1-10 Épinards (Maurizio)

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Plantes aquatiques, asperges
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Époques lacustres ; artichauts

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CHAPITRE X


LES « PLATS D'ÉPINARDS » DES RAMASSEURS. LÉGUMES ANCIENS DEVENUS FOURRAGES OU MAUVAISES HERBES.
[Breiartige Speisen und der "Spinat" der Sammler = Les mets en bouillie et les épinards du cueilleur]


LA FLORE ANTHROPOCHORE DES JARDINS DES VILLAGES


Les plantes dont il va être question maintenant appartiennent à des familles très diverses, mais fournissent un aliment d'une forme bien caractéristique : il s'agit de bouillies plus ou moins épaisses, comparables à nos plats d'épinards. Les plantes que nous utilisons sous cette forme ne sont pas actuellement bien nombreuses. Pour la France, Gibault en décrit une douzaine. Mais il ajoute qu'autrefois, en plus des plantes cultivbes dans les jardins, on utilisait, pour la préparation de soupes aux légumes ou de bouillies (plats d'épinards), un très grand nombre de plantes sauvages. Comme plantes cultivées, il énumère les suivantes : Atriplex hortensis L., Basella rubra L., Blitum rubrum Rchb, Claytonia perfoliata Willd., Rumex acetosa L., Oxalis crenata Jacq., Beta vulgaris L., Beta Cicla L., Portulaca oleracea L., Quinoa sp,. Tetragonia expansa, Spinacia oleracea L. Une moitié des plantes de cette liste est étrangère à notre flore. La plante la plus importante est l'épinard (Spinacia), dont de Candolle admet qu'il est cultivé en Europe depuis le XVe siècle. Gibault pense que la culture est plus ancienne de trois siècles et remonte aux croisades.


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Les botanistes tiennent généralement l'épinard pour une plante d'introduction récente et les recherches de Fischer-Benzon confirment ce point de vue. Après examen soigneux des sources, il arrive à la conclusion que notre Spinacia oleracea (Chénopodiacées} a été décrit pour la première fois par Albert le Grand (1193-1280) et qu'il s'est substitué à d'autres plantes. Cette opinion concorde avec des témoignages plus récents. Gibault mentionne, en passant, à côté des divers épinards des jardins énumérés ci-dessus, des épinards sauvages, en particulier l'ortie, la morelle (Solanum nigrum) des Amarantacées, la Mercurialis perennis, et « diverses autres plantes ».

Les noms des plantes servant à faire des plats d'épinards ont donné lieu à toutes sortes de confusions. On les a perpétuellement confondues les unes avec les autres, du moyen âge à nos jours. Un instructif exemple de ce fait nous est fourni par les feuilles et les racines de la Beta vulgaris (Chémopodiacées}, déjà utilisées comme légumes dans l'antiquité. Fischer-Benzon constate que l'on confondait beta et britanica et que Britanica bete désignait le Rumex aquaticus L. (Polygonacées), que l'on mangeait vraisemblablement autrefois. Cet auteur signale au nombre des plantes jadis cultivées et qui ne le sont plus : Amaranthus Blitum L. (Amaranthacées}, Blitum virgatum L. (Chénopodiacées}. Les familles suivantes ont fourni des « plats d'épinards » et des « soupes aux légumes » : Chénopodiacées, Polygonacées, Crucifères, Renonculacées, Urticacées, Solanées, et il y en a eu d'autres, moins importantes. On établit facilement, à la lumière des faits, que beaucoup de plantes appartenant à ces familles ont certainement été cultivées autrefois, alors qu'à présent elles sont simplement objet de ramassage et que le fait est probable pour beaucoup d'autres. Ceci est particulièrement vrai pour les arroches (Atriplex} dont l'une, la Bonne-Dame (Atriplex hortensis L.} était fort cultivée. Il en était de même du Bon-Henri (Chenopodium Bonus-Henricus), du Ch. album, du Ch. polyspermum. A la même famille appartient la Salicornia europaea sensu stricto, dont on a rappelé l'utilité en France, pendant la guerre et que Aug. Chevalier a récemment étudiée historiquement et botaniquement[1].

