soupes acides, alors même qu'il n'en connaîtrait plus qu'une seule sorte. Mais on constate ici une profonde différence avec les autres parties de la Pologne. La façon dont s'alimente un village voisin de Teschen nous en donne un bon exemple. Dans le village de Wisla, le peuple se nourrit bien mieux qu'en Galicie. La base de sa nourriture reste bien l'alimentation végétale et le lait, mais il n'épargne pas la viande. On voit apparaître ici quotidiennement une série de mets dont le paysan goûte à peine dans les autres parties de la Pologne. On ne ménage pas la graisse. On

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  1. Hupla (Stan. von), Ueb. d. Entwick. d. Westgalizisch. Dorfzustände. Teschen, 1911, 448 p. avec cartes et nombreuses figures.


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utilise en divers mélanges le fromage et le saindoux ; la choucroute et la viande[1] se mangent ensemble. On connaît la kwasnica (qu'on nomme kapusnica, c'est-à-dire lessive de choucroute). Le Zur d'avoine se nomme kwasoka. Mais ces deux liquides ne dominent plus la situation. Ils tombent dans la dépendance d'autres soupes favorites.

Il faut noter l'importance de cette situation. Nous savons combien, en Russie, le goût du kwasz constitue un lien entre le haut et le bas de la société. En Pologne, c'est le Zur et c'est le Barszcz (connus aussi en Russie). qui ont le rôle correspondant, évidemment à un degré moins assuré, mais assez cependant pour qu'on en puisse tenir compte. Jadis, à la fin d'un bal, même dans la « meilleure société » de la Pologne, on distribuait une tasse de Barszcz pour rafraîchir les esprits et boire au jour nouveau. Maintenant, à quelques milles de la frontière occidentale, il n'est plus question de tout cela. La vieille poésie des breuvages suris a cessé d'éveiller aucun écho, personne ne demande ce qu'elle est devenue. Et plus loin à l'ouest, particulièrement de l'autre côté du Rhin même les soupes douces (non suries) ont perdu leur pouvoir. Nous savons comment, pendant la guerre, Français et Anglais voyaient avec stupéfaction le prisonnier allemand manifester sa préférence pour sa soupe. Ils le nommaient le « mangeur de soupes », l'assommant mangeur de soupes. Ces peuples n'ont aucun respect pour la bonne soupe allemande de mère de famille, pour la soupe à l'avoine substantielle du Suisse allemand. Une bonne partie de l'incompréhension mutuelle des peuples, de leur dédain, repose sur le fait que les uns n'usent des soupes que comme hors-d'œuvre tandis que les autres en font une partie essentielle du repas. Que l'on remarque combien abondamment Rumohr parle de soupes, combien peu Brillat-Savarin[2].

En Pologne même, on s'inquiète encore de savoir si quelqu'un est ou non chez lui sur la rive droite de la Vistule. S'il est de l'autre côté, il n'est pas surprenant qu'il étonne. Si on veut lui objecter quelque chose, on ne manque pas d'y ajouter cela. A tort ou à raison, le désaccord entre les hommes des deux contrées a pour expression concrète le fait qu'à partir de la Vistule la soupe sure et la bouillie ont dans l'alimentation une place plus importante que dans la partie moyenne du pays. Ce que nous constatons dans les marches occidentales de la Pologne, en Silésie, dans la région

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  1. Wislouchowa (Marie), Lud., t. II, 1896, 126.
  2. König (Jos.), Geist der Kochkunst, überarb. von K. F. Von Rumohr ; Reclam Biblioth., 84 et suiv. et ailleurs (paru tout d'abord en 1822).


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de Posen, en ce qui concerne les soupes, est presque la négation de leur origine. Dans ces pays, on use souvent de toutes sortes de soupes à la farine, comme de soupe de seigle, et aussi torréfié mais ce sont des « formes civilisées » de la soupe. Au contraire le barszcz de betteraves et les bouillies y sont presque inconnus ou ont perdu leur importance de premier plan. On mange les betteraves à l'état doux (non suries), ou avec du vinaigre. Leur surissage est presque ignoré. Les journaux font la morale aux mères de famille pour qu'elles fassent surir le barszcz et leur disent comment s'y prendre, sans vinaigre. Mais ces conseils philanthropiques n'ont aucun succès.

A une autre point de vue, malheureusement, la marche orientale de la Pologne reste bien de sa race. Partout en Pologne, le peuple a le goût de l'eau-de-vie. Il boit aussi souvent et aussi copieusement qu'il en a le moyen, mais plus vers les frontières de l'ouest et de l'est que dans l'intérieur du pays. Si nous étudions ce fléau, commun à la Pologne et aux pays de l'occident, nous revenons encore par cette voie à l'étude de la soupe ou breuvage initial. A défaut d'autre voie, dans l'étude de cette plaie mondiale, l'histoire des breuvages alcooliques primitifs nous reste un fil conducteur.