2-2 Soupe naturelle primitive (Maurizio)

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Coupe haute des épis
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Soupes acides et aliments acides

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CHAPITRE II


LA SOUPE NATURELLE PRIMITIVE. — LES SOUPES POPULAIRES. — VALEUR ALIMENTAIRE DES SOUPES (ANALYSES). — LA SOUPE RUMFORD. — LES SOUPES DE GUERRE (1914).


Notre point de vue dans ce livre est donc que, selon toute vraisemblance, les soupes sont d'invention un peu moins ancienne que les aliments rôtis ou grillés, et que, dans la confection des soupes, la façon la plus ancienne d'obtenir l'ébullition de l'eau est l'emploi de pierres incandescentes. Les bouillons ou soupes liquides et les bouillies claires faites de végétaux tendres ou de graines ont elles-mêmes précédé les bouillies épaisses préparées par ébullition et la cuisson des galettes. Il reste cependant difficile d'établir par des arguments péremptoires que les aliments consistants ont dérivé des soupes. En effet, actuellement encore, les deux sortes d'aliments coexistent ainsi que beaucoup de leurs dérivés, parmi lesquels il y en a d'épais, pauvres en eau et d'autres riches en eau, pauvres en substance, dont les uns sont anciens et d'autres sont nouveaux. Les formes primitives subsistent de leur côté, et, avec elles, il y a des créations nouvelles et des imitations de l'ancien. Dans tout cet ensemble on ne peut établir de séparations tranchées. Au contraire, nous pouvons citer en toute certitude une série imposante de soupes et de bouillons comprenant des formes très primitives de soupes mucilagineuses et de bouillies claires, partant de la bouillie qui sert à sevrer les enfants et aboutissant aux bouillons substantiels des adultes et aux soupes qu'on sert aux pauvres. J'ai déjà cité à propos des plantes de ramassage quelques-uns des breuvages dérivés de bouillies, liquides savoureux dont usent les primitifs actuels. Je reviendrai sur d'autres types faisant passage aux breuvages alcooliques. Nous ne sommes pas bien renseignés sur les soupes de Glyceria mais, par contre, nous savons que la Zizania fournit aux Indiens un grand nombre de soupes. Les Indiens sont aussi grands amateurs de toutes sortes d'autres breuvages et soupes à base de plantes sauvages. Par exemple, le Fragaria virginiana (Strawberries), mélangé avec de l'eau et du sucre d'érable, fournit une sorte de breuvage rituel. Les baies séchées des Rubus de diverses variét6s, mélangées d'eau et de miel fournissent des soupes. Les Indiens emploient encore dans


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le même but, et pour faire des sauces, les baies des Sambucus canadensis. Le premier fruit de l'année est la fraise sauvage qui passe « chez le Iroquois pour le signe du renouvellement des promesses du Créateur ». En hiver, on aime les soupes aux baies de Sumac. On prépare aussi un breuvage avec les résidus de la fabrication de l'huile du Carya ovata et du Juglans cinerea auxquels on ajoute de l'eau[1]. Partout, chez les primitifs actuels, le besoin de soupes est très accusé. Dans les régions où la récolte des plantes est impossible, comme dans l'Asie septentrionale et une partie du Thibet, le thé tient lieu des soupes ainsi que je i'ai déjà dit pour les Yakoutes. Le thé est inclispensable à tout Thibétain. C'est à la fois pour lui un aliment et un agrément [Nahrungs- und Genußmittel], et on dit qu'il empêche le paludisme. En l'honneur d'un hôte, on ajoute au thé dea plantes aromatiques, mais la règle est d'ajouter à l'infusioa un mélange de beurre ou de graisses avec de la farine et du sel, plus ou moins épais. La théière est un récipient de bois qui ressemble à une baratte. On travaille soigneusement le mélange dans ce récipient avec une batte perforée jusqu'à ce que ce mélange s'épaississe. Le goût ressemble, d'un peu loin, à un thé léger mélangé de beaucoup de lait. Les Européens y goûtent avec beaucoup d'hésitation mais ils sont étonnés de l'effet agréable de ce breuvage[2]. C'est un fait que les infusions des primitifs actuels sont constamment vantées par les civilisés.