Actuellement, la plante généralement désignée sous le nom de Atriplex hortensis et que beaucoup de botanistes, eux aussi, appellent de ce nom, est, soit une forme demi-dégénérée de cette

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  1. Chevalier (Aug.), Les salicornes dans l'alimentation, Rev. de Botan. appl. et d'agriculture coloniale, t. II, 1922, 697 ; Bach (F. W.), Chenopodiaceen als Nahrung, Landw. Jahrb., 52, 1917, 387 et suiv.


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plante, soit sa variété verte : Chenopodium album L. Dans l'antiquité on cultivait les deux plantes. Il sera encore question du genre Chenopodium à l'occasion de la nourriture des temps de famine. Pour le moment, constatons seulement que Chenopodium et Atriplex sont connus comme faisant partie, dans l'est, des aliments du peuple. Chez les Petits-Russiens, leur nom est natyna (W. Hnatiuk). Au printemps, les Petits-Russiens en récoltent les feuilles par grandes quantités et en font des plats d'épinards avec addition d'ail. Cependant ce mets doit être considéré plutôt comme un aliment de nécessité pour le temps de famine que comme un aliment normal, parce que l'usage exclusif de ce natyna donne lieu à des accidents temporaires d'héméralopie (M. Melnyk), c'est-à-dire que la vision devient insuffisante quand la lumière n'est pas très intense. M. le conseiller docteur en médecine Kociuba m'a donné de bien curieux renseignements sur la pratique outrée du carême, telle qu'elle existe en Russie. La consommation abondante du natyna, telle qu'elle est en usage à ce moment, compromet à tel point le fonctionnement des yeux que certains vieillards sont obligés de se faire conduire à la table de communion étant incapables de s'y rendre seuls, mêmes aux heures claires du jour. Il faut croire que Dieu et les hommes trouvent à cet état toutes sortes d'avantages car les fidèles en sont tout édifiés. Mais il faudrait savoir s'il n'en résulte pas quelque dommage durable pour l'acuité visuelle.

Les Amaranthacées, proches parentes des Chénopodiacées, sont aussi considérées comme ayant fourni jadis plusieurs légumes, que l'on cultivait : Amaranthus viridis L., A. oleraceus L., A. Blitum (ce dernier déjà cité). Krause suppose que la première de ces plantes était cultivée au XVIe siècle et dit que la seconde est un légume tombé dans l'oubli.

Ici se placent certaines orties, dont les anciens faisaient des plats d'épinards : Urtica dioica L., U. urens L. Ces plantes ont la même importance que les précédentes pour la confection des « plats d'épinards » et servent aussi à faire des soupes d'herbes. On récolte les jeunes feuilles et elles arrivent en quantité considérable sur les marchés des villes de l'Europe orientale, par exemple à Lemberg. Beaucoup de sources anciennes nous apprennent qu'il en était ainsi partout au XVIe siècle. Les feuilles d'ortie sont aussi un mets populaire en tant que plat d'épinards. Mais M. Melnyk m'informe aussi que les jeunes feuilles de l'ortie brûlante (Urtica urens) sont mangées, même en salade. A coté de l'ortie dioïque (Urtica dioica), Fischer-Benzon signale l'ortie à pilules (Urtica


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pilulifera L.) espèce elle aussi brûlante, introduite ou transportée par l'homme et redevenue sauvage. Là où il est question d'orties alimentaires, c'est à ces deux espèces qu'il faut penser tandis que l'importance de l’Urtica urens, alimentaire en Pologne, est faible pour l'est de l'Allemagne et la Hongrie [voir Préface p. 8].

Tout cela montre combien il est difficile de distinguer les plantes cultivées des plantes simplement ramassées et des plantes redevenues sauvages, quand il s'agit des espèces utilisées comme « épinards » par le peuple.

Les Polygonacées nous en fournissent d'autres exemples. Ce sont surtout des plantes des zones tempérées de l'hémisphère nord. Dans le genre Polygonum, il n'est nullement facile de séparer ce qui est plante cultivée, plante simplement ramassée, et plante jadis cultivée redevenue plante sauvage. Ainsi la Rumex acetosa L. est cultivée en grand en France comme légume, c'est l'oseille des marchés. Au contraire, dans nos pays, on se contente pour le même usage de la plante sauvage. Les Halles de Paris ont vendu en 1895> environ 20 millions de kilos de l'oseille de culture.

