1-12 Pratique actuelle du ramassage (Maurizio)

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Époques lacustres ; artichauts
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
Analyse du tableau des plantes de ramassage

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CHAPITRE XII
LA PRATIQUE ACTUELLE DU RAMASSAGE EN CAS DE FAMINE OU DE CHERTÉ DES VIVRES


Les famines

Il n'est rien dans les mœurs sociales qui résiste aux nécessités créées par la famine, elle ébranle toutes les formes des mœurs. Des épidémies suivent la famine, des contagions aussi bien morales que physiques, et elles rabaissent l'homme jusqu'à une forme d'alimentation que l'état de civilisation lui avait fait oublier depuis longtemps. On trouvera ci-après une liste des plantes qui sont une ressource en cas de famine. Cette liste ne peut être complète. Elle n'est donnée ici que comme document permettant d'imaginer plus complètement ce que fut l'alimentation primitive de l'homme et, par son caractère de document concret, elle a l'avantage sur toute considération théorique.

En temps de famine, le mangeur de pain blanc devient mangeur de pain de blé concassé ou de pain noir. Le mangeur de pain noir


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recommence à consommer les Graminées sous forme de bouillies ou de bouillons et se nourrit de toutes sortes de plantes, de racines et de Graminées bouillies. Le tableau affreux de cette misère s'accroît du souvenir des cas isolés de retour à l'anthropophagie, qui furent constatés depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, et qui ramenèrent les civilisés aux mœurs de tant de primitifs actuels ou des hommes des plus anciens âges de la pierre (pierre taillée paléolithique) [Steinzeit = du paléolithique]. On arrive à se figurer ce que furent des hommes accroupis autour du feu, terminant un repas en suçant la moelle grasse des os percés ou éclatés.

En temps de misère, l'homme se trouve donc ramené à un genre de nourriture dont le souvenir semblait enseveli dans le lointain des temps. Avec obstination, il lui demande de tromper les exigences de son estomac. Il s'arrange pour se contenter d'une forme inférieure de la vie sociale. Les populations affamées s'habillent mal, se logent à l'étroit, épargnent le savon et même se déshabituent de se laver. Elles s'abandonnent à leur destin et les mauvais instincts se développent, amenant la dissolution des familles et l'abaissement de ce qu'on nomme la morale publique.

Mais les affamés des temps modernes ont contre eux qu'ils se sont trop éloignés de l'état de nature et qu'ils ne peuvent plus s'accommoder purement et simplement des moyens dont usaient leurs prédécesseurs des temps du ramassage ou de la chasse, mangeurs de bouillies, ou mangeurs de galettes, qui savaient, selon les jours, se bourrer d'aliments, on jeûner ahsolument.

Cependant on trouve, jusque dans les temps modernes, le rappel d'un régime social qui était celui de la faim organisée et où l'on mangeait d'avance, par précaution. Sans remonter très loin, on peut se souvenir du temps où les hommes furent malades de faim, et non pas sur les confins des terres sauvages, mais au milieu même de la civilisation, en Suisse. Il y eut par exemple, au XVIIIe et au XIXe siècle, après de mauvaises récoltes, de terribles années de famine, et la distribution de grains et de maïs par les autorités n'empêcha pas la ruine totale et le dépérissement de communautés entières. Or, dans les années suivantes, on observa régulièrement chez les survivants, affamés et épuisés, une maladie singulière, une sorte de voracité maladive, ou de boulimie (Freßsucht, Ediker). Il arriva en pareil cas que « le pain de bonne qualité agissait comme un poison ». On l'a vu aussi en Pologne, après une famine, en 1628. Les populations ne pouvaient plus maîtriser l'impression de faim qu'on avait trop longtemps calmée avec des racines, des « graminées rudes et d'autres substances plus convenables pour des


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animaux que pour des hommes » et ils se jetaient sur des fruits frais avec tant d'excès que cet abus donna lieu à toutes sortes de maladies. Combien terrible fut alors le défaut de nourriture, la comparaison des prix des denrées dans les années 1811 et 1817 nous le révèle. Dans le canton de Zurich, on pratiqua les prix suivants : (les prix pour l'année 1817 sont entre parenthèses). Un sac de blé : 13 à 15 gulden (106). - Un quintal d'orge : 2-3 gulden (13-14). - Un quintal de farine d'avoine : 1 gulden 54 kreuzer (11-12 gulden). - Un quintal de pommes de terre: 1 gulden 16 kreuzer (11-12 gulden. - Un pain de blé d'épeautre : 17-18 kreuzer (1 gulden 52 kreuzer.

L'année 1811 avait été une année de bonnes récoltes. En ce qui concerne l'année 1817, Messikommer écrit ceci : « Bien que les autorités et les particuliers aient secouru la misère de diverses façons, on ne put faire assez pour éviter aux pauvres de manger souvent du trèfle, de l'herbe, des racines, et d'autres aliments inhabituels aux hommes, afin d'éviter de mourir de faim ».

L'anthropologiste russe Th. Volkov parle de « l'état de faim » qui constitue un régime social organisé et qui touche des communautés entières. Dans beaucoup de contrées de la Russie Blanche, on ne peut consommer, même en temps normal, qu'une sorte de « pain de famine » fait de farine, de paille hachée et d'écorces, ressemblant à du bois pourri. Les paysans y pratiquent une sorte de sommeil d'hiver artificiel qu'ils nomment ljoschka. On ne peut méconnaître son analogie avec celui des animaux hibernants (V. ci-dessus, 1re partie, ch. II). Ce sommeil collectif, comme on le pratiquait sans doute au moyen âge dans les années de misère, dure 4 à 5 mois et on s'organise pour le faire durer ainsi, non pas pour quelques individus, mais pour des villages entiers. Pendant ce temps, on reste beaucoup couché, on se remue à peine et on ne fait que les choses indispensahles. On ne se lève que pour chauffer la cabane[1].

Un chroniqueur du moyen âge[2] use des termes suivants, en 1