1-3 Ramassage d'aliments (Maurizio)
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Sommaire
- 1 Ramassage d'animaux
- 2 Formes primitives de la cuisson des viandes
- 3 Origine religieuse (Hahn) de la « thésaurisation » du bétail
- 4 Jeûnes rituels et bombances rituelles
- 5 Plantes magiques. Caractère religieux du bâton à fouir, de la houe et de la charrue.Travail masculin et travail féminin. La chasse, plus récente que le ramassage
Ramassage d'animaux
Dans les sociétés humaines vivant de « ramassage » la recherche de la nourriture exige beaucoup d'efforts. Aucune partie des plantes utilisables n'échappa jadis au sens aigu des ramasseurs. Mais le monde animal fut lui aussi inventorié. Les quadrupèdes et les oiseaux ne fournirent pas seuls à l'homme des éléments utilisables, mais aussi les vers, les chenilles, les limaçons [les escargots]. Rien ne fut dédaigné.
Une poignée de poux, récoltés sur la tête d'un de ses compagnons, met le nègre d'Afrique d'une excellente humeur.
Wißmann vit sur le lac Tanganyika d'épais essaims constitués par des milliards de petites mouches, des nuages vivants, que l'on nomma Cungu. Les indigènes suivent ces essaims aussitôt qu'ils sont arrivés sur la terre ferme et récoltent ces mouches si elles se posent après la fatigue de la traversée du lac. La masse des insectes ainsi rassemblés sert à faire une farine que l'on rôtit après l'avoir mise en forme de gâteaux et qui constitue une nourriture appréciée[1].
Des renseignements concordants établissent que les peuples polaires, les Indiens de l'Amérique du Nord et les populations sauvages des zones chaudes récoltent en même temps des produits animaux et des produits végétaux et parfois les consomment ensemble. Il peut arriver qu'un heureux hasard les mette en possession d'un gros animal, par exemple, en Afrique, chez les Batua, leur procure un sanglier sauvage, un singe ou même un éléphant ;
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- ↑ Hermann von Wissmann, Meine zweite Durchquerung Aequatorial-Afrikas, Neue Ausg, Berlin (Globus) 1890, 168.
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mais cela n'empêche pas que leur nourriture habituelle est constituée de petits animaux, des rats, des chauves-souris, des lézards, et ainsi de suite, jusqu'à de simples insectes et à leurs larves. Même les plus pauvres de ces peuples agissent conformément à cette règle, par exemple, les Australiens et les pigmées d'Afrique.
Formes primitives de la cuisson des viandes
Mais nous sommes bien moins renseignés sur la nourriture animale des populations préhistoriques que sur leur nourriture végétale. La chasse est sans contredit une occupation qui donne lieu à une activité cérébrale intense. Au contraire la préparation des viandes pour les manger n'est en elle-même susceptible d'aucun perfectionnement. En fait nous n'avons encore trouvé rien de mieux que de rôtir ou de griller les viandes.
Morgan[1] peut avoir raison en considérant les poissons comme ayant été l'objet des premières préparations culinaires parce qu'ils sont inutilisables à l'état cru. J'ajoute comme figurant aussi parmi les premiers produits du même art les quartiers de viande cuits dans la cendre, la viande bouillie avec son jus, les morceaux de viande ou de poissons séchés ou râpés et jetés dans la soupe ou cuits avec elle, la viande grillée à feu libre. Encore à présent, dans l'est de l'Europe, les petits bergers savent garnir d'argile un jeune corbeau et le rôtir à feu libre.
Mais la nourriture animale et son évolution ne nous occuperont pas. Il n'en faut pas moins caractériser l'instinct de ramassage aussi en ce qui la concerne. Les débuts de l'utilisation de l'animal par l'homme s'y rattachent, question qui reste enveloppée de beaucoup d'obscurité.
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- ↑ Morgan, Lewis (H.), Urgesellschaft, 2 ed. Stuttgart, 1908 (1ère édition en 1876 renfermant déjà toute la théorie du Hackbau).