Importante à notre point de vue est toute la section Acetosella de ce genre Rumex. Les noms populaires usités en France et Allemagne indiquent que cette plante fut utilisée autrefois. Les espèces de la section Acetosella confirment cette opinion, car la grande oseille (R. acetosa) et les Rumex arifolius, acetosella et scutatus portent en Suisse le même nom : Surampfele[1]. Cette espèce collective est une des rares plantes indigènes que la culture ait utilisées. Elle l'a transformée en la croisant avec les espèces de Rumex appartenant à la section à larges feuilles (Rumex Lapathum). En ce qui concerne encore les oseilles à feuilles sûres, je ferai remarquer que l'on mange comme épinards particulièrement dans la Suisse romande, les jeunes feuilles du Rumex alpinus. Dans le canton de Saint-Gall, on cuit les feuilles de cette plante avec d'autres plantes de ramassage, telles que pousses d'ortie brûlante ou de Bon-Henri et souvent on les étuve avec un peu de farine. Nous trouvons dans Gesner une mention de l'usage de ces feuilles, pour l'année 1561, mais il est, bien entendu, beaucoup plus ancien. Les grandes feuilles des Rumex Patientia et crispus ainsi que Arctium Lappa et d'autres, sont utilisées de même (Krause, 1908).

En temps de disette, en particulier entre 1914 et 1919, on en a de nouveau recommandé l'usage. Les pétioles du Rumex alpinus

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  1. Brockmann-Jerosch (H.), Vierteljschr. Natf. Ges., Zürich, année 62, 1917 80 ; Krause (E. H. L.), Lapathon u. Patience Beih. Bot. Centrbl. Abb., II, Tome 24, 1909, 6 ; Christ (H.), loc. cit., 1914 et 1923.


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sont pelés comme on fait pour la rhubarbe et consommés frais ou bouillis (Stebler), ou même mis en compotes et servis aux hôtes. On recherche également le Rumex acetosella (la petite oseille sauvage). On en recueille les graines pour les semer dans les jardins. Cette oseille est donc une plante véritablement cultivée, par exemple à Domleschg, dans le canton des Grisons. Cependant, en général, le seul souvenir qu'on ait en Suisse de l'ancien emploi de cette plante est l'usage qui en est fait pour envelopper le beurre que l'on porte au marché, ou pour mettre le beurre sur les tables. Dans le nord de l'Allemagne et en Pologne, c'est dans les feuilles du Rumex aquaticus que les paysans enveloppent le beurre pour aller le vendre.

Nous ne pouvons abandonner la question de l'oseille sans rappeler l'usage qui en est fait comme fourrage pour les vaches et que signale Brockmann. Nous trouvons là un renseignement complémentaire sur l'usage qui en est fait par l'homme. Dans les Alpes, l'emploi de l'oseille pour le bétail est bien plus important que son emploi pour la nourriture humaine. On en fait différentes sortes de fourrages, dont les uns sont consommés immédiatement. et d'autres conservés. Trois fois par an, on en fait de véritables récoltes, mais, dans les hautes vallées, deux fois seulement. Les feuilles soit fraîches, soit cuites, sont mises à surir et constituent pour les bestiaux une choucroute nommée « Mass ». Cette préparation des plantes à fourrage est fort répandue. On utilise pour cela, soit un recipient de bois (Masshus) soit, plus rarement, une cavité creusée dans la terre. Dans toutes les Alpes suisses on rencontre ces Masshüser. Ainsi, ce Rumex alpinus nous permet de suivre l'évolution d'une plante sauvage qui devient une plante cultivée, et à partir de son mode d'emploi le plus primitif. Dans beaucoup de vallées suisses, les tas de fumier sont les seuls endroits qui portent des plantes cultivées. Là règnent les blatten, ainsi qu'on nomme les Rumex alpinus. On les protège souvent du bétail par une barrière improvisée. Nous pouvons donc reconstituer tout le processus de cette évolution. Au commencement : la plante sauvage. Puis elles sont utilisées et protégées, puis utilisées, protégées et engraissées de fumier, avec aussi quelque secours de l'homme, pour assurer leur survivance et les protéger contre la concurrence des autres plantes. Nous pouvons ensuite, comme Brockmann l'a en partie indiqué, distinguer ce qui suit dans le destin de ces plantes : passage de l'alimentation de l'homme à celle de ses bestiaux, avec les manipulations usitées pour la nourriture de l'homme. Puis la plante est, suivant les cas, une


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mauvaise herbe ou un fourrage (dans les bonnes années) ou, dans les mauvaises années, les années de cherté ou de disette, un aliment pour l'homme lui-même.

