1-9 Plantes aquatiques, asperges (Maurizio)
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Nous énumérons ici des plantes qui eurent un rôle important dans l'alimentation primitive et qui sont presque oubliées. Nous avons déjà signalé à propos des peuples polaires l'usage des jeunes pousses, des jeunes rameaux et des bourgeons. On ne pouvait compter sur eux pour obtenir une grande quantité de nourriture, mais ils sont riches en albuminoïdes et en sucres. Au contraire, les puissantes parties radicales des plantes d'eau, sont pauvres en graisses et en albuminoïdes, mais riches en hydrates de carbone. Sous nos latitudes une seule plante d'eau peut soutenir la comparaison avec les Nymphaea des Indiens et possède
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comme elle des graines comestibles. Il ne faut pas sous-estimer son rôle dans l'alimentation de l'homme. Cette plante et des espèces voisines étaient tellement connues que je lui reconnais la même importance qu'aux Glyceria, Zizania, millets sauvages et Chenopodium, c'est-à-dire aux éléments essentiels du ramassage. Il s'agit de la Trapa natans ou châtaigne d'eau, de la famille des Onagrariées espèce autrefois très répandue et qui est devenue beaucoup plus rare. L'usage qui est fait en Asie d'espèces voisines confirme bien l'opinion que nous avons de son ancienne importance. Les débris lacustres établissent que cette plante était d'usage courant à l'âge de la pierre polie. A la cité lacustre de Buchau, au niveau correspondant à l'époque du bronze, les huttes ayant servi de greniers offrent des couches continues de châtaignes d'eau. Dans un cas elles ont 30 centimètres d'épaisseur[1]. Il est vraisemblable qu'elles avaient dans l'alimentation le rôle qui appartient à notre pomme de terre. En ce qui concerne l'Italie, on suit de siècle en siècle l'histoire alimentaire de la plante depuis l'ancienne Rome jusqu'à l'époque actuelle. Au début du moyen âge il semble qu'on la mangeait partout et abondamment. L'espèce commune est la Trapa natans typique. Il est sans intérêt d'indiquer en quoi la Trapa muzzanensis en diffère. On ne connalt plus cette dernière qu'en deux localités : au lac de Muzzano dans le Tessin, au lac d'Horonicz sur la Bérésina. La Trapa natans est au nombre des plantes dont on ne peut affirmer qu'elles aient été intentionnellement cultivées. Il est exact qu'elle le fut dans les étangs du couvent cistercien de Sittich (Carniole) pendant le XVIIIe siècle, mais cela n'arriva que rarement. Le « livre des herbes », de Bock ne connaît pas la plante, mais seulement ses fruits. Le botaniste Bâlois connaît aussi l'usage des fruits, vers 1696, et s'exprime ainsi: « Le pauvre peuple les mange comme des châtaignes. Particulièrement en temps de cherté, il fait bouillir ces fruits, les grille, les réduit en farine, et en fait du pain. » On vend encore à Milan ces châtaignes d'eau grillées, comme les châtaignes ordinaires. Il en est de même au lac Majeur, en Hongrie, en Serbie, d'où proviennent des analyses dues à Zega, autour de la mer Caspienne, et ailleurs. Il y a quelques dizaines d'années, c'était encore le cas aussi à Dresde. Mais c'est le dernier reste de l'usage général qui était fait de ce fruit autrefois[2].
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- ↑ Reinerth (H.), Umschau (Frankfurt am Main) année 30, 1926, 353.
- ↑ Jaggi (J. D.), Wassernuß, Neujahrsbl. d. Natf. Ges., Zürich, année 86, (1884) ; Parmentier, loc. cit. ; Christ, loc. cit., 1917 ; Anonyme, Chem, Ztg. Naturw. Beil. v. J. 1916, année 5, (n° 78), 96.