Nous n'avons pas abandonné la question de nos bouillons. Il ne nous est pas difficile de citer des soupes et des bouillies claires, douces ou acides, qui peuvent être considérées avec certitude comme très anciennes. La poésie rapproche dans beaucoup de langues les mots familiers qui désignent la bouillie de ceux qui désignent les enfants. Les soupes, les bouillies claires, sont des aliments que l'univers entier connaît, que les sauvages aiment et qu'aiment encore les paysans slaves, lithuaniens, roumains et ]es campagnes comme les villes de l'ouest de l'Europe. Les soupes existent sous toutes sortes de formes, comme bouillons d'herbes, faits de feuilles et de jeunes tiges d'oseille, d'orties, d'acanthe, de renouées, d'arroches, de labiées et d'autres plantes, formes que nous avons citées déjà avec les soupes de tourteaux de chénevis et de graines oléagineuses. Les décoctions, les soupes conviennent à l'utilisation de toutes les substances, sans en excepter la sève des érables et des bouleaux, en passant par la soupe aux sept herbes

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  1. Parker (Arth.), Iroquois uses of Maize, etc. ; Educ. Dept. Bull. n° 482, Albany, 1910, p. 98 et suiv. ; Gilmore (loc. cit.) ; Smith (loc. cit.).
  2. Schlagintweit, Tibet. Peterm. Mitteilgn, Bd. 50. 904. 109.


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célèbre dans les légendes populaires et les bouillons de feuilles d'arbres ou de graminées. La soupe aux pommes de terre, nommée en France soupe Parmentier, et les soupes de grains de céréales en sont des formes. Certaines boissons rafraîchissantes en vogue sont aussi des bouillons d'herbes, et l'étude d'une partie d'entre elles appartient plutôt à l'histoire des boissons enivrantes qu'à celle de l'alimentation. Aujourd'hui comme jadis, les hommes ressentent vivement le besoin de soupes chaudes. Mais ce qu'elles procurent comme impression de plénitude, de stimulation et de réconfort, elles ne l'apportent pas comme pouvoir nutritif à l'estomac, car un aliment renfermant 90 % d'eau, et même plus, ne peut guère le satisfaire. L'essentiel, en ce qui concerne la décoction d'herbes primitive, qui est le type du genre, a été rapporté ci-dessus. Il nous reste des détails à ajouter en ce qui concerne l'emploi de cette sorte d'aliment comme soupe de pauvres, soupe Rumford. Mais nous n'avons malheureusement aucune analyse révélant la composition exacte des bouillons utilisés par les primitifs modernes. Pour suppléer à cette lacune, nous allons donner l'analyse de quelques soupes modernes. Leur composition doit rappeler d'assez près celle des bouillons des Indiens, dont beaucoup de voyageurs ont fait l'éloge, et en même temps elles révèlent combien la valeur alimentaire de ces bouillons est faible.


Composition de la soupe. Analyses de soupes de bureaux de bienfaisance

Les analyses reproduites ci-après datent de 1912. Elles furent faites pour le compte du département de l'Instruction publique de Bâle en vue d'établir la valeur alimentaire de soupes préparées par deux institutions et contenant les ingrédients suivants[1] :

Soupe de riz Soupe d'avoine Soupe de pois
Kilog : N°1 N°2 N°1 N°2 N°1 N°2
Eau 240,0 220,0 240,0 220,0 240,0 220,0
Riz 8,0 7,5 - - 8,0 7,5
Orge 8,0 7,5 - - - -
Viande 4,0 4,0 4,0 4,0 4,0 4,0
Gruau d'avoine - - 12,5 12,5 - -
Pois - - - - 25,0 25,0
Pommes de terre - - - - 2,0 1,0
Graisse fondue - - - - 1,5 0,5
Epices 0,5 0,3 0,5 0,3 - -


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  1. Kreis (H.), Bericht üb. d. Lebensmittel-Kontrolle im Kanton Baselstadt w. d. Jahres, 1912, Bâle, 1913, 27, 29, 1914, 21.


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Le tableau suivant donne la moyenne des nombres (très voisins) correspondant aux séries n° 1 et n° 2.