Une question alors se pose : est-ce pour la nourriture de l'homme ou pour celle du bétail que la plante a été utilisée tout d'abord ? Dès 1876, Morgan répondait qu'il y avait eu d'abord récolte protégée de fourrage pour l'animal et ensuite nourriture pour l'homme. En faisant cette constatation, le clairvoyant américain s'est montré (comme sur beaucoup d'autres points) en avance sur son temps[1]. En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'au début il y a eu communauté d'alimentation de l'homme et de l'animal. Nous avons fait une constatation du même genre en signalant ce qui a trait aux formes primitives de notre « choucroute ». Quant au Rumex alpinus, dont il s'agissait ici, nous pouvons à bon droit le compter au nombre des espèces ayant été l'objet du ramassage.

Les espèces appartenant à la seconde section du genre Rumex, c'est-à-dire les espèces à feuilles larges, nous fournissent aussi des exemples de tous les cas intermédiaires entre les plantes sauvages que l'on ramasse et les plantes que l'on cultive, avec les transitions qui aboutissent aux plantes simplement à fonrrage et aux mmwaises herbes. A ces Rumex à grandes feuilles, et non acides, appartiennent les Rumex Patientia L. et R. obtusifolius L. On admet que R. Patientia dérive de R. alpinus et de R. crispus. Joignons à ces plantes un autre Rumex, étranger à notre flore, le R. graecus de Grèce, que les Romains cultivaient, mais que, déjà au moyen âge, personne ne connaissait plus en Italie. C'est seulement en deux pays que se sont maintenus des restes de la culture de cette espèce : en Savoie et en Hollande. Mais l'espèce que l'on y cultive n'est plus, à vrai dire, le R. graecus c'est le R. Patientia, espèce très voisine, mais cependant distincte (Fischer-Benzon, 1894). Nous n'avons pas à envisager à notre point de vue le Rumex scutatus L., ni les débuts de l'emploi de la rhubarbe en compote, ni l'histoire des Rumex comme plantes médicinales (Christ et Krause, 1906 et 1915).

Les plantes qu'on trouve dans les jardins des paysans nous apportent quelques lumières sur ce que fut la plus ancienne culture des jardins dans l'Europe centrale et septentrionale. Ces plantes sont les témoins vivants de ce que furent les jardins créés par Charlemagne et Louis le Pieux. On y trouve les oseilles. Mais nous avons encore à citer d'autres « mauvaises herbes » pour leur importance dans l'histoire de l'alimentation. Bien souvent,

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  1. Morgan, Lewis (H.), loc. cit.


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nous retrouvons actuellement, tombées au rang de mauvaises herbes, des plantes cultivées ou alimentaires dont nos prédécesseurs faisaient l'objet de leurs soins et de leurs espoirs.

Aux mauvaises herbes les plus vulgaires de nos champs appartiennent actuellement les Crucifères. Il n'est pas de famille qui soit plus abondamment représentée dans la liste des mauvaises herbes des champs ou des plantes rudérales.