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La châtaigne d'eau n'est pas, comme on l'a dit, une plante spéciale aux climats chauds, rare au nord des Alpes et incapable de s'y maintenir longtemps lorsqu'on l'y a transplantée et acclimatée. M. le Professeur W. Szafer me donne la liste d'une douzaine de localités de la Pologne où cette plante existe et il pense qu'on en trouverait d'autres en consultant les « flores » du pays. A Rawa Ruska, près de Lemberg, la châtaigne d'eau était, il y a 50 à 60 ans, bien connue comme aliment. Actuellement on la mange encore en Pologne çà et là, mais l'usage qui en est fait est devenu sans importance. On ne peut cependant dire que la plante soit aucunement en voie de disparition. Ce qui va suivre établit le contraire. La plante existe dans la France du Sud, en Suisse, en Carynthie, en Moldavie, en Russie et peut-être dans toute l'Asie. Les Trapa bicornis L. et Trapa bispinosa Rab. ont aux Indes, en Mandchourie, au Japon et en Chine les mêmes emplois que notre Trapa natans. On plante ces espèces, on en fait un commerce régulier, et on en fait le plus grand cas. Je complète les renseignements que donne Jaggis par ceux que me procure mon collègue B. Hryniewiecki et que voici. Ils donnent lieu de croire que la châtaigne d'eau est un élément très important de l'alimentation, et parfois même l'élément capital. Les botanistes russes avaient volontiers admis à la suite de G. Tanfiljew que la plante était en voie de disparition. F. Florew constate au contraire que la plante pousse en Russie sur des surfaces considérables et qu'on la consomme abondamment. Elle ne meurt pas, mais l'homme l'arrache. Dans les parties les plus lointaines de l'ancien gouvernement russe de Wlodimir, c'est-à-dire à la limite nord de l'extension de la Trapa, on vend les châtaignes d'eau au marché par pleines voitures, comme aliment indispensable. A l'embouchure de la Volga, la Trapa couvre de ses tiges d'énormes surfaces d'eau. Son nom local est : noix kalmouque. On en mange beaucoup, mais surtout à titre de friandise. Il en est de même au Cashmire, selon M. Hryniewiecki. Autrefois les années de sécheresse étaient en ce pays des années de famine. Mais depuis que l'un des gouverneurs a fait planter abondamment la Trapa, la famine a disparu de la contrée. Le peuple s'en nourrit et les provisions qu'il en fait alimentent en hiver jusqu'à 30.000 personnes. Mais il est probable que c'est là une nourriture de digestion fort pénible. Au Japon, en Chine, dans l'Inde antérieure, on mange aussi de grandes quantités de châtaignes d'eau. Des milliers d'hommes sont occupés à la récolter, on en charge de pleins bateaux et elle constitue presque un article de grand commerce. Comme en Italie, on prépare ces fruits
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comme les châtaignes ordinaires ou bien on en fait des flans. Dans certaines parties de l'Inde, ce pain est réputé plus nourrissant que le pain de blé. En ce qui concerne les parties souterraines fortement ramifiées et très nourrissantes des plantes d'eau, il faut insister sur l'importance considérable qu'elles eurent dans l'économie alimentaire primitive. Voici, aussi complète que je peux l'établir, la liste des espèces végétales dont il s'agit. Sagittaria sagittifolia L. et Alisma plantago L., toutes deux de la famille des Alismacées. Avec cette Sagittaria, qui est pour eux un élément important de l'alimentation (important article of diet), les peaux-rouges récoltent aussi la racine de la Sagittaria latifolia et l'utilisent de même. On ne peut utiliser l’Alisma qu'après l'avoir privée par dessication du principe vénéneux qu'elle renferme. Il en est de même des Sagittaria et du Butomus umhellatus (Butomacées) que l'on consomme de même. Il n'est pas douteux que la souche radicale et les bulbes de ces plantes sont mangés par grandes quantités. Nous avons à ce sujet des renseignements provenant de la Russie (Arkangel), de la Moldavie, de la Chine, du nord-ouest de l'Amérique du nord. En Chine on cultive une variété de la Sagittaire : Sagittaria var. chinensis. Les hulbes sont gros comme le poing et passent pour meilleurs que les pommes de terre. Les Kalmouques et les Makoutes cuisent sous la cendre les souches radicales du Butomus. D'autres racines ont le même emploi : celles des Nymphéacées et particulièrement celles de nos nénuphars blancs et jaunes (Nymphaea et Nuphar), peut-être aussi celles de la Typha latifolia L. (Typhacées), bien que ces racines soient plutôt signalées comme utilisées en temps de famine seulement. C'est sans doute ainsi qu'il faut comprendre dans une poésie du poète polonais Juliusz Slowacki (Lila Weneda) ce qui est dit des pétioles du Nénuphar de Lithuanie que mangent les paysans des marais de Pripet.