Soupes
de riz d'avoine de pois
Eau 92,72 92,77 85,57
Substances azotées 0,61 0,81 2,57
Graisse 0,49 0,76 0,97
Hydrates de carbone 5,34 4,80 9,76
Substances minérales 0,84 0,86 0,95


La valeur alimentaire calculée en unités nutritives de König (1 protéine = 3 graisses = 5 hydrates de carbone) est la suivante :

Soupe de riz 9,88 unités
Soupe d'avoine 11,17 unités
Soupe de pois 26,41 unités


pendant que le bon lait a une valeur alimentaire égale à 32,28 unités. Si on fait le calcul des calories, sur la base de la valeur énergétique nette pour une alimentation mixte avec prédominance des végétaux on trouve :

Soupe de riz 26,12
Soupe d'avoine 27,00
Soupe de pois 54,42
Lait complet 66,61


Mais il a existé quelques soupes plus riches en substances alimentaires. Ce furent cependant des exceptions. Particulièrement riche était une soupe aux lentilles, analysée en 1914, dont la valeur comparée à celle du lait complet était, en unités König : 7,04-13,14 % et en calories : 67,2-110,5 %.

Comme les soupes ont en leur faveur le besoin que sentent les hommes d'un aliment chaud, et l'ancienneté de leur usage, elles ont été depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, l'objet de beaucoup de fondations pieuses ou humanitaires. Les pauvres femmes à qui on remplit leur soupière de soupe chaude pour une somme minime n'ont pas la pénible impression qu'on leur fait l'aumône. L'acceptation d'une soupe est une étape qui arrête sur le chemin de la mendicité avouée. On s'imaginait que la soupe était aussi le meilleur et le plus économique moyen de nourrir les prisonniers et on en fit la base de leur alimentation. La soupe, où tout était cuit ensemble, fut le monotone mets des prisons, une véritable terreur pour les prisonniers. Le perpétuel retour


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d'un plat de soupe ou de bouillie éveillait un sentiment d'universelle répulsion. Il donnait lieu aussi à une maladie bien caractéristique : la maladie des prisons. Meinert, Bär et Jeserich[1] ont indiqué la composition de cette alimentation des prisonniers. Par tête, elle était constituée par 80 grammes de pois, 60 grammes d'orge mondé, 750 grammes de pommes de terre, 60 grammes de pain et 17,5 grammes de graisse fondue. A l'occasion d'une enquête pratiquée à Plötzensee, on trouva que la consommation quotidienne d'un prisonnier en 1883 variait de 1,327 à 1,516 grammes et s'élevait sur demande jusqu'à 2,523 grammes.

Le grand novateur Parmentier, qui eut le grand mérite, entre autres, d'introduire en France la pomme de terre, n'avait pas une bien haute opinion de la soupe. Si on a nommé « soupe Parmentier » la soupe de pommes de terre, c'est seulement parce qu'il vantait beaucoup les substances amylacées et recommandait la pomme de terre pour tous les emplois. Mais il ne se faisait pas d'illusions sur cette soupe, comme on peut le lire dans son Avis et dans d'autres de ses écrits.

Citons encore une soupe dont le nom fut souvent usité pour désigner la « soupe des pauvres » : la soupe Rumford. Benjamin Thompson (plus tard lord Rumford) est connu pour des recherches pénétrantes sur la théorie de la chaleur. Il a consacré beaucoup de temps et d'ingéniosité à l'amélioration du sort des pauvres. Il a inventé des foyers économiques et toutes sortes d'ustensiles culinaires utiles et on lui doit des instructions précises, ne négligeant aucun menu détail, sur la façon de préparer des aliments à la fois nourrissants et économiques. Le plus connu est la soupe qui porte son nom, préparée avec des déchets de pain, des légumes et des os. Mais cette soupe n'eut de succès que ça et là, en particulier en Allemagne. En Angleterre on la tourna en dérision, et on la nomma : soupe de saletés et d'os (dirt and bones). On connaît encore actuellement en Suisse et en Autriche la soupe Rumford inventée vers 1784 et 1792. On y désigne sous ce nom une sorte de soupe fournie par la charité des couvents.