Origine religieuse (Hahn) de la « thésaurisation » du bétail
De toutes les idées de Hahn, c'est bien son hypothèse sur la domestication des animaux qui a suscité le plus de contradicteurs. Il pense que le culte des astres, fondé sur le retour saisonnier des constellations, évolua dans le sens d'une religion agricole réglant le retour du travail de la pioche et de la charrue : Dans cette religion, la conduite de l'homme vis-à-vis des animaux révèle ses conceptions de la divinité. Sans détailler certains faits ethnologiques ou certaines traditions d'ailleurs importantes (Hahn 1905-1909), signalons seulement ce qui suit, comme marquant l'influence sur l'homme de cette religion agraire. Le sang fortifie la divinité : d'où l'élevage ou au moins l'apprivoisement des animaux, tenus en réserve en prévision des sacrifices. A cela se relie l'existence du char rituel. Si le char était sacré, l'animal qui le tirait l'était aussi. Puis nous trouvons la magie solaire et
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le lever héliaque du taureau. Je ferai remarquer encore que des idées religieuses doivent être aussi intervenues en ce qui concerne la nourriture animale et que de là viennent les grandes différences que l'on constate dans l'usage qui est fait des viandes. Les matériaux bruts que l'on possède sur cette question sont d'un classement difficile, mais ils paraissent confirmer plutôt qu'infirmer l'hypothèse de Hahn sur l'origine de l'élevage.
Jeûnes rituels et bombances rituelles
Qui donc, s'affranchissant des idées préconçues et des points de vue directeurs traditionnels, aura le courage de mettre tout simplement en ordre les nombreux faits connus sur l'évolution de l'alimentation animale ? Apprivoiser un animal n'est pas la même chose que le domestiquer.
Seulement apprivoisé, un animal reste le plus souvent infécond. Il y a aussi des cas où des animaux vraiment domestiqués sont, non pas utilisés, mais seulement « thésaurisés » et on peut se demander quel profit on y trouve. Certains peuples africains attendent pour abattre le bétail et en tirer quelque parti que les bêtes soient à peu près mourantes. Beaucoup de peuples ont des troupeaux considérables et ne traient pas leurs vaches. Ils ignorent absolument l'usage du lait. Dans le même ordre d'idées, citons l'interdiction rituelle d'utiliser beaucoup de sortes de viandes, le tabou, la prohibition de la viande pour des castes entières ou des peuples entiers, le jeûne, poussé jusqu'à la perte de connaissance et, d'autre part, les bombances rituelles[1]. L'usage de la chair humaine, qui s'est conservé en cas de famine jusqu'à une époque très récente, est le reste clandestin d'un usage qui a fait partie de pratiques communes jadis à tous les hommes. Il y a, pénétrant notre monde, des énergies étrangères au domaine des choses sensibles.
Jadis elles étaient toutes-puissantes, comme on l'observe encore chez les Australiens sauvages, à qui les cérémonies religieuses réclament la moitié de leur temps. Aucun souci, en pareil cas, d'économiser le temps si précieux pour la récolte des produits alimentaires naturels, aucune modération dans le gaspillage de la nourriture (Zizania, Nymphea) au moment où les Indiens de l'Amérique du Nord procèdent à leur récolte. Comme beaucoup d'autres populations primitives, ils sacrifient tout souci de leur propre bien lors des cérémonies qui marquent la récolte et à l'occasion de la danse rituelle. Mais il reste dans notre propre
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- ↑ Andree (R.), Die Anthropophagie, Leipzig, 1887. Sur le cannibalisme en Nouvelle-Calédonie et son caractère religieux : Sarasin, Fritz, (Verh. Schweiz. Naturf. Ges. 107, Jahresvers. 1926, II, 231-6.)
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civilisation des survivances de coutumes du même genre ; l'énormité des repas pris à l'occasion de baptêmes ou de funérailles, le volume, excessif pour l'estomac, des repas pris lors de nos grandes fêtes religieuses. Et à cela s'ajoute le gaspillage de temps auquel donnent lieu les pèlerinages des catholiques. La contrepartie nous est fournie par les jeûnes que prescrivent les religions de caractère universel et qui semblent subsister tout exprès pour nous apprendre comment les populations primitives procédaient. Il suffit aux médecins de constater le fait démontré que ces jeûnes ont pour résultat de compromettre la nutrition, et agissent défavorablement sur le développement du corps (Morgulis, loc. cit.). Les écoliers subissent une perte de poids, les adultes ont dans une certaine mesure des troubles scorhutiques, pellagreux, oculaires[1]. La population catholique jeûne environ 100 jours par an, les catholiques grecs bien plus encore, et il y a, dans le nombre, des journées d'inanition religieuse complète. S'agit-il de cérémonies commémorant des périodes de famine du passé ? Le jeûne est-il en rapport avec la constitution de provisions d'hiver, comme on le voit chez les animaux qui se montrent extrêmement économes de ces provisions ? Faut-il classer ce fait dans le filum des idées de la mortification, du renoncement méritoire, destiné à rendre l'âme plus libre ? Enfin il se peut très bien que l'usage du jeûne se rattache à des prescriptions hygiéniques ou fasse partie des idées très répandues que constituent les tabous.