Nous arrivons à l'usage qui est fait des jeunes pousses des plantes. Elles constituent une catégorie particulière dans la série des aliments végétaux, c'est le groupe des « asperges » comprenant les pousses jeunes, non encore lignifiées de beaucoup de plantes. On sait que les enfants, et mêmes les adultes, sucent parfois, mais surtout par jeu ou par passe-temps les extrémités sucrées ou les bourgeons de plantes comme le tilleul ou le maïs. Mais la seule espèce à prendre en considération est une Crucifère, le Bunias orientalis L. qui n'est guère commune en Allemagne mais abonde dans
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l'Est. M. le Dr T. Wilczynski m'informa, en 1923, que les jeunes pousses coupées avant la fleur sont un aliment bien connu des populations de la partie polonaise de la Podolie et aussi des environs de Charkow. Ces pousses se mangent crues.
La sorte d'aliment dont il s'agit « les asperges » a eu autrefois une importance que nous ne soupçonnons plus aujourd'hui. Notre véritable asperge (Asparagus officinalis L.) (Liliacée), pousse à l'état sauvage dans le sud de l'Europe et on l'extrait du sol avec un piquoir. Citons avec elle d'autres Asparagus également sauvages : A. tenuifolius L. et A. acutifolius L. En Italie et en Grèce, on recherche aussi A. aphyllus L. et A. horridus L. Au Tyrol et en Italie, on appelle asperges sauvages les formes dégénérées de l'asperge cultivée. Dans tout le Midi on cherche aussi dans le sol, pour les consommer, les jeunes pousses du Ruscus aculeatus (le petit-houx). Ce que les anciens nommaient asperges (asparagus), c'étaient les jeunes rameaux, comestibles ou non de toutes sortes de plantes. Les premiers livres de botanique imprimés reprirent ce sens. On lit par exemple dans le « livre dens herbes » de Hier. Bock : « Le nom d'Asparagus est le nom commun de toutes les herbes qui commencent à pousser leurs jeunes tiges et feuilles ».
Ce mot avait encore le même sens plus tard, comme le montrent diverses remarques de Krünitz (loc. cit., 2e partie, 1787, 530) qui parle d'asperges de houblon pour désigner les jeunes pousses du houblon. Il explique que les « asperges » (Asparagus) sont, au sens propre du mot, les premières pousses et jets de tous les arbustes ou herbes avant que ne se développent les feuilles ». Si nous considérons les usages de ces plantes, nous voyons qu'on utilise encore comme asperges, en ce sens, avec les jeunes pousses du houblon (Humulus lupulus), celles des plantes suivantes : Ornithogalum pyrenaicum L., Orobanche cruenta Bert., Tamus communis L., Cucurbita Pepo L. Gibault ajoute qu'en France, en plus de ces plantes, on utilise encore comme asperges « les pousses de beaucoup d'autres ». Il ne se trompe pas. Je vais en citer d'autres (et il y en a bien davantage), sans insister sur les contrées où on les utilise. Mais toutes appartiennent aux zones tempérées de l'hémisphère nord.