Nous devons à Rikli d'excellentes remarques sur ce qu'on appelle les espèces anthropochores c'est-à-dire sur les nouvelles et les anciennes espèces de la flore rudérale ou de la flore adventive. On nomme anthropochores les espèces qui, sans l'intervention de l'homme, s'établissent sur les sols artificiels résultant de l'existence des cultures. Ce groupe comprend toutes les mauvaises herbes des champs et tout l'ensemble de la flore adventive et de la flore rudérale[1]. La plupart des plantes réunies par Rikli dans cette catégorie sont des espèces que l'on ramassait autrefois. En première ligne, parmi elles, nous trouvons les « mauvaises herbes » de nos champs, les ravenelles (Raphanus Raphanistrum) et les moutardes (Sinapis arvensis). Les cultivateurs savent combien sont résistantes ces espèces, car des sols drainés, cultivés en prairies depuis un temps immémorial, donnent encore des graines aptes à germer de cette moutarde. A peine a-t-on remué un sol auquel on n'avait pas touché depuis 40 à 60 ans qu'aussitôt il se couvre de ravenelles. Les graines enfouies de ces deux espèces conservent leur « pouvoir germinatif » et peuvent le conserver selon toute apparence pendant bien des années, peut-être pendant des siècles[2]. Ces deux plantes poussent en quantités énormes et submergent si complètement les cultures que beaucoup de pièces de terres, dans l'est, ressemblent à des champs de colza. On soupçonne que ces deux plantes ont autrefois généreusement nourri l'homme, et leurs noms vulgaires révèlent en effet des espèces oléagineuses jadis cultivées (V. Fischer-Benzon). En 1557, Lonitzer nomme une de ces espèces : radis des païens, mais les anciens auteurs ne nous donnent pas le moyen de savoir de laquelle des deux plantes il s'agit, ce qui n'est pas surprenant, tant sont nombreux les noms vulgaires des diverses « moutardes » et tant insuffisante leur description. Un autre ancien botaniste, Zwingler, constate dans son « Théâtre botanique » (1696, édition 1744), l'extrême abondance de ces plantes sur les sols non fumés. Il parle

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  1. Rikli (M. D.), Anthropochoren u. d. Formenkreis d. Nasturtium palustre, DC., Ber. VIII d. Zürich, Botan. Ges. 1900-1903, p. 1 et suiv.
  2. Schultz-Soest (Gust.), Ackersenf u. Hederich. Arb. D. L. G., Berlin, 1909, H. 158, 9 et suiv.


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« d'une espèce de rave sauvage, des Flandres et d'Allemagne, qui donnent beaucoup de feuilles et qu'on utilise pour la nourriture des bœufs ». Mais il n'est pas douteux que ces crucifères servaient aussi à la nourriture de l'homme jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et même plus tard, car je trouve à ce sujet beaucoup d'indications dans Krünitz. La plante qu'il désigne est la Sinapis, mais il s'agit aussi du Raphanus, qui s'efface un peu devant elle. Comme la Sinapis donne au printemps des feuilles avant toute autre plante, ces feuilles sont, dit Krünitz, utilisées pour plats d'épinards, c'est-àdire « lavées et hachées comme le chou vert ». En temps de cherté de la vie ces plantes étaient l'objet de recherches particulières. Les pauvres gens étaient employés à les ramasser, à les sécher ou à les porter fraîches aux marchés des villes. Ainsi « on évitait l'oisiveté, épargnait le pain et nettoyait la terre des champs ». Le pasteur Germershausen, qui renseigna Krünitz, nomme la plante ravenelle (Hederich). « Dans son village il y avait des pauvres qui, en tout temps, la cuisaient. Ils mangeaient, en plus de cette plante, si peu de pain qu'avec environ quatre livres de pain ils vivaient toute une semaine. Au lieu de graisse ils mangeaient un peu de farine et ainsi restaient en bonne santé[1]. » Nos livres de cuisine n'ont pas toujours oublié ce trésor de nos ancêtres. Citons celui de Henriette Davidis, qui est très répandu (Prakt. Kochbuch, 36e édition, Stuttgart, 1897). Nous y lisons que « cette ravenelle, quand elle est jeune, fournit un légume très recommandable, que l'on cuit comme les épinards ». Christ déclare que, si ce livre lui était tombé entre les mains plus tôt, il aurait affirmé plus énergiquement encore sa théorie de l'ancienne utilisation de cette plante. Mais nous savons par ailleurs que la Sinapis et le R. Raphanistrum sont fort estimés en beaucoup d'endroits. La moutarde (Sinapis) n'eut aucune peine à s'introniser comme légume du temps de guerre et à se faire apprécier même sur la table des officiers. Des témoignages nombreux et concordants établissent que beaucoup d'autres Crucifères étaient estimées comme légumes. Les moutardes sont souvent citées au moyen âge comme étant des légumes tendres qu'on utilisait comme nos salades ou nos épinards. « Il y a, dit un auteur, une moutarde sauvage et une moutarde des jardins. On mange les feuilles et la racine de l'espèce sauvage. » Dans le Capitulaire de Charlemagne, il est sans doute question de la moutarde blanche et de la moutarde noire. Mais dès le XVIe siècle, on ne pratique plus la culture de la

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  1. Krünitz (Joh. G.), Öconom. Encyklopädie. Th. XXII, 657. Brünn, 1789. Voir à ce sujet : Voß. Zeit., v. 3. III, 1907. n° 113.


