1-2 Ramassage chez les animaux (Maurizio)
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Sommaire
Comment expliquer l'instinct de ramassage chez les animaux ?
§ 1. — L'étude de la nourriture primitive de l'homme est un point important pour la connaissance des grandes relations d'interdépendance qui unissent les organismes. Il faudrait arriver à connaitre ce que fut la nourriture initiale commune à l'homme et aux animaux. Comme documents on peut utiliser d'abord les nombreux renseignements consignés dans les trois premiers volumes de la « Vie des animaux » de Brehm sur ce que rasssemblent dans leurs greniers les animaux qui en établissent.
A un point de vue général, certaines considérations tendent à expliquer les impulsions auxquelles obéissent les animaux et l'homme dans le choix des aliments qu'ils recherchent et la mystérieuse préférence qui va à certaines plantes pendant que d'autres sont dédaignées. Il semble que, dans le choix de leurs aliments, les animaux obéissent à des impulsions conformément aux lois de la physiologie alimentaire, c'est-à-dire en accord avec la valeur biologique des aliments, en tant que faisant continuer la vie (L. Berczeller, Bioch. Ztschr. 129, 1922, 217). La détermination des espèces végétales qui servaient à l'alimentation primitive de l'homme peut ainsi être facilitée par la connaissance des habitudes communes à l'homme et aux animaux, par l'étude, actuellement
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fort en vogue, des traits communs et des traits distinctifs existant entre les sociétés humaines et les sociétés animales (chez les animaux sociaux). Citons : Fr. Alverdes, Tiersoziologie, Bd. 1. der Forsch. z. Völkerpsych. u. Soziol., Leipzig, 1925 en particulier Jg.1. H.1-4. Dans son ouvrage bien connu sur les temps préhistoriques, Lord Avebury (Prehistoric times, 7 Aufl., London, 1914, 578 et suiv.) donne un aperçu comparatif de la façon dont l'homme et les animaux assurent leur alimentation. De leur côté les botanistes ont étudié le rôle des animaux ramasseurs de graines dans la propagation des espèces végétales[1].
L'homme et l'animal obéissent donc probablement aux mêmes impulsions dans la recherche de leurs aliments. Mais il reste extrêmement difficile de déterminer exactement les limites dans lesquelles s'applique la notion même de l'instinct. Si, laissant de côté les considérations théoriques qui viennent d'être indiquées en passant, ou s'en tient aux faits, les difficultés restent considérables parce que les observations sur l'instinct de récolte chez les animaux offrent encore beaucoup de lacunes. Nous sommes mal renseignés sur ce que récoltent les mammifères et plus mal encore sur les animaux moins élevés, même en ce qui concerne les nombreux oiseaux confiants qui passent l'hiver chez nous. Insistons dès maintenant sur le fait que beaucoup d'animaux s'assemblent en troupes pour la recherche de leur nourriture et que beaucoup d'autres circonstances sont communes à l'homme et aux animaux.
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- ↑ Braun-Blanquet (Jos.), L'origine des flores du Massif Central de France (Annales Soc. Linnéenne de Lyon, Nouv. série, T. 72, 1925, p. 3 et suiv.)
Sommeil hivernal et sommeil famélique. Sommeil famélique chez l'homme
§ 2. — Dès que l'homme sut allumer du feu, il lui devint possible de se créer des établissements stables dans les zones tempérées et tempérées-froides. Mais les animaux doivent se passer du secours du feu. Beaucoup de mammifères s'en passent facilement et se sont adaptées au froid. Ce qui leur est fatal dans l'hiver, c'est le manque de nourriture. La constitution de provisions et parfois le sommeil hivernal leur aident à passer l'hiver.
Les animaux et l'homme font donc face au manque de nourriture par des moyens remarquablement analogues. Dans la constitution de leurs provisions pour l'hiver, dans le choix des plantes et leur nettoyage, les animaux apportent beaucoup d'attention. D'autre part, le sommeil hivernal de beaucoup d'animaux a pour équivalent le sommeil hivernal de populations entières chez les paysans affamés de la Russie et de la Russie blanche, ainsi que
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le régime d'économie de forces pratiqué par des paysans italiens en hiver et à la floraison des céréales (Mosso, Niceforo, etc.). Les animaux qui s'endorment pendant l'hiver n'ont d'ailleurs pas tous le sommeil également prolongé et également profond. Les animaux d'une même espèce offrent aussi entre eux, à ce point de vue, de très grandes différences, en particulier selon les conditions locales[1].
L'homme et l'animal obéissent donc en ce qui concerne le sommeil hivernal à des causes physiologiques. Mais le sommeil hivernal et l'instinct d'accumuler des provisions pour l'hiver ne s'excluent pas et il y a aussi des animaux qui n'ont pas de sommeil hivernal et ne constituent pas non plus de greniers. Notre lièvre, notre lapin, ne font pas de provisions. Beaucoup d'espèces de rats et de souris tiennent aussi cette précaution pour superflue. D'autres, comme l'ours et le blaireau, ne dorment pas d'une manière continue. Ils se réveillent de temps à autre quand il dégèle. Signalons comme ayant un véritable sommeil hivernal toutes nos chauves-souris.