On mange comme asperges les jeunes pousses de l’Eryngium maritimum L. (Ombellifères), de l’Epilobinm angustifolium (Onagrariées). Les Indiens de l'Amérique du nord et du Canada mangent de même des Asclépiadées (Asclepias Syriaca L. A. tuberosa.) Les fleurs de ces deux plantes leur fournissent du sucre. La consoude (Symphytum officinale L.) dont les feuilles et les pétioles fournissent un légume, sont mangées comme « asperges »
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en ce qui concerne leurs jeunes pousses. Duchesne dit qu'en Provence on mange « comme des asperges » les pousses du Lycium europaeum L. (Solanées). Il en est de même pour le Stachys paluster L. (Labiées).
On utilise pareillement, les jets du Typha angustifolia L. et de diverses Liliacées : Convallaria polygonatum L. (aliment très largement connu), ainsi que celles du C. multiflora L., C. verticillata L., C. japonica, Sieb., Ornithogalum comosum L., O. narbonense L., O. pyrenaicum L. Ajoutons Equisetum fluviatile L. (E. Telmateja Ehrh.), la plus grande et la plus belle des prêles. S'il fallait d'autres preuves de l'importance qu'eurent les plantes utilisables comme « asperges » nous citerions le Japon avec une douzaine et plus d'espèces différentes. Ajoutons une Graminée : Arundinaria japonica Sieb. et Zucc. On ramasse en quantité les jeunes pousses à la fin de l'été dans le nord du Japon. Les asperges qu'on en obtient se nomment take-no-ko et sont très bonnes, sans être aussi tendres que nos asperges ordinaires. Continuons cette énumération. Je mentionne d'après Loew les plantes suivantes en conservant les noms qu'il donne, bien que deux ou trois soient déjà citées (par exemple, Bambusa et Equisetum) : Aralia racemosa, Bambusa arundinacea, Phytolacca acinosa, Cryptotænia japonica, Œnanthe stolonifera, Zingiber mioga, Phyllostachys nigra, Osmunda regalis, Equisetum arvense, Pteris aquilina[1]. Nombreuses sont les plantes qui, en Chine fournissent des asperges. Comme d'ailleurs au Japon, on mange en Chine toutes sortes de plantes sauvages. Comme Bois cherchait des renseignements sur un lys comestible, il lui fut répondu, qu'en effet, on le mangeait mais qu'au Japon ce n'étaient pas les pauvres. La même chose arriva à Bois avec un connaisseur des choses de la Chine qui lui confirma la réalité de l'usage du fruit du Momordica et ajouta qu'on ferait plus facilement la liste des plantes que les Chinois ne mangent pas que la liste de celles qu'ils mangent. Malheureusement, en dehors de ces indications, je ne sais rien des asperges chinoises. Dans la région de Ning-Po (province du Tsche-Kiang) les pousses séchées et salées du bambou constituent un article de commerce assez important. Ce produit passe pour un régal[2]. Evidemment beaucoup de plantes que j'ai citées sont étrangères à notre climat et appartiennent à la flore de régions plus chaudes. Mais ce que
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- ↑ Loew (O.), Üb. sonderbare japan. Nahrungsmittel. Mitt. D. Ges. f. Nat. u. Völkerk. Asiens. Tome 11, partie 1, Tokio, 199. p. 109.
- ↑ Bois (D.) et Paillieux, Le potager d'un curieux, 3e édit., Paris, 1899 ; Bois (D.), La science moderne, août 1924, n° 8, 411 ; Richtofen (Fr. von), Tagebücher aus China, Berlin, 1907, Tome 2, 13.
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j'ai pour la première fois indiqué ici des diverses asperges révèle clairement l'importance qu'eurent nécessairement, dans les sociétés primitives, les jeunes pousses comestibles et fait pressentir l'ardeur avec laquelle on les récoltait. Mais ces fidèles amis de l'homme, aux premiers temps de son histoire, ont été un à un oubliés par lui à mesure que les siècles passaient. Les seuls que nous connaissions encore sont le Bunias orientalis des pâtres de l'Europe orientale, le houblon et enfin l’asperge des cuisines bourgeoises.