On s'est peu occupé de toutes ces catégories de faits et pourtant le « côté idéal de la vie » mérite, bien entendu, une sérieuse attention. Hahn objecte à l'ethnologie sa tendance à considérer la notion d'utilité comme le seul ressort agissant de toute l'activité économique et surtout de tout « devenir » historique, comme si, selon la conception régnante au XIXe siècle, comme si toute chose se mesurait en fonction du succès, évalué lui-même en marks et en pfennigs, ou, mieux encore, en dollars, ce qui assimile une grande découverte philosophique ou physique à l'acquisition d'un sac de pommes de terre.
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- ↑ Nombreux renseignements dans Flinker (A. D.), Religiöse Fasten i. hygien. und sozialpolit. Beziehung. Vierteljahrsschr. öffenttl. Gesundspflege, 40, 1908 345-359 ; Krünitz (J. G.), Ökonom-technolog. Enzyklopädie, Bd. 12, 283, avec nombreux renseignements sur le XVIIIe siècle.
Plantes magiques. Caractère religieux du bâton à fouir, de la houe et de la charrue.
Travail masculin et travail féminin. La chasse, plus récente que le ramassage
On sait que beaucoup de plantes et surtout des plantes utiles ont été associées par l'homme à des conceptions relatives au maître invisible de sa destinée. Suivant une idée généralement admise, c'est peut-être pour cela que certaines plantes d'utilité
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essentielle ont été considérées comme sacrées, car, si elles venaient à manquer, c'en était fait de l'homme même. Chaque époque a considéré sa nourriture végétale comme la meilleure et l'a déifiée à sa manière. Une bonne partie des pratiques religieuses relatives au culte des arbres, à l'exorcisme des esprits, à l'imploration des esprits, aux pratiques destinées à détourner leurs maléfices, une partie de la magie relative à la fécondité de ces arbres est bien à considérer « objectivement » sous cet aspect. Il y a d'autres plantes, comme les plantes des sorcières, les plantes médicinales que l'homme supposa en relation avec toutes sortes d'esprits, indépendamment de leur utilité ou de leur nocuité véritables[1]. Le folklore s'est depuis longtemps emparé de ce domaine, mais le plus souvent en s'interdisant d'aborder toute recherche des relations causales et en envisageant seulement des questions d'utilité pratique, etc. II y a là un trésor caché qui attend un chercheur heureux. Ce n'est pas d'un simple signe qu'on peut faire savoir comme quoi la première culture et le choix des plantes firent partie des pratiques religieuses, comme aussi l'utilisation des animaux, laquelle fut précédée, selon Hahn de l'usage rituel qu'on faisait des animaux. En ce qui concerne le bâton à fouir, on peut, en ce sens, arriver à des conclusions précises, et des relations du même ordre sont à prévoir pour la charrue (V. ch. 1, p. 23).
A partir du moment où on a envisagé ce que fut le ramassage de l'aliment naturel, on a commencé à opposer la condition de l'homme et de la femme : d'une part, l'homme gai chasseur, bon vivant et brave, d'autre part la femme, misérable passant sa vie à extraire péniblement du sol des racines. La femme, qui est maltraitée, a, de plus, à s'occuper des enfants et on l'a imaginée comme presque écrasée par ses autres occupations. Mais on ne doit pas schématiser d'une façon aussi simple l'opposition des deux sexes. Il est bien vrai qu'il existe une certaine dualité dans l'économie domestique. En même temps, pourtant, il y a collaboration. L'homme, naturellement, aide, lorsque la femme ne suffit pas. Il y a lieu de croire qu'il en était déjà ainsi aux temps préhistoriques[2]. On a d'assez bonnes raisons de le penser. Les enfants en bas-âge ne peuvent s'aider eux-mêmes et exigent les
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- ↑ Netolitzky (Fr.), Erläuterungen z. einig. Volksheilmitteln. Pharmazeut. Nachr. a. Wissensch. u. Praxis, 1924, I. 57 ; 1925, II, H. 2, 5, et 12; 1926, III. H. 3 ; Marzell (H. D.), Heimische Pflzwelt i. Volksbrauch u. Glauben (Wissensch. u. Bildung, n° 117) Leipzig, 1922.