Parmentier a étudié très exactement dans son livre la soupe Rumford et il y revient aussi dans ses autres ouvrages, ainsi que

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  1. Aliments cuits en masse et soupes de pauvres : Meinert (C. A.), Bär et Jeserich (Paul), Ueb. Massenernährung, etc., Berlin, 1885, p. 10, avec historique et nombreuses analyses ; Niemann (W.) Zum hundertsten Todestage Graf. Rumfords. Sonntagsbeil. zur Voss. Zeitung, Nr. 33 zur Nr. 413 (16 août 1914). Je n'ai malheureusement pu utiliser la première publication de Rumford. Ses œuvres ont été publiées en 1872, en Amérique (Ellis), aux frais de l'Ak. Americ. d. Sciences en 5 vol.


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sur d'autres conceptions de Rumford. Dans l'année 1812, année de cherté des vivres, Napoléon prescrivit de distribuer aux pauvres de tous les départements deux millions d'assiettes de soupe aux légumes chaque jour. Un arrêté du 24 mars 1812 ordonne « qu'à partir du 1er avril, il soit distribué gratuitement chaque jour deux millions de soupes (soupe à la Rumford) constituées de telle manière que deux parts de soupe soient équivalentes à une livre de pain, et que, dans ce but, il soit mis à la disposition des préfets pour les cinq mois à venir, vingt-deux millions et demi de francs ». A cette occasion, Parmentier rappela qu'il avait écrit un mémoire sur cette soupe et rédigea un historique encore intéressant actuellement pour nous sur les tentatives antérieures de ce genre. Il cite la soupe de soldat inventée par Vauban et donne divers exemples de soupes de pauvres, indiquant leur composition et leur mode de préparation. D'après lui, la soupe Rumford avait eu en France beaucoup de modèles plus anciens, et les diverses soupes à la Rumford sont toutes, au fond, d'invention française. Il est, en effet, vraisemblable qu'on a préparé en France, avant Rumford, beaucoup de soupes analogues, par exemple dans les années de cherté des vivres allant de 1693 à 1709. Mais les soupes ont été de tout temps considérées comme le véritable moyen de lutter contre la famine. C'est pourquoi, depuis le moyen âge, des essais de ce genre ont été tentés dans d'autres pays. Nous savons par Krünitz, Parmentier et Duchesne quelle était la composition de la soupe à la Rumford. Duchesne reproduit la recette même due à Rumford : On cuit cinq livres de farine d'orge dans huit gallons d'eau jusqu'à consistance mucilagineuse, avec des épices et des herbes. On y ajoute quatre harengs fumés préalablement pilés au mortier. On peut remplacer l'orge par du maïs. Une part de soupe pesait environ une livre et demie. Suit un aperçu du prix de revient. On voit que dans cette recette il n'est pas question d'os, la soupe était donc au début fort différente. La composition de la soupe Rumford, telle que la fit distribuer Napoléon ne m'est pas connue. Celle proposée par Parmentier pesait trois quarts de kilo pour une part de trois quarts de litre. Pour préparer cent soupes il fallait, un litre de farine de pois, de haricots ou de lentilles, 1 litre de haricots entiers, 250 grammes de graisse ou de beurre, pour 30 centimes d'herbes, d'oignons, de betteraves, de choux, etc., un kilo de sel, 3 kilos de pain en morceaux et 90 litres d'eau. Cela représente à peu près 3,5 à 4,2 kilos de matériaux secs et 90 kilos d'eau. Cette soupe contenait donc comme celles dont l'analyse a été donnée ci-dessus, environ 95 % d'eau. La soupe Rumford avait


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été présentée par lui aussi bien que par d'autres philanthropes sociologues comme un moyen d'économiser le pain ou de le remplacer. En France, le Directoire essaya de la faire favorablement accueillir par le peuple, mais avec très peu de succès. Cependant le gouvernement ne s'en désintéressa pas. Napoléon essaya de l'acclimater, dans sa constante préoccupation de rendre plus économique l'alimentation des classes laborieuses. Mais Passy, qui expose très exactement les mesures prises à cette époque, estime que tous les efforts furent vains, que rien ne put triompher de la force de l'habitude et que, dans tous les départements, les préfets furent obligés do compter avec cette force. Partout le peuple recourut à des moyens d'alimentation qui lui étaient connus de toute antiquité et ne voulut rien savoir de la soupe Rumford. Ces moyens furent, soit des soupes comme la soupe aux pommes de terre ou la soupe, aujourd'hui oubliée, faite de sarrasin, de lait et d'eau, soit des flans ou des galettes, rôtis ou cuits au four. La soupe Rumford fut la part seulement des pauvres parmi les pauvres, c'est-à-dire des gens qui réellement mouraient de faim[1]. Ainsi se termina cet essai, cependant appuyé de puissants moyens gouvernementaux. Nous pouvons pourtant dire qu'il s'agissait ici d'imposer au peuple une soupe vraiment « scientifique », car, à la racine de tous les essais philanthropiques de Rumford, il y avait eu constamment des recherches véritablement exactes et son effort avait été soutenu par l'attrait d'un problème scientifiquement posé.