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moutarde blanche. En ce qui concerne les divers cressons (de terre), les espèces des genres Nasturtium et Cardamine servaient aux mêmes usages, avec le Lepidium sativum. On confondait ces diverses espèces comme on le fait encore. Il est souvent question aussi des cressons aquatiques que l'on mangeait crus. Mais le cresson de fontaine était alors plutôt une plante médicinale.

A la série des Crucifères appartiennent encore quelques autres plantes que ron cultivait sans doute autrefois, bien qu'on n'en ait pas toujours la preuve péremptoire. Citons Eruca sativa Lam. (en français roquette), et peut-être Nasturtium aquaticum et Cardamine amara que Bauhin signale comme salades d'hiver estimées (Hist. plantarum, 1650). Signalons une mauvaise herbe très vulgaire, le « cresson d'hiver » : Barbarea officinalis (ou B. vulgaris R. Br.). Enfin il est très instructif que d'autres érudits, comme Gibault et Rostafinski, parlent de l'emploi qui fut fait des plantes suivantes depuis le moyen âge jusqu'à nos jours : Barbarea præcox, Cardamine pratensis, Nasturtium silvestre et encore Barbarea vulgaris. Malgré les doutes auxquels peut donner lieu la confusion des noms, nous sommes de plus en plus persuadés que les crucifères furent autrefois des plantes alimentaires très importantes. Le peuple n'a pas entièrement cessé de les utiliser.

Parmi les mauvaises herbes que M. M. Melnyk a l'amabilité de me signaler comme servant aux Petits-Russiens à faire des bouillons ou soupes, des salades ou des plats d'épinards, je trouve deux crucifères : Cardamine pratensis L. et Sisymbrium officinale, et, avec elles, d'autres plantes dont nous avons déjà cité plusieurs : Caltha palustris L. (Renonculacées), Berberis vulgaris L. (Berbéridées), Glechoma hederacea L. (Labiées), Asperula odorata L. (Rubiacées), Taraxacum officinale (le pissenlit, de la famille des Composées).

Nous trouvons donc parmi les espèces de ramassage plusieurs espèces qu'il nous semble à présent assez inattendu de voir utilisées comme légumes. Elles sont sorties pour nous de notre horizon familier, mais elles ont procuré à nos prédécesseurs de bons repas. Mais tout à fait surprenant est l'emploi qui fut fait comme espèces alimentaires de diverses Solanées, car ce sont bien les dernières des plantes auxquelles on pourrait penser pour cet usage. Cette famille compte 36 genres dont 9 sont représentés dans nos régions. Dans ce nombre, il n'y a comme plantes comestibles, en plus des Solanum, que les Lycium et les Physalis. Depuis que Fischer-Benzon a étudié la question, l'usage qui fut fait autrefois de ces plantes nous est connu. L'espèce la plus importante à ce point


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de vue est le Solanum nigrum (dont le nom français est morelle). Avec elle doivent être signalées ses proches parentes : Solanum humile Bernh., Solanum villosum Lam., S. miniatum Berrih. et S. flavum Kit. La description que donne Dioscoride de la plante est si exacte qu'elle ne permet aucune hésitation et il la déclare comestible. La plante que Théophraste appelle Strychnos comestible est probablement aussi une Solanée, il dit qu'on la mangeait crue. Mais on pouvait avoir des doutes et on a cru que Dioscoride pensait en réalité à une autre plante,