- ↑ Description de cette division du travail dans : Knabenhans (A.), (loc. cit. ch. 1).
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soins de la mère, en empêchant son travail. Il faut bien alors que, de temps en temps, l'homme s'occupe d'assurer pour partie ou entièrement l'alimentation. Il devient d'année en année plus évident que l'unité économique était la petite famille indépendante et non une de ces savantes organisations par hordes ou groupements qui sont de simples vues de l'esprit, une espèce de communisme préhistorique.
Par conséquent on peut concevoir brièvement comme suit la division du travail, le ramassage par la femme et la chasse par l'homme. En même temps, on abordera la question de savoir si, déjà aux temps préhistoriques, l'acquisition de la nourriture avait lieu de la même façon qu'aujourd'hui, par exemple chez les Australiens.
La tendance actuelle est d'assimiler l'état des populations primitives actuelles dont toute l'alimentation repose sur le simple ramassage des productions naturelles à ce qui pouvait se passer aux temps préhistoriques. Cette assimilation est peu justifiée, car le bâton à fouiller des Australiens et leur sac à récolte sont déjà les aboutissants d'une longue évolution. Il est vrai que le niveau de leur culture intellectuelle reste très bas et que toute leur activité se réduit à observer et à bien connaître les plantes ou les animaux auxquels ils ont affaire. Il ne faut presque rien de plus pour la sorte d'activité que constitue le ramassage. Ce sont des capacités qui, comme nous l'avons vu, sont déjà manifestes dans la lutte pour l'existence chez les animaux élevés en organisation [im Lebenskampf höher organisierter Tiere in Betracht kommen = dans la lutte pour la vie chez les animaux supérieurs organisés], mais qui, chez ces derniers, sont restées des dispositions naturelles. Il en est tout autrement en ce qui concerne la chasse, dont on a voulu faire une forme de l'activité alimentaire primitive reposant sur une base principalement instinctive. Dans l'exercice de la chasse se manifestent les méthodes déjà très évoluées de la chasse à la course, de l'art de surprendre l'animal, de le leurrer pour l'attirer. Il y a aussi les pièges, le poison, toutes sortes d'armes, autant de façons d'agir qui dépassent de beaucoup les simples réactions instinctives. Si on compare la pratique de la chasse à celle du ramassage, on constate que la chasse est toute pénétrée d'éléments qui supposent une civilisation.
Pour que les procédés de la chasse soient transmis d'une génération à la suivante, il faut qu'elle soit l'objet d'une espèce d'enseignement. On a donc dit avec raison que les traditions relatives aux méthodes de chasse sont déjà du domaine de l'économie sociale parce que, dans la chasse, se réalise déjà un état d'organisation supposant une certaine largeur de vue, l'existence de plans d'en-
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semble, toutes choses qui caractérisent une activité déjà économiquement organisée[1]. Ainsi, pour nous résumer, nous pouvons dire, considérant ensemble la chasse et le ramassage, que ces deux formes d'activité ont dû être fort souvent associées selon le type d'association dont les Australiens nous ont donné le premier et symbolique exemple. Le ramassage remonte certainement aux temps les plus lointains puisqu'il suffit pour le pratiquer d'appliquer des dispositions naturelles et instinctives. La chasse au contraire, avec la technique perfectionnée qu'elle suppose, est nécessairement d'acquisition beaucoup plus récente. Les façons de chasser très évoluées de peuples sauvages très bas situés dans l'échelle des races révèlent un long passé de développements et de progrès.
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- ↑ Voir aussi, outre Knabenhans (loc. cit.), sur les Australiens le livre attrayant de Soergel (W D.), Jagd der Vorzeit., Jena, 1922, 149 p.