Mais, tout au contraire de ce qui arriva en France, la soupe Rumford devint vite extrêmement populaire en Allemagne[2]. Rumford fut fêté par ses contemporains comme un bienfaiteur de l'humanité. Lorsqu'il tomba gravement malade à Münich, les églises s'emplirent de milliers de pauvres, lors d'un service spécial célébré pour obtenir sa guérison.

La soupe Rumford a été de nouveau remise en honneur pendant la guerre, bien que la soupe de pauvres fabriquée en Allemagne et en Autriche n'ait plus été désignée sous ce nom. L'administration et les sociétés de bienfaisance la firent distribuer pour une somme infime sur les places publiques, dans les écoles et dans

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  1. Parmentier (A. A.), Instructions pratiques sur la composition et la préparation des soupes dites à la Rumford, Paris, 1812, 8°, 42 pp. Voir aussi A. Balland : La chimie alim. dans l'œuvre de Parmentier, Paris, 1902, 308, 318, 374, 404) ; Louis Passy, L'approvisionnement de Paris et la question des subsistances sous le Consulat et l'Empire. Mem. publiés par la Soc. nat. d'Agr. de France, Paris, 1896, vol. 137, 233-344 ; Duchesne (E. A.), Traité du maïs, Paris, 1833, 310 pp.
  2. Krünitz (J. G.), loc. cit. Th. 128 Brünn, 1821, 442, 500.


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les casernes. On faisait cuire cette soupe dans les marmites de campagne que l'on nommait pour cette raison gulaschkanonen c'est-à-dire à peu près, obusiers à rata. Les cuisines étaient fournies par l'administration militaire. Les marmites plongeaient dans un bain de glycérine, ce qui empêchait la soupe de brûler. Mais il y eut aussi en service un matériel moins perfectionné qui avait été pris aux Russes. Il semble que les premiers gulaschkanonen fonctionnèrent à Cologne en 1916, mais bientôt après il y en eut près de Berlin à Lichtenberg, et, à partir de février 1916, il y en eut dans toute l'Allemagne. En 1916, le prix d'un litre de soupe était de 35 pfennigs. Elle était faite de légumes, de pommes de terre, de viande, avec des épices. Par la suite, elle perdit de sa valeur alimentaire et les parts individuelles furent diminuées. Un plat de soupe coûtait à Vienne, en 1919, de 30 à 35 heller et mesurait un quart de litre. On se croit retourné au moyen âge lorsqu'on lit les descriptions, conservées par les journaux, de la distribution des soupes de guerre[1]. Mais les gulaschkanonen ont survécu à la guerre. En particulier, il y en eut à Lemberg en 1918-19, lors du siège de la ville par les armées de la Petite Russie. Encore à présent, les populations affamées de la Russie consomment les soupes bolchévistes, pauvres en matières grasses et faites de raves rouges [Roten Rüben = betteraves rouges]. C'est de cette soupe que vécurent aussi les ci-devant bourgeois, les fonctionnaires russes et aussi les professeurs d'université restés en fonctions un certain temps. On m'a raconté qu'à Charkow, en 1921, on était fort heureux lorsque quelques morceaux de raves et deux ou trois yeux de graisse arrivaient dans la soupe car, communément, on n'avait que le simple liquide rouge.

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  1. Par ex.: Vossische Zeit, Nr. 154, v. 24, III, 1916 et Nr. 295, v.10, VI, 1916 ; Wiener Arbeiterzt, Nr. 327 v. 30, X, 1919.