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- ↑ V. le résumé par W. Kobelt, Die Verbreitung der Tierwelt, Gemäßigte Zone, Leipzig, 1902 p. 422 et suiv. - Sur le sommeil hivernal voir aussi le livre (un peu chargé de discussions) de Morgulis (Sergius), Hunger und Unternährung E. biolog. u. soziolog. Studie, Berlin, 1923, pp. 15 et suiv.
Greniers des animaux. Leur pillage par l'homme
Aux animaux qui constituent des greniers appartient un campagnol (Arvicola subterraneus). Dans le logis d'un de ces animaux, Dehne trouva plus d'une livre de racines, toutes soigneusement nettoyées et séparées par espèces. Le rat fouisseur de la Sibérie et du Kamtschatka rassemble dans sa demeure de grandes quantités de racines. On lui a attribué pour cette raison l'honorable nom de Arvicola œconomus[1]. On a peine à comprendre comment un petit animal, dans une contrée si pauvre en végétation, peut en rassembler de si grandes quantités. Les racines sont soigneusement nettoyées et coupées en morceaux longs d'un pouce. Avec diverses racines (parmi lesquelles il en est de toxiques) des genres Aconitum, Anthriscus et Polygonum, l'animal recueille aussi celles des Sanguisorba. Le lièvre siffleur (Lagomys ogotona aussi nommé Lagomys alpinus) est même une ressource pour les habitants des contrées pauvres du fait des provisions qu'il accumule. Les terriers sont beaucoup trop petits pour que l'animal puisse y rentrer ses provisions de foin, mais il les engrange au dehors, dans des fentes de rochers, où elles sont à l'abri de l'hu-
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- ↑ Provisions de racines et de foin de ces rongeurs signalées par Pallas dès le XVIIIe siècle (Sibirische Reise, III, 196, 377) ainsi que la recherche qui en est faite.
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midité, et plus souvent encore sur le sol nu. Il dispose alors son foin en tas réguliers ayant 15 à 30 centimètres de large sur 12 à 18 de hauteur et les abrite de la pluie avec des larges feuilles. Mais, quand le fourrage devient rare, les Mongols conduisent les troupeaux de moutons dans les endroits où les Lagomys sont nombreux et les laissent sortir le foin du sol en grattant. Dans les temps de disette ils procèdent à cette opération eux-mêmes et nourrissent leurs chevaux avec ce foin. Comme rongeur qui dort l'hiver et fait pourtant des provisions, il faut citer le Hamster (Cricetus frumentarius). Les vieux mâles surtout, qui se désintéressent d'avoir une postérité, et dont tout le temps se trouve disponible, l'été, pour la récolte, se conduisent en types accomplis d'avares avides de gain. La femelle n'a de loisirs pour faire ses provisions qu'à partir de l'époque où elle a sevré les petits de sa dernière portée. Elle ramasse alors ce qu'elle trouve et l'emmagasine comme elle peut. Les vieux mâles et les célibataires, au contraire, font leurs provisions avec méthode, même avec une espèce de pédanterie, et amassent bien plus qu'ils ne pourraient consommer dans l'hiver le plus prolongé. Le Hamster ne rassemble dans sa cachette que des graines de céréales, des pois et des haricots, rarement des racines ou des raves, jamais aucun échantillon de la nourriture animale dont, pourtant, il use quelquefois. On y découvre souvent plus d'un quart d'hectolitre de graines de céréales, ou de céréales et de légumineuses mélangées.
La marmotte des steppes ou bobac (Arctomys bobac) qui rassemble pour l'hiver de considérables provisions de foin est, dit-on, un animal si avisé, qu'il ménage dès l'automne la végétation au voisinage de ses cachettes. Le petit Hamster du nord de la Chine (Cricetulus griseus M. Edw.) travaille activement à ses provisions et les Chinois le nomment à cause de cela « le Rat qui fait des greniers ». Parmi les rongeurs des forêts d'Europe, l'écureuil fait des provisions, les met ça et là dans des cachettes, mais n'est pas particulièrement soigneux et passe même pour ne pas toujours retrouver lui-même ses greniers. L'écureuil à abajoues de la Sibérie et de l'Amérique du nord (Tamias striatus), qui ne s'endort pas, semble faire des provisions d'une certaine importance et les cache avec aussi peu de soin que notre écureuil. Les souris hibernantes et les loirs du sud de l'Europe font également des greniers. Dans le groupe des carnassiers, les chiens sont également portés à cacher les aliments qu'ils ne consomment pas immédiatement. Cependant seul le renard des glaces pousse cet instinct jusqu'à la constitution de véritables provisions d'biver. D'ailleurs il y est
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forcé par la rigueur du climat. Il paraît que dans ces contrées plusieurs animaux peuvent s'associer pour faire en commun leurs réserves. L'expérience leur a appris à ne pas toucher à leurs provisions avant que la plus extrême disette ne les y force[1].
On a beaucoup discuté sur le rôle des abajoues des Hamsters. On sait que le Gopher d'Amérique (Geomys bursarius) s'en sert comme moyen d'épargner sa peine. Il établit un trou vertical en haut de son grenier souterrain et y déverse le contenu de ses abajoues.
Un animal qui recueille plus d'aliments qu'il ne lui en faut pour l'apaisement immédiat de sa faim du moment manifeste par là qu'il est arrivé à un haut degré de prévoyance de l'avenir. Beaucoup d'animaux ramassent plus qu'ils ne peuvent consommer dans le temps de disette, d'autres sont inconscients, sinon stupides, et ressemblent à ces peuples sauvages qui font bombance en cas d'abondance, comme si ce temps ne devait pas finir.
On a signalé en passant que l'homme, à l'occasion, s'empare pour son propre usage des provisions d'hiver des animaux. On peut considérer ce fait comme très général dans les méthodes primitives d'acquisition de la nourriture. Nous avons sur ce point des renseignements relatifs à l'Asie et à l' Amérique. Ils méritent qu'on s'y arrête. Dans l'Asie septentrionale, les Itelmes extraient des greniers de la souris les bulbes du Lilium Martagon (bulbes de Sarana). Mais ils considèrent cette opération comme une espèce d'échange commercial et mettent à la place, dans les terriers, les fruits du Pinus Cembra (noix Zirbel), des aiguilles de sapin brisées, des vieux chiffons et laissent de plus, sans les prendre, un tiers des bulbes. Dans toute cette opération ils emploient pour nommer les choses des mots étrangers, parce qu'ils croient que les souris comprennent la langue des Itelmes. Melvin R. Gilmore a rencontré une coutume analogue chez les Indiens Dakotas. Les Dakotas mangent avec passion des fruits souterrains nommés « haricots de terre » qui sont peut-être les racines souterraines bulbeuses du Glycine Apios L. La récolte de ces parties comestibles par les hommes eux-mêmes serait un travail extrêmement pénible parce que la plante pousse à l'état sauvage et très clairsemée. Une sorte de rat des champs s'en charge et y réussit mieux que l'homme. Les Indiens pillent donc les greniers de la souris et s'en approprient le contenu. C'est ce que l'homme blanc pourrait faire lui-même. Mais l'Indien fait plus. D'abord il se conduit à
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- ↑ Voir aussi Boas (R. J.), Tierische Schädlinge u. Nützlinge (Berlin 1911) et Alverdes (F.), Tiersoziologie, Leipzig, 1925.
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l'égard de la nation des souris de la façon la plus polie et la traite à tous points de vue avec toutes sortes d'égards. De plus, il laisse toujours à l'industrieux animal une partie de sa récolte. Mais ce n'est pas encore faire assez pour lui. Il remplit les greniers de maïs ou de substances analogues. Aussi les souris ne souffrent pas de la disette et peuvent à nouveau être mises à contribution l'année suivante. L'auteur qui nous transmet ces renseignements parle d'un état de symbiose entre l'animal et l'homme[1].
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- ↑ Byhan (H. D.), Polarvölker, Leipzig (Quelle u. Meier) 1909, 51 et Umschau (Francfort) 29, 1925, 1020.
Identité habituelle des espèces ramassées par l'homme et par les animaux
Nous avons, dans ce qui précède, énuméré divers exemples de cas dans lesquels l'animal et l'homme ont presque la même alimentation. A tous deux sont communs le choix de la nourriture, l'usage de fruits, de graines et de bulbes, tels qu'ils existent chez beaucoup de peuples primitifs, sans s'approprier le bien d'autrui. D'autres documents nous sont fournis par les survivances de ces habitudes anciennes chez les peuples civilisés, particulièrement lorsque la disette les force à recourir à une alimentation qui est celle des animaux : « mauvaises herbes », feuilles, foin, couches cambiales et bourgeons des arbres. D'autre part, la vie commune de certains animaux et de l'homme a profité à ces animaux. Ils ont trouvé des aliments dans les déchets de la table de l'homme et aussi ont profité de ce que l'homme possède des méthodes inconnues des animaux pour l'utilisation des substances végétales. Là où l'homme, par exemple, pratique pour lui-même la fermentation acide des plantes alimentaires, (choucroute) il la pratique aussi pour son bétail.
La connaissance de l'instinct de récolte chez les animaux contribue donc beaucoup à nous faire comprendre ce qu'a été chez l'homme le ramassage des substances alimentaires, spontanément produites par la nature. On est conduit, à ce propos, à douter pour le moins, que la civilisation ait apporté à l'homme l'équivalent de ce qu'il a perdu avec l'instinct, physiologiquement si sûr, des animaux. Car il est certain que, dans la connaissance des vitamines par exemple, les animaux ont précédé l'homme.