Les ouvrages du XVIe et du XVIIe siècle qui ont traité des « herbes » nous renseignent sur le véritable sort de la morelle. Le botaniste allemand Valerius Cordus (1515-1544) parle ainsi de cette mauvaise herbe si difficile à exterminer dans les champs et les jardins, et que tout le monde croyait vénéneuse : « La morelle vulgaire était autrefois cultivée comme aliment. Mais, à présent, nous évitons d'en manger. » L'éditeur de Cordus, Gesner (1561), s'exprime de même : « Autrefois la morelle à fruits noirs était une plante de nos jardins. Elle pousse encore dans leur voisinage, sur les décombres et an bord des chemins, locis humilibus, mais on ne la cultive plus. » En 1650, Joh. [Jean] Bauhin tient encore le Solanum hortense sive vulgare pour une « autre plante mangeable de goût innocent ». Au contraire à partir du début du XIXe siècle, les flores (sauf exception) en font déjà une espèce narcotique. Ainsi c'était un légume au XVIe siècle, c'est une mauvaise herbe et une plante vénéneuse à présent (Christ, 1923). Mais c'est graduellement que la réputation de la plante est devenue mauvaise. En l836, Duchesne connait l'usage du Solanum Melongena et dit que le Solanum atriplicifolium Desp., évidemment apparenté à notre morelle noire, est cuit comme épinards à Paris. On trouve des indications du même genre dans Rosenthal (1861-62) et Gibault (1912). La plante aux œufs qui est mangée et souvent cultivée en Grèce et en Italie est le Solanum Melongena. Mais on peut, pour achever l'information, utiliser le livre de von Heldreich[1]. On y voit qu'en Grèce on ne mange pas seulement les parties vertes de la Solanée, mais aussi les baies rouges et noires, comme friandise, et crues. L'usage de cette plante est en tout cas ancien, car la Solanée n'a pas une odeur agréable et le vulgaire est porté pour cette raison à la croire vénéneuse. Or une mauvaise impression de cette sorte n'est pas facilement surmontée. Récemment,

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  1. Heldreich (von), D. Nutzpfn. Griechenlands. Athènes, 1862, 79 (d'après Fischer-Benzon, 143).


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Häußler nous a fait connaitre comment les indigènes des tropiques préparent la plante[1].

Nous avons terminé notre exposé de ce que furent les légumes verts des ramasseurs. Il convient de signaler à l'attention la liste que Fr. Unger donna de cette sorte de plantes il y a 70 ans. Cette liste offre un intérêt particulier en ce qu'il s'agit des plantes récoltées dans une contrée déterminée. Selon Fr. Unger, en Moldavie et Valachie, on utilisait alors dans les cuisines les plantes suivantes ; feuilles de hêtre et feuilles de Plantago (plantain), Thlaspi, Sonchus (laiteron) ; racines et souches radicales d’Arum, Butomus, Fumaria (fumeterre) et de beaucoup d'Ombellifères, haies du sureau à grappes (Sambucus racemosa), du Viburnum Lantana (viorne) et celles du gui (Viscum) et de Loranthus (jusqu'ici jamais signalées). Unger compte parmi les légumes à feuilles la bourrache (Borago officinalis), le salsifis sauvage (Tragopogon porrifolius), le trèfle, la mercuriale vulgaire, la mâche sauvage, le pissenlit et le laiteron (Trifolium pratense, Mercnrialis annua, Valerianella olitoria, Leontodon taraxacum L., Sonchus oleraceus L.) ainsi qu'une espèce de renoncule et un Lepidium comme condiment piquant (un des cressons de terre). Il ajoute à la liste, sans désignation exacte, divers bulbes et tubercules, des pousses printanières, des écorces d'arbres, puis les tubercules du Chærophyllum bulbosum, les parties vertes de la Salicornia herbacea, les fruits des églantiers, des framboisiers, des prunelliers, des Hippophaë rhamnoïdes, des hêtres, et d'autres encore. Il pense d'ailleurs que la population savait aussi ramasser beaucoup d'autres choses à sa convenance. Parmi ces plantes quelques-unes ne sont qu'aliments de famine. Mais d'autres méritent plus d'attention parce qu'elles furent probablement des plantes cultivées, par exemple, Sonchus, Leontodon, Valerianella, Borago, Tragopogon, Chærophyllum, Mercurialis. Nous n'avons pas encore parlé de cette Mercurialis annua. Gesner raconte (1561) qu'elle n'existait pas autour de Zürich jusqu'au moment où il en sema dans son jardin, l'ayant apportée de Baden et que, de là, elle se répandit. Il dit que « mangée comme légume, elle est plus agréable que l'espèce vulgaire (Mercurialis perennis) et qu'elle aide à la digestion ». [Toutes deux suspectes en France.]

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  1. Häußler (F.), Schweiz. Apothekerzt., 1914. n° 19, 276.