1-13 Analyse du tableau des plantes de ramassage (Maurizio)
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Nombre, nature, répartition par familles, ancienneté, migrations géographiques, préparation culinaire des espèces du ramassage
On trouvera à la fin du volume le tableau récapitulatif des plantes pouvant donner lieu au ramassage. Ce tableau comprend plus de 700 noms. Il faudrait ajouter encore au minimum 100 noms si on voulait tenir compte des cas dans lesquels figurent
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les mentions « species », ou « et espèces voisines », ou des mentions du même ordre. Il est certain, par exemple, que des dénominations générales comme « Vicia, Pisum, Trifolium, Dolichos, Fumaria, Viola, Brassica, Cirsium et « autres chardons », Chenopodium, Pinus, peut-être aussi Typha spec. et Calamagrostis, sont en réalité l'indication de plusieurs espèces distinctes, quelquefois même d'une demi-douzaine d'espèces. Tel est le cas pour beaucoup de Crucifères, de Papilionacées, de Chénopodiacées, de Panicum, parce que, chez ces plantes, lorsque l'espèce habituellement utilisée fait défaut, on la remplace sans inconvénient par une espèce voisine. En ce qui concerne les cryptogames inférieures, je n'ai signalé que les plus vulgaires ou les plus connues. Si on voulait en énumérer les espèces, on en trouverait des centaines, mais ce seraient des plantes utilisées partout et en tout temps, et toujours des espèces utilisées seulement comme plantes sauvages. Quelques-unes ont été mentionnées, lorsqu'il y avait lieu de le faire. D'autres sont peu importantes, (aussi peu importantes que certaines baies sauvages), si on considère leur rôle dans l'alimentation. Le peuple et même les historiens ont souvent aussi mal précisé la nature exacte de ces cryptogames inférieures qu'ils l'ont fait pour beaucoup de plantes supérieures. En ce qui concerne ces noms des plantes, je préviens une fois pour toutes que je les ai reproduits tels que les historiens les donnent, sans y rien changer, et toute autre façon de faire serait impraticable. En effet, et tout d'abord, les ramasseurs eux-mêmes ne distinguent pas toujours les plantes qu'ils utilisent des espèces voisines, qui seraient, au besoin, utilisables aussi. Ensuite les voyageurs donnent souvent des indications incompréhensibles, des descriptions incomplètes, en ce qui concerne même les zones tempérées de l'hémisphère nord. En fait, les personnes auxquelles la botanique est étrangère ont utilisé, tantôt des dénominations tout à fait périmées, tantôt des dénominations de caractère moderne trop général, de sorte que beaucoup d'indications relatives aux plantes supérieures prêtent à des confusions, par exemple, les mots racines, bulbes, écorces d'arbres, feuilles, provisions d'hiver pour les animaux et ainsi de suite ; il en est beaucoup de même dont j'ai renoncé à faire état.
Les 83 familles ou groupes de plantes vasculaires figurant au tableau récapitulatif nous montrent dans quel sens s'exerça l'activité des peuples primitifs adonnés au ramassage, quelles sont les familles auxquelles ils donnèrent la préférence. La majorité de ces plantes est constituée par des espèces pouvant être préparées par ébullition dans l'eau. Les plus anciens produits de l'art
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culinaire sont en effet des « soupes ». Il est évident que certaines parties des plantes furent préférées aux autres pour ce genre d'utilisation comme étant riches en albuminoïdes, en hydrates de carbone, en chlorophylle, en sels, en substances stimulantes. Ainsi, la préférence donnée à certaines familles s'explique simplement par leur valeur alimentaire. Nous avons vu comment les peuples polaires eux-mêmes ont dans la pratique du ramassage des habitudes différentes selon les nationalités et les races et des exigences que les terres immédiatement voisines du lieu où ils vivent ne suffisent pas à satisfaire. C'est pourquoi ces peuples, comme d'autres peuples, entreprennent de longs voyages pour arriver à se procurer tel ou tel aliment dont ils ont le goût. La pauvreté ou la richesse de la flore locale ne sont donc pas le facteur inéluctable dans la variété plus ou moins grande des provisions que fait un peuple ramasseur.
La nourriture s'explique donc en partie par l'influence durable du passé mais elle est pourtant déterminée surtout, depuis les temps préhistoriques, par le besoin présent que sentent les hommes de se rassasier, par la valeur alimentaire des aliments. Ainsi s'explique le choix qui est fait de certaines plantes, la préférence donnée à certaines familles végétales, aux Composées, aux Graminées et aux Cypéracées, aux plantes bulbeuses, aux Papilionacées, aux Ombellifères, aux Crucifères, qui, toutes ensemble, sont représentées par 311 genres et par conséquent constituent la moitié de la liste des plantes du ramassage. Le choix est sans doute toujours fondé sur de bonnes raisons, bien que, parfois, il s'explique seulement par l'abondance locale des plantes dont il s'agit. Souvent, ce qui fit choisir une plante, c'est qu'elle avait un goût « à la mode du moment », ce fut une mode, ou la saveur particulière du végétal. Avant tout, ce fut le goût, avec son impénétrable atavisme, le goût qui évolue si lentement et qui caractérise les grandes catégories des substances alimentaires, comme les périodes successives du développement de l'humanité. En outre, il faut faire intervenir dans l'explication des faits, la forte influence de la race, du niveau de la civilisation, de toutes les vicissitudes mystérieuses de l'histoire des peuples. Ces influences inclinent dans un sens déterminé le goût des peuples et les détournent de ce dont ils n'ont pas l'habitude.
Avant de faire le commentaire général du tableau donné en appendice, comparons le nombre de ces plantes de ramassage avec celui des plantes actuellement cultivées.
Une estimation ancienne due à Franz Unger évaluait au nombre de mille l'ensemble des plantes nutritives de toute la terre. Et
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l'auteur ajoutait que, si on admet pour chacune de ces espèces seulement 10 à 12 variétés cultivées, on arrive au nombre considérable de 10.000 plantes. Le Synopsis de Rosenthal admet comme plantes susceptibles de nourrir l'homme, soit au titre d'espèces sauvages, soit au titre d'espèces cultivées, 2.700 espèces pour la terre entière. Dans ce nombre, il y a 50 espèces de céréales, 1.100 espèces comestibles par leurs fruits ou leurs graines, 720 espèces comestibles par leurs feuilles ou leurs racines, 330 comme sources de graisses et plus de 200 comme utilisées à la préparation de liquides alcooliques.
De Candolle, qui s'est occupé de l'origine de toutes les plantes cultivées, en connaît à peu près 500 espèces, et je ne sépare pas ici les plantes utiles en général, des plantes alimentaires. Sturtevant admet, dans sa grande étude des plantes alimentaires, 2.897 espèces, c'est-à-dire un nombre voisin de celui donné par Rosenthal. Enfin Bois (loc. cit.) estime le nombre des espèces comestibles à 4.000.
Tous ces auteurs se sont occupés des plantes utiles ou nourricières de toute la terre. Il était intéressant de comparer, en ce qui concerne les zones tempérées de l'hémisphère nord, le nombre des plantes alimentaires sauvages et le nombre des plus anciennes plantes cultivées appartenant à la même zone. D'après de Candolle, vingt espèces sont cultivées depuis 4.000 ans, et, parmi elles, 8 espèces de céréales. Depuis 2.000 ans, dix espèces, dont 3 espèces de céréales. Le moyen âge n'a pour ainsi dire rien ajouté à cette liste. Evidemment les flores anciennes pourraient livrer des additions à la liste des espèces de ramassage et, de même, les anciens récits de voyage. Mais on accroîtrait seulement les nombres, sans constatation de nouveautés bien importantes. Je pense qu'il n'y a pas d'omission parmi les plantes les plus importantes, celles qui définissent la direction du goût. L'énumération renferme aussi beaucoup d'espèces qui sont intermédiaires entre l'aliment, le condiment, les produits dont on use seulement pour son plaisir [Würze (épices) und Genußmittel, terme allemand qui s'oppose à Nahrungsmittel, au sens de "stimulants", ce qui inclut le tabac, les boissons alcoolisées, mais aussi le café, le chocolat et le thé]. Sur la façon générale dont se nourrissaient les primitifs, des documents plus nombreux n'apporteraient pas d'idées nouvelles. De plus en plus, à mesure que je poursuivais cette enquête, s'est vérifiée pour moi l'idée que la façon dont je procédais était la seule pouvant nous faire connaître l'alimentation de l'homme avant la culture du sol. On trouvera dans les quatre colonnes du tableau récapitulatif une force persuasive sur laquelle je n'insisterai ci-dessous que brièvement. Pour le reste, j'abandonne au lecteur le soin d'imaginer, en utilisant ce tableau, des approxi-
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mations, des concordances, et d'arriver, si ce jeu d'esprit le tente, à des conclusions. Dans la troisième colonne du tableau, j'ai inscrit 326 espèces comme constituant les plantes de ramassage des primitifs, y compris aussi certains peuples connaissant la culture du sol. Dans la quatrième colonne figurent 479 espèces constituant la survivance du ramassage parmi les civilisés. Dans la cinquième, 123 espèces de ramassage connues par la préhistoire. Dans la sixième, 226 espèces consommées en temps de famine. L'idéal eût été de pouvoir faire figurer les mêmes plantes de ramassage dans les quatre colonnes, avec preuves à l'appui. Mais c'est l'idéal irréalisable. En fait, le nombre des plantes satisfaisant à cette condition est très petit. Je n'en compte que 14 parmi toutes mes espèces de ramassage. Il en est d'autres pour lesquelles les preuves manquent, bien que, pour beaucoup, je puisse soupçonner à bon droit qu'elles furent ramassées dans toutes les conditions d'existence où le ramassage fut pratiqué. Je trouve 60 plantes figurant dans 3 colonnes, 236 dans deux, 344 dans une seule.
Il est plus intéressant de rechercher si des hommes de niveau différent quant à leur mode de vie ou à leur civilisation coïncidèrent souvent dans la nature de leurs récoltes. Nos tableaux fournissent sur ce point une utile documentation, bien qu'il s'agisse de flores très différentes géographiquement. Aux primitifs et aux civilisés nous voyons que sont communes 200 espèces de plantes vasculaires. Aux primitifs et aux affamés sont communes 65. Aux civilisés et aux affamés : 161. On constate que, dans la quatrième colonne (résidus d'utilisation ancienne), figurent des plantes qu'on n'utilisa jamais autrement que récoltées à l'état sauvage. Tantôt ce sont des espèces rebelles à toute culture, tantôt des espèces ne valant pas la peine d'être cultivées. Il y a dans ce nombre (colonne 4) des plantes dont on ne peut dire avec certitude si les ramasseurs en firent quelque cas et si le goût leur en plut jamais. L'histoire du goût reste encore à écrire. Peut-être avons-nous inscrit avec les autres (colonne 4) des plantes qui ne furent ramassées que par les populations déjà civilisées. C'est cependant peu vraisemblable. Probablement, les vaillants ramasseurs primitifs surent déjà épuiser les possibilités de ramassage que leur offrait la nature.
En ce qui concerne la répartition des plantes de ramassage parmi les diverses familles végétales, la statistique est la suivante : D'abord viennent les « herbes » : les Graminées et les Cypéracées qui, ensemble, comptent 72 espèces. Ensuite viennent les Composées (63 espèces), puis les Papilionacées et les Liliacées (43 et 55).
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Les autres familles se placent ainsi : Les Crucifères, Ombel1ifères, Polygonacées, Rosacées ont entre 31 et 40 espèces. Les Cupulifères, Conifères, Pomacées, Chénopodiacées, Aroïdées, Typhacées, Caprifoliacées ont entre 12 et 24.
Les Acérinées, Renonculacées, Amygdalées. Saxifragées, Labiées et Onagrariées sont représentées par 11 espèces. Les dix familles suivantes le sont par un nombre variant de 7 à 9, ce sont les Nymphéacées, Portulacées, Crassulacées, Campanulacées, Borraginées, Solanées, Amarantacées, Bétulées et Salicées. Les suivantes ne comptent que 4 à 6 espèces : Caryophyllées, Oxalidées, Valérianées, Scrophulariées, Primulacées, Plantaginées et Orchidées. Enfin, quelques familles fournissent moins de 4 espèces et terminent ainsi la série.
Nos plus anciennes et véritables espèces de ramassage sont, au sens strict, celles qui appartiennent à la flore de la contrée considérée, au moins depuis la dernière époque glaciaire. On peut penser qu'elles avaient droit de cité dans le pays avant les premiers débuts de la culture du sol et qu'elles nourrirent les premiers ramasseurs. Lors des débuts de la culture à la houe, des espèces nouvelles furent introduites, venant d'autres climats. Mais il est évident qu'elles ne furent pas au nombre des plus anciennes espèces de ramassage. Il est cependant difficile, dans cet ordre de questions, de conclure avec certitude car, en admettant que la flore ancienne puisse être distinguée au moins jusqu'à un certain point de cette flore plus récemment introduite, on ne peut encore dire avec certitude si les premiers peuples qui occupèrent l'Europe étaient des peuples vivant uniquement du ramassage ou si, dès leur apparition, ils pratiquaient déjà la culture et n'étaient ramasseurs qu'accessoirement. Je fais remarquer qu'en procédant comme je l'ai fait pour déterminer les espèces probables du ramassage d'un point de vue phytogéographique, je n'ai pas utilisé ma méthode en vue de préciser les perfectionnements progressifs du ramassage lui-même. Il était peu probable qu'il fùt possible de le faire, car les plus anciens documents certains sur le ramassage ne remontent pas plus loin que l'âge de la pierre polie et nous n'avons presque rien pour les époques plus anciennes. Le meilleur connaisseur de la botanique préhistorique (Neuweiler, 1905, 98) dit expressément que les gisements par lui utilisés ne fournissent aucun document pour l'histoire du développement de la végétation depuis l'époque glaciaire jusqu'à l'époque néolithique. On doit donc laisser sans réponse la question de savoir
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quelles plantes furent les premières ramassées après le recul de la dernière glaciation.
Cependant, la préhistoire d'une part, l'observation des Indiens üe l'Amérique du Nord d'autre part, jettent quelque lumière sur ce que fut le premier approvisionnement de l'homme en plantes de ramassage. Pour plus de clarté considérons les deux points particuliers suivants :
Neuweiler lui-même[1] a trouvé dans un gisement plus ancien que ceux dont il s'agit, c'est-à-dire parmi les espèces de la flore interglaciaire des schistes ligniteux de la Suisse, les plantes suivantes appartenant à nos espèces de ramassage : Picea excelsa Lk., Pinus sylvestris L., P. montana Mill., Larix europæa D. C., Taxus baccata L., Betula alba L., Quercus Robur L., Acer pseudoplatanus L., Corylus avellana L. (en ses deux formes), Menyanthes trifoliata L., Rubus fruticosus et R. Idaeus L., Trapa natans L., Phragmites communis Trin. Un gisement d'une autre région (échantillons de tourbe provenant de Niederweningen) a livré : Ranunculus aquatilis L., Nymphæa alba L., Nuphar luteum, Sambucus nigra L. Il n'est d'aucune importance pour notre sujet que quelques-uns de ces restes végétaux (d'ailleurs peu) aient été trouvés aussi dans des gisements de l'époque ancienne de la pierre (pierre taillée, paléolithique), par exemple, au Keszlerloch à Thaingen (un pin et les deux sortes de noisettes) tandis que toutes les autres ne furent trouvées qu'au-dessous de ce niveau. Il est vrai qu'on pourrait facilement ajouter à la liste d'autres plantes alimentaires tirées de l'obscurité du paléolithique. Des recherches faites en France ne nous donnent-elles pas des preuves de la haute civilisation de cette époque ? D'autre part, les procédés perfectionnés en usage à la chasse, aux époques intermédiaires, permettent de penser (Soergel loc. cit.) que ces hommes pratiquaient le ramassage depuis longtemps, et qu'ils l'avaient porté à un haut degré de perfectionnement, loin d'être à ses débuts. Plus nous nous efforçons de nouer la gerbe que jetait dans la caverne primitive la femme industrieuse revenant de ses tournées de ramassage, plus complètement toujours cette gerbe nous échappe et se défait. On peut donc, non pas indiquer avec certitude, mais seulement supposer avec vraisemblance, ce que fut l'ensemble des plantes dont se composa primitivement, en Europe, l'alimentation de l'homme, celles qui les premières fixèrent son attention. Les
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- ↑ Neuweiler (E. Z.), Interglacial Flora d. schweiz. Schieferkhln. Zürich-Oberstrasz, 1905. 1 (avec mention d'autres travaux) et Vierteljahrschr. Natf. Ges., Zürich, 64, 1919, 648.
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plantes du ramassage, avec les fruits des graminées, dont la valeur alimentaire est si haute, se présentent à nous déjà comme constituant une alimentation complète. L'évolution qui eut pour aboutissement cette alimentation parfaite, à partir d'une alimentation d'abord commune à l'homme et à l'animal, reste insaisissable dans l'obscurité du passé.
Le nouveau monde offre cependant pour cet ordre de recherches un champ particulièrement vaste et favorable, parce que, sur son sol, vivent encore à la fois des peuples primitifs pratiquant uniquement la récolte des plantes sauvages et d'autres qui connaissent la culture du sol et ne pratiquent le ramassage que par plaisir ou en cas de disette. Mais, pas plus dans le nouveau monde que dans l'ancien, nous ne pouvons préciser les plantes nourricières qui, des époques interglaciaires, passèrent aux époques paléolithiques et de là aux époques néolithiques. Du moins connaissons-nous à peu près l'ensemble américain des plantes récoltées à une époque tardive du ramassage. On en trouve indiquées 360 à 400 dans mes listes. Elles ne sont pas toutes originaires de l'Amérique. On ne doit pas perdre de vue, en effet, que, depuis 500 ans, l'homme blanc a semé le long des routes qu'il suit une série des mauvaises herbes de son pays et que l'Indien y a trouvé matière à de nouvelles récoltes. Ce temps a suffi à l'Indien pour se reconnaître au milieu des espèces, pour lui nouvelles, que nous avons eues si souvent à citer comme étant les plantes de ramassage de l'Europe. Ce temps lui a suffi, tant reste vivace le goût du ramassage chez l'Indien, maintenant même qu'il s'agit d'une coutume dont la nécessité a tout à fait disparu. On peut spécifier sans difficulté quelles sont les plantes de ramassage venues d'Europe qui ont fait la preuve de leurs qualités en Amérique. Je me contenterai des indications suivantes relatives aux Indiens du Missouri et particulièrement du Nebraska. Gilmore (loc. cit.) p. 46-50) cite comme faisant l'objet du ramassage 46 à 50 plantes, parmi lesquelles 20 sont nouvelles pour nous, toutes figurant dans ma liste, et que je ne nomme pas ici. Parmi ces 50 plantes, Gilmore cite, comme plantes de ramassage appartenant à la longue liste des espèces nord-américaines venues de l'Europe, les plantes suivantes : Salsola pestifer, Verbascum Thapsus, Leontodon taraxacum, Nepeta cataria, Roripa armoracia. Sans chercher à savoir si les trois espèces suivantes furent introduites en Amérique intentionnellement comme espèces utiles, on peut constater comme un fait que les Indiens en font la récolte en tant que plantes sauvages. Ce sont nos vieilles connaissances : Rumex crispus L., Chenopodium album L., Arctium minus Schk.
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Qui pourrait dire combien de civilisations ont traversé les sociétés humaines pratiquant le ramassage ? La récolte des fruits de ces moissons qui, selon l'expression des classiques « nourrissent l'homme sans labourage » était l'idéal le plus élevé auquel puissent prétendre ces sociétés primitives. Cependant, si misérable que nous paraisse une pareille activité, elle commande toute l'histoire de l'alimentation, elle conduit directement à l'alimentation de notre époque, fondée sur les céréales. Ce qui dirigea l'homme dans le choix qu'il fit des fruits des diverses graminées sauvages, ce fut le volume de ces fruits. Mais certaines espèces à gros fruits furent dédaignées parce qu'elles ne fournissent pas de farine. Je dois à C. H. Schellenberg, communication du fait que, parmi les Bromus, beaucoup d'espèces ont des fruits renfermant de l'hémicellulose au lieu d'amidon. Marie Matlak[1] nous a fait connaître des Graminées à endosperme demi-liquide ou graisseux. La grosseur des grains eut sur le choix une influence décisive. On peut l'exprimer en évaluant le poids de 1.000 grains. Ce poids est, pour le Ray-grass anglais (Lolium perenne) de 2,0 gr. ; pour le Ray-grass italien (Lol. italicum) 2,1 ; pour le Ray-grass français (Avena elatior) 3,2 ; pour le Bromus mollis, 3,8 ; pour le Mannagras (Glyceria fluitans, 2,1. Au contraire, les céréales donnent les nombres suivants : Avoine, Orge, Seigle, Froment, de 50 à 53 grammes. Pour le Maïs : 184 grammes. Les fruits de toutes les Papilionacées sont fort pesants : Lupin blanc et jaune, 121 à 177 grammes ; lupin bleu, 198 grammes ; grosses fèves, 518 ; pois, 200 grammes ; vesces cultivées, 48 grammes. En ce qui concerne le poids des grains parfaitement nettoyés, les nombres sont les suivants pour 1 gramme. Maïs: 2 grains, blé : 20, seigle : 32, millet : 156, millet des oiseaux (Set. italica) : 280, « Teff d'Abyssimie » : 3.040. A l'exception de cette céréale d'Abyssinie, toutes nos céréales sont donc à gros fruits[2].
J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'à l'origine de toutes les méthodes culinaires figure, comme la plus ancienne, le traitement par l'ébullition. Je reviens sur ce point, parce que le choix des plantes alimentaires fut influencé par ce mode de préparation initial : l'ébullition. La préparation de ces « bouillons de plantes », de ces soupes, [Aufguß] est donc une question intéressante aussi pour les botanistes. Il y avait deux sortes de soupes. Tantôt elles étaient douces, c'est-à-dire faites avec les plantes à l'état naturel, avec
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- ↑ Matlak (M.), Bull. Acad. Sc., Cracovie, Sér. B., Sc. nat., mai 1912, 405 et mai 1913, 236.
- ↑ Novacki (A.), Anl. zur Getreidebau, 3 Auf., Berlin (Parey), 1899. 22.
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les fruits des Graminées, plus tard avec les fruits des céréales et dont l'usage conduisit aux bouillies de végétaux, aux flans, et au pain. Tantôt elles étaient sûres (ou acides), c'est-à-dire soumises à la fermentation lactique. Les soupes ainsi fermentées, les substances végétales alimentaires conservées à l'état fermenté furent d'un usage très fréquent depuis l'Europe jusqu'à l'Asie orientale. On préparait des soupes de ce genre avec des sèves d'arbres, avec 2 ou 3 espèces d’Heracleum, avec la courge et ses variétés. Ce mode de préparation fut ensuite transporté aux soupes de céréales. Après la fermentation, ces bouillons de céréales pouvaient devenir légèrement alcooliques. Pour moi, c'est ainsi que débuta l'usage des boissons enivrantes. Ces bouillons végétaux doux ou fermentés, ces bouillies douces ou sûres, mets préparés avec des bourgeons, des pétioles ou des feuilles, avec intervention de la fermentation lactique (c'est-à-dire mets comprenant les choucroutes des peuples polaires et notre vulgaire choucroute), sont des formes de l'alimentation en recul dans l'Europe occidentale, où les mœurs leur substituaient d'autre spréparations alimentaires. Mais l'Orient [l'est de l'Europe] continue de les apprécier bien que, là aussi, leur emploi tende à diminuer.
A ce propos, je rappelle une loi que j'ai précédemment formulée : la civilisation a pour conséquence moins de variété dans la façon de préparer les aliments, moins de variété dans le nombre des plantes utilisées. La civilisation ramène à un petit nombre l'extrême abondance des plantes primitivement utilisées et à un petit nombre leurs modes d'utilisation. A ce point de vue, notre monde est un monde appauvri. Reprenons quelques exemples (voir la première partie). A une époque encore récente, on faisait des plats d'épinards avec des Atriplex, Blitum, Solanum, Urtica, Amaranthus, Chenopodium, Rumex, Arctium Lappa, Raphanus, Sinapis et autres Crucifères, Heracleum, et Beta indigène. Depuis le XIIIe ou le XIVe siècles, le véritable « épinard », d'introduction nouvelle, a pris leur place. Mais, encore actuellement, en Pologne, le peuple prépare des épinards avec une demi-douzaine de plantes.
Il en est de même en ce qui concerne les plantes jadis consommées sous la forme d'asperges. On consommait ainsi de jeunes pousses de Liliacées sauvages, ou de plantes analogues, telles que Asparagus, Ornithogales, avec le houblon et le Bunias orientale. Les Japonais consomment comme « asperges » une douzaine d'espèces sauvages.
Le seul artichaut que nous connaissions maintenant est constitué par le réceptacle et les feuilles involucrales du Cynara Scolymus. Mais Gibault (Histoire des légumes, Paris, 1912) signale que l'anti-
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quité classique (en cela pareille aux Arabes modernes) à utilisé à la façon d'artichauts toutes les Carduinées. Les Carlina, Cirsium, Onopordon, Carduus ont été utilisés sans distinction. En beaucoup d'endroits de la Pologne, les enfants, et même les grandes personnes, connaissent, apprécient et mangent le réceptacle de la Carlina acaulis. En 1919, Neuweiler a trouvé dans ses explorations des cités lacustres des capitules de Cirsium arvense L., et d'autres Cirsium, de divers Carduus, des Centaurea Cyanus et Jacea, avec une espèce non déterminée. Et cela prouve l'ancienneté de leur emploi.
Le besoin d'aliments féculents, correspondant à l'usage actuellement dominant de la pomme de terre, donnait lieu autrefois à l'emploi de toutes sortes de racines, de souches radicales, de bulbes, de tubercules. Ant. Aug. Parmentier fut le premier à étudier cette question. En 1781, il exprimait l'idée que, jadis, l'homme avait pour aliment normal des choses qu'il ne mange plus à présent, si ce n'est pressé par la faim. Il compte dans notre flore 34 « racines » comestibles, riches en fécules. Récemment encore, on utilisait celles de la Raiponce (Campanula Rapunculus L.) de la Campanula Trachelium L., du Sium Sisarum, du Panais (Pastinaca sativa L.). D'une façon générale, on doit dire que les populations primitives remarquèrent parfaitement la tendance qu'ont à épaissir leurs racines, ou leurs souches radicales, ou à former des bulbes, les plantes appartenant à certaines familles telles que : Chénopodiacées, Ombellifères, Composées, Crucifères, et aussi Légumineuses. On en peut dire autant des Renonculacées, Nymphéacées, Alismacées, Butomacées, Typhacées. Dans l'Est, diverses espèces de prêles (Equisetum), qui épaississent leurs souches radicales, ou même forment des bulbes, sont recherchées et récoltées.
La méthode que j'utilise pour déterminer la flore alimentaire de l'humanité primitive avant la culture du sol peut être transportée à d'autres catégories de plantes utiles, à la détermination des bois de construction jadis utilisés, des matériaux de la vannerie, des fibres textiles, et aussi des substances médicinales. On peut ainsi éclaircir bien des points obscurs concernant l'origine géographique, l'apparition, le développement de l'usage de ces plantes, et l'apparition des races particulières chez les espèces utiles.
Malheureusement, pour nos latitudes, on ne peut que rarement conclure au lien unissant les usages des temps primitifs aux usages modernes. Un véritable abîme sépare la flore des plantes utiles actuelles de celle des plantes de ramassage. Beaucoup d'indices,
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néanmoins, révèlent comme extrêmement féconde notre conception de l'enchaînement : plante de ramassage et nourriture animale - mauvaise herbe - plante alimentaire et vice versa. C'est pourquoi, depuis 1914, j'ai attribué dans ce domaine une haute importance à l'étude des mauvaises herbes[1].
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- ↑ Ces questions ont été exposées brièvement : Maurizio, Ber. d. D. Bot. Ges., Jg. 1926. Bd. 64,168. — Voyez aussi Anz. f. schweiz. Altertkde. N.F., 18, 1916, 1-30 et 19, 1917, 183 ; Jhber, Vereinig. Angew. Bot., Jg. 13, 1915, 1 et suiv. — Série d'études in : Naturwiss. Wchschr. Jh : 1914-1915.
Comment une espèce du ramassage ou une mauvaise herbe put devenir une plante cultivée. Les plantes compagnes des céréales, leur origine et leurs migrations. Les espèces anthropochores et rudérales
Nous allons maintenant brièvement étudier ici les plantes cultivées et les mauvaises herbes dans leurs rapports avec la nourriture primitive et non au point de vue purement botanique. Pour éclairer la question, il faut remonter à l'origine même des plantes de culture et des mauvaises herbes. Peut-être découvrirait-on de nouvelles plantes de ramassage en examinant mieux les mauvaises herbes des champs. On est frappé de l'abondance des Légumineuses qui poussent dans l'Inde, avec les céréales, et de l'abondance des millets parmi les céréales de l'Amérique du Nord. Dans les deux cas, des plantes aux graines très nourrissantes persistent comme reliquats de l'ancienne formation végétale qui couvrait les grandes surfaces découvertes où l'on pratiquait le ramassage. Mais je me bornerai à étudier, dans les zones géographiques où nous habitons, les relations qui existent entre les plantes cultivées et les mauvaises herbes.
Les recherches fondamentales de Fischer-Benzon, Bois, Gibault et Hoops ont établi qu'au XIe siècle, dans l'Europe du nord, la culture des plantes potagères était ce que la faisait l'influence directrice des monastères. Au nombre des plus anciennes plantes cultivées, à cette époque d'un jardinage déjà méthodique, nous trouvons : Archangelica officinalis Hoffm., des espèces indéterminées du genre Allium (mais on sait qu'en particulier l'ail : Allium sativum était alors très répandu en Europe), Brassica Napus L. (navet, rave), qui faisait partie des redevances dues aux églises, des Chenopodium et des Atriplex, dont on dit que peut-être ils étaient récoltés à l'état sauvage, enfin des plantes qui constituaient la plus vieille noblesse des cultures septentrionales, et qui ont été trouvées dans les cités lacustres, notamment la fève, le pois, et le chou, dont nous ne savons plus de quel Brassica sauvage il dérive. Au total, nous ne connaissons donc de cette époque de la culture jardinière [Gartenwirtschaft = horticulture] que 8 à 10 plantes. Mais, pour nous, il est bien plus important de connaître la relation existant entre la race de culture et la formé sauvage et quelles plantes actuelle-
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ment cultivées étaient indigènes dans l'Europe moyenne. La question a été souvent traitée et, en dernier lieu, avec une haute érudition, par Thellung. D'après lui, appartiennent à cette flore (celle de l'Europe moyenne) les plantes telles que le framboisier, la petite fraise des bois, le poireau, l'asperge, le houblon, toutes plantes cultivées très peu différentes de la forme sauvage et qui sont encore indigènes. D'autres plantes actuellement cultivées se distinguent de la forme sauvage, mais lui ressemblent cependant assez pour que nous soyons amenés à considérer la forme sauvage et la forme cultivée comme constituant une seule espèce. Thellung oompte ainsi parmi ces plantes les espèces suivantes poussant à l'état sauvage dans l'Est : Lepidium sativum, Triticum monococcum et T. dicoccum. Notre lin se rattache au lin vivace des pays méditerranéens, c'est-à-dire au Linum angustifolium. Les pois (Pisum sativum et Pisum arvense) ne se distinguent nullement du Pisum elatius de la même région. Notre lentille ne se distingue pas de Lens nigricans. Du point de vue botanique, la relation entre nos plantes cultivées et leurs ancêtres sauvages ne peut être prouvée que dans un petit nombre de cas, c'est-à-dire pour les treize espèces ci-dessus désignées. C'est un résultat très maigre. J'ai l'impression que l'étude de la cuisine primitive peut rendre ici à la botanique des services inappréciables. Au sens étroit du mot, seules ces plantes, parmi toutes les plantes cultivées aujourd'hui, ont pu faire partie des plantes du ramassage. Dans le nombre, quelques-unes sont, dans notre flore, des espèces introduites. Il est donc certain que les ramasseurs primitifs n'ont pas connu ces plantes étrangères. Mais, pour l'étude des autres, le travail de ramassage a une très grande importance, parce qu'il remonte plus loin que toute autre source de renseignements sur le travail des hommes, plus loin que les temps auxquels les botanistes font commencer les premières cultures. Sans préjudice de toutes les théories biologiques dont fait état l'horticulture scientifique, la science n'a pas le droit de dédaigner l'étude de la cuisine primitive et du ramassage des espèces culinaires comme moyen de connaissance, sous prétexte que la cuisine n'est pas de la science. Enfin, nous avons établi qu'il y a cent fois plus de plantes de ramassage que de plantes cultivées, même en comptant parmi celles-ci les espèces introduites assez récemment, c'est-à-dire depuis l'époque néolithique. La préhistoire n'y changerait rien car la culture agricole du néolithique est la même que la nôtre.
Remarquons donc, pour commencer, que les ramasseurs ont introduit beaucoup de plantes primitivement étrangères. Nous
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nous demanderons maintenant ce que pouvaient être pour eux les « mauvaises herbes » y compris celles des champs cultivés. En réalité, c'étaient des plantes qui, elles aussi, procuraient aux ramasseurs, particulièrement en cas de disette des céréales, une nourriture abondante. Beaucoup de ces manvaises herbes sont venues de l'Orient avec les céréales, mais non pas toutes, comme on l'admettait encore récemment (Heer et Hehn). Beaucoup en effet appartiennent à la flore méditerranéenne (voir Neuweiler). Déjà Heer fit la remarque que la flore de mauvaises herbes des cités lacustres a la même composition que la nôtre : on y trouve le lychnis des moissons (Agrostemma), la renouée (Polygonum), le bleuet (Centaurea Cyanus), la Vicia Cracca, le lychnis coucou (Lychnis flos-cuculi), le mouron des oiseaux (Stellaria media), le Thlaspi arvense et d'autres. En ce qui concerne les Caryophyllées, le point de départ des espèces est dans la flore pontique (autour de la mer Noire) et même, fait plus important, nous ne connaissons qu'un seul Agrostemma sauvage (c'est-à-dire étranger aux sols cultivés), c'est Agrostemma gracilis qui est de l'Asie mineure. Les genres Rumex (Polygonée) et Thlaspi appartiennent sans doute à la flore de l'Est ou du Sud-Est, et c'est aussi de là que nous vint le bleuet. La patrie de l'ivraie enivrante (Lolium temulentum) est l'Asie centrale. Sur les cellules gommeuses de cette ivraie on trouve des filaments mycéliens (champignons inférieurs). Tout le monde admet maintenant qu'il s'agit là, non d'un fait de parasitisme, mais d'une association (symbiose). Or, les fruits de cette ivraie provenant de gisements préhistoriques montrent la même couche mycélienne. A ce propos, Schweinfurth fait les remarques suivantes, très importantes pour nos études : « L'ivraie des sépultures égyptiennes montre combien 40 siècles sont peu de chose dans l'histoire d'une plante. Notre plante est uniquement une mauvaise herbe de nos champs. Chez nous son existence est liée à celle des champs d'avoine et d'orge. En Asie mineure et en Egypte, elle l'est surtout à l'existence de ces derniers. On ne la trouve jamais loin des céréales, dans la nature sauvage. Cette plante est arrivée par la même voie en Europe, par la même voie jadis en Egypte, à la suite des céréales qu'elle accompagne. C'est dans l'Asie centrale, patrie de ces dernières, qu'il faut chercher aussi son pays d'origine et les débuts de son association avec le champignon dont il a été question[1].
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- ↑ Schweinfurth (G.), VIIIe Wissensch. Veröfent. d. D. Orientges., Leipzig, 1908 (avec des remarques d'Henri Schäfer). Anh. bes., 161 et Vossische Zeitung, 21 Juli 1904.
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Beaucoup de plantes utilisées par les peuples préhistoriques sont maintenant des aliments de temps de disette. Le tableau d'ensemble figurant en appendice du livre fournit là-dessus quelques éclaircissements. Nous n'avons pas encore oublié les moyens de fortune dont on usa pour assurer l'alimentation pendant la dernière guerre et on est vivement tenté d'inscrire sur la liste des plantes alimentaires anciennes toutes les espèces que l'on ramassa de 1914 à 1918, que ce soient ou non des mauvaises herbes des champs, et qu'elles soient ou non, par exemple, recherchées encore par le peuple, ce qui confirmerait cette présomption. En tout cas, il est significatif que beaucoup des plantes ramassées pendant la guerre se trouvent parmi les espèces de ramassage des gisements préhistoriques et sont encore à présent employées comme aliments de fortune par les populations restées à l'état primitif. Le fait suivant est aussi instructif : beaucoup des espèces citées semblent être communes à l'alimentation habituelle des paysans slaves (considérée comme une survivance de l'alimentation ancienne) et à l'alimentation de nécessité des temps de famine. Mais, malgré tout ce qu'offre d'instructif l'étude de ce tableau d'ensemble, nous devons attendre encore. Sans aucun doute, beaucoup de façons de se nourrir ont été communes à des époques fort différentes et à des circonstances fort diverses de la vie des peuples. Mais les preuves nous font ici défaut. Car, sur les époques préhistoriques, nous n'avons conservé comme témoignages que des fruits et des semences, au gré du hasard et, à part cela, nous savons vraiment peu de chose de la manière dont se nourrissaient les peuples primitifs.
Du total des 700 plantes environ figurant dans mon tableau récapitulatif, 306 sont au nombre des espèces récoltées par les peuples sauvages et, parmi elles, quelques-unes n'ont jamais été consommées autrement que poussant à l'état naturel. On pourrait les considérer à part. Ceci ne nous avancerait en aucune façon, parce que ces plantes appartiennent à des flores très différentes. Mais nous arrivons plutôt à un résultat de la manière suivante. Si nous retirons les 306 plantes ramassées par les peuples sauvages (colonne 3) des 479 espèces admises comme restes d'usages anciens (4) nous avons un reste de 173 plantes. Ces espèces ne peuvent pas être de pures plantes de ramassage provenant d'un sol absolument vierge. J'ai déjà signalé qu'il s'agit ici de peuples primitifs au sens large du mot. On ne connaît actuellement que très peu de peuples qui soient de purs ramasseurs, vivant uniquement de ramassage et de chasse. De ceux-ci, il en est peu qui
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entrent en compte ici, par exemple les Indiens de la Terre de Feu, de la Patagonie, les Californiens du Nord, quelques peuples de l'Asie et les peuples polaires. Mais on peut poser la question un peu autrement. Dans le tableau figurent environ 1.200 mentions, dont 850, dans les séries 4 et 6, sont par conséquent relatives à des plantes sauvages des sols cultivés, et nous leur opposons les 306 mentions signalées ci-dessus, provenant du sol vierge plus ou moins inculte. Nous sommes donc en droit de demander ce qui en est des modifications subies par les plantes sauvages du fait de l'homme, par conséquent à examiner les modifications de la vie des plantes depuis le néolithique et même déjà depuis le paléolithique. Ceci est d'autant plus indiqué que nous ne pourrons jamais établir quelles furent les influences modificatrices du revêtement végétal à l'époque du ramassage. Ce que nous nous proposons pourra sans doute jeter un peu de lumière, par contrecoup, sur l'origine des plantes utiles.
Depuis des millénaires, la couverture de terre végétale est remaniée. Ses propriétés se modifient peu à peu. Les mauvaises herbes y trouvent un milieu favorable et s'y adaptent. Récemment, Thellung a étudié la façon dont se comportent, à ce point de vue, les « mauvaises herbes » dans un travail intitulé : Kulturpflanzeneigenschaften bei Unkräutern. D'un autre point de vue, cette question intéressante pour l'économie rurale a été exposée par Engelbrecht et aussi Krzymowski. Rappelons brièvement ici les recherches sur la façon dont le revêtement végétal du sol réagit en présence des conditions d'existence que lui crée l'activité de l'homme. Il s'agit, comme je l'ai déjà dit, de ces plantes amies et compagnes de la société des hommes, de ces mauvaises herbes que Rikli nomme espèces Anthropochores. Il s'agit donc de propriétés acquises par ces plantes sous l'influence de l'activité humaine, de propriétés qui, souvent, ne sont pas avantageuses pour les plantes dans ce qu'on appelle la lutte pour la vie, mais qui sont avantageuses pour l'homme. Citons à ce point de vue : l'action de la culture transformant les plantes en plantes annuelles, l'augmentation du volume de certains organes, comme les graines des plantes oléagineuses, la perte de certains moyens protecteurs naturels (graines se détachant plus facilement au battage, diminution de la dureté des gousses chez les légumineuses), perte des dispositions favorables à la dissémination naturelle des graines et des fruits, dépaysement de maintes espèces[1].
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- ↑ Thellung (A.), Festschr. Carl Schröber, Zurich, 1925, 745-762 (exposé botanique détaillé de la question).
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Nous savons que les peuples polaires, ainsi que d'autres peuples purement ramasseurs, deviennent malgré eux cultivateurs. Les plantes de la friche primitive entraient certainement en variation dans ces conditions et ce qui a commencé aux degrés inférieurs de la civilisation continue d'agir aux degrés supérieurs, jusqu'à ce qu'enfin les plantes se trouvent dans de nouvelles conditions. Lorsque la friche entière s'est transformée en terre cultivée, ces espèces s'adaptent à la compagnie des plantes cultivées et les imitent dans beaucoup de leurs particularités. Où trouve-t-on dès lors l'action de la sélection, généralement admise comme expliquant l'origine des plantes cultivées ? Cette histoire se heurtait au fait très embarrassant que des races de culture très sélectionnées existent déjà chez des peuples de la préhistoire ou chez des peuples demi-sauvages. Aussi dut-on recourir à une explication admettant que des races de culture pouvaient résulter d'une sélection humaine involontaire aussi bien que de la sélection volontaire, cette opinion est confirmée par le fait important que, dans les régions cultivées, beaucoup de mauvaises herbes, sans que l'homme s'occupe d'elles, acquièrent certains caractères des espèces de culture, imitant ceux des epèces de culture auxquelles elles sont mêlées. Déjà de Candolle disait que les mauvaises herbes sont des plantes « cultivées par mégarde ». Elles s'appuient aux espèces de culture et elles leur deviennent semblables morphologiquement.
Si nous reprenons la question plutôt du point de vue de l'économie rurale et du point de vue de l'histoire de l'alimentation, nous arrivons au résultat suivant. Les plantes cultivées se sont constituées, au début, sans que l'homme y ait contribué pour l'essentiel. Bien entendu, l'homme a su choisir, dès le commencement, les bulbes nourrissants et les fruits utiles parmi la multitude des plantes sauvages. Mais la conséquence fut seulement que les plantes utiles s'établirent sur le sol voisin de l'habitation de l'homme et s'y trouvèrent assemblées en société. Ce furent les amas de débris et de fumiers résultant de la présence de l'homme qui localisèrent cette sorte de société végétale et l'isolèrent de l'ensemble environnant. Les plantes qui constituèrent ces colonies durent être surtout à la fois des espèces utiles et des espèces rudérales (plantes spéciales aux décombres). Ce sont ces plantes qui, d'après Engelbrecht, sont la plus ancienne souche de nos plantes cultivées[1]. Avec les plantes de ramassage qui furent transmises aux époques
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- ↑ Engelbrecht, Thiess, Hinrich, deux ouvrages essentiels : Entstehung einig. feldmässig angeb. Kulturpfln. Hettners Geogr. Ztschr, 1916, Bd. 22, 328-334 ; Entst. d. Kulturroggens. Festschr, Ed. Hahn, Stuttgart, 1917, 17-22.
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de la « culture à la houe », les plantes rudérales constituent donc la seconde source de nos plantes utiles. Dans son étude, Engelbrecht ne se limite pas aux plantes de nos cultures, il s'occupe aussi de la zone tropicale et il est d'avis que les plantes utiles, avec les plantes rudérales, sont caractérisées par leurs hautes exigences en ce qui concerne le sol. A ces plantes appartiennent le chanvre et le ricin dans les contrées chaudes, avec la canne à sucre, le sorgho et le millet d'Italie, le mais, le tabac et aussi le lin, le pavot, le chou, le colza, les fèves. Il faut ajouter le navet (Brassica Napus) et le chou des rochers [nom absent de l'allemand] (Brassica oleracea), et on peut remarquer, à ce propos, que les plantes littorales se relient aux plantes spéciales aux sols salés.
Les céréales récentes sont les anciennes mauvaises herbes des céréales anciennes. Origine des légumineuses cultivées.
Il semble que, plus une espèce est ancienne comme plante de culture, plus ses exigences quant au sol sont grandes. De deux plantes cultivées, la plus rustique, celle qui mûrit le plus vite, est aussi la moins ancienne. Le riz, le sorgho, le millet d'Italie sont, chacune dans son climat, les plus anciennes céréales. Ce sont les plus exigeantes quant au sol. Là où le riz n'a pas trouvé assez d'humidilé, très probablement sa place a été prise par une autre plante : Eleusine coracana, très importante pour nous. Là où le sol s'est trouvé moins favorable encore, le Panicum miliare Lam., moins exigeant, a remplacé l’Eleusine. Et enfin le petit millet (Paspalum scrobiculatum L.) s'est arrangé des sols les plus mauvais de tous. L'existence des nombreuses formes de l’Eleusine est un indice de la haute ancienneté de sa culture et sa forme sauvage (Eleusine indica) est très largement dispersée. Le sorgho (Sorghum (vulgare Pers.), qui est la principale céréale des pays tropicaux moyennement arrosés de pluies, et qui a de hautes exigences, est probablement très ancien. Dans les endroits où le climat est très sec le sorgho est en grande partie remplacé par le Pennisetum typhoideum Rich. Cette plante était primitivement une espèce compagne du sorgho, plus exigeant, et est plus récente comme espèce cultivée. De nos millets, la Setaria italica (millet des oiseaux) est probablement plus ancienne que le Panicum miliaceum (millet ordinaire) car elle est plus exigeante quant à la fertilité du sol. Le Panicum, sa compagne, s'arrange de sols moins bons, mûrit plus tôt, s'accommode d'étés moins chauds et s'avance bien plus loin vers le nord de l'Europe.
Il est probable que le Triticum dicoccum Schrank (blé à amidon) et l'orge nous sont un autre exemple de la situation existant entre les espèces primitivement choisies comme utiles et les espèces compagnes. Toutes les deux sont de très anciennes céréales en
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Égypte et en Babylonie mais le Triticum dicoccum est probablement le plus ancien, parce que ses exigences sont plus grandes et sa maturité plus tardive. L'orge était une mauvaise herbe de cette céréale, elle est moins exigeante et réussit en Asie sur des sols plus maigres. Depuis des milliers d'années, de nouvelles variétés d'orge et de froment sont apparues, mais, du point de vue de l'économie rurale, la situation des deux céréales est restée la même.
Ceci concorde avec les constatations de Aaronsohn qui a découvert en Palestine la forme sauvage du Tr. dicoccum. Cette plante (Triticum dicoccoïdes Kcke.) apparaît partout où la culture cesse et prospère même particulièrement sur les sols où toute culture est impossible[1]. Dans la mesure où nous les connaissons, les formes sauvages de nos céréales appartiennent donc à un niveau de civilisation tout à fait différent des céréales actuelles. Il ne semble pas qu'on sache encore exactement ce qu'il faut penser à ce point de vue du petit épeautre ou engrain (Triticum monococcum L.) qui est aussi une céréale très ancienne. Cette plante occupe une situation parLiculière parmi les diverses espèces du genre blé (Triticum). On la cultive encore un peu dans la région méditerranéenne, et même çà et là en d'autres pays. En certains endroits, par exemple dans le département de l'Hérault, cette plante est passée à l'état de mauvaise herbe incommode.
Si on considère les régions situées au nord du domaine méditerranéen, on y constate l'apparition de deux céréales nouvelles, le seigle et l'avoine. De cette dernière nous avons déjà parlé à propos des espèces d'avoines sauvages donnant lieu au ramassage. Engelbrecht pense que l'avoine est probablement arrivée jusqu'à nous en qualité de mauvaise herbe de la fève (Vicia Faba). En ce qui concerne le seigle, nous savons qu'il est, avec l'avoine et le grand épeautre (Triticum Spelta) au nombre des céréales les moins anciennes et que ces trois plantes, vraisemblablement, ne remontent pas plus haut que l'âge du bronze. On a beaucoup de raisons de penser que le seigle lui-même descend d'une mauvaise herbe. On peut croire que la dispersion actuelle du seigle a eu pour point de départ la péninsule des Balkans et s'est faite vers le Nord, c'est-à-dire vers la région forestière de l'Europe moyenne. En effet, on trouve le seigle sauvage (Secale montanum) en Grèce, en Serbie et en Dalmatie. Cependant la comparaison attentive du seigle cultivé et des diverses variétés du seigle sauvage a montré qu'il dérive d'une forme particulière, qui existe seulement en
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- ↑ Sur l'origine du Tr. dicoccum qui n'est pas exposée en détail ici, voir Schulz (Aug.), loc. cit., 1913, 12 et suiv.
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Asie mineure, le Secale anatolicum Boiss. Par conséquent, notre seigle viendrait de l'Asie mineure et aurait passé, d'une manière ou d'une autre, d'un côté à l'autre du Pont-Euxin. Dans l'Asie mineure, le seigle sauvage se comporte comme une mauvaise herbe des champs de blé et c'est ainsi qu'il a pu facilement se trouver disséminé dans la. région pontique. Engelbrecht pense que le seigle sauvage a pu d'abord s'acclimater le long des côtes du Pont-Euxin en qualité de mauvaise herbe des champs cultivés. De là, il s'est trouvé transporté plus loin vers l'intérieur des terres, avec les semences du blé. Puis il a remplacé peu à peu le blé en tant que céréale dans les endroits où le blé lui-même ne réussissait plus. En fait, et conformément à ce qui vient d'être exposé, beaucoup de faits portent à croire qu'une mauvaise herbe des champs peut donner naissance à une nouvelle plante cultivée dans certaines circonstances, à l'occasion du transport d'une culture d'un climat favorable dans un climat moins favorable.
Ce fait est très manifeste en ce qui concerne le sarrasin. Notre sarrasin ordinaire est le Fagopyrum esculentum Moench. Il a pour « mauvaise herbe » le sarrasin de Tartarie (F. tataricum) Gaertn. Ce sarrazin de Tartarie, qui est vraiment très incommode en tant que mauvaise herbe, et qui pousse en touffes, est cultivé comme fourrage vert en Pologne et aussi ailleurs. J'ai vu en Galicie bien des champs de sarrasin ordinaire si encombrés de ce sarrasin de Tartarie qu'on pouvait se demander lequel des deux on avait voulu cultiver. (On sait qu'on les distingue facilement à la forme de la graine.) Dans l'Himalaya, notre espèce ordinaire n'est cultivée qu'à des zones d'altitude variant entre 4.000 et 10.000 pieds. Plus haut, on cultive le sarrasin de Tartarie qui devient le plus important des deux pour la population. Le sarrasin de Tartarie nous est donc un nouvel exemple des cas dans lesquels une plante de culture usuelle est, dans certaines circonstances, remplacée par une plante compagne, qui est en temps habituel sa mauvaise berbe. La façon dont une culture dérive ainsi d'une autre est facile à constater chez les céréales, parce que là ce sont presque exclusivement des plantes de grande culture. Mais le problème est plus difficile en ce qui concerne les Légumineuses, cultivées de toute antiquité dans les jardins légumiers. Cependant on a pu constater l'importance des Légumineuses en tant que mauvaises herbes des champs de blé dans l'Inde, particulièrement dans certaines parties du Pentjab. On peut ici encore mettre en évidence l'évolution qui transforme en plante utile une mauvaise herbe d'autres cultures. Le rôle qui, en ces pays, revient aux Légumi-
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neuses dans les champs de blé cultivés sans engrais explique aussi pourquoi les graines de Légumineuses sont si abondantes dans les blés commerciaux de l'Inde. Ajoutons ce qui suit à propos des Légumineuses. Notre fève (Vicia Faba L.) est caractérisée par la très longue durée de son développement, elle est très exigeante, en ce qui concerne la qualité du sol. C'est donc (pour les raisons données ci-dessus) la plus ancienne de nos Légumineuses utiles. Le pois chiche (Cicer arietinum L.) et la lentille (Lens esculenta L.) sont, au contraire, d'anciennes mauvaises herbes des champs de froment. Nous nous sommes expliqués déjà en ce qui concerne le pois (Pisum.) Nous manquons encore de données complètes en ce qui concerne le haricot (Phaseolus). Mais ce que nous savons donne lieu de croire que le haricot, comme le pois, sont aussi d'anciennes mauvaises herbes et la même supposition semble légitime en ce qui concerne d'autres Légumineuses: Vicia, Dolichos, Lathyrus[1]. Nous terminerons là notre excursion dans le domaine des origines de nos plantes utiles, question abordée seulement à cause de ses points de contact avec la question du ramassage.
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- ↑ V. p. 134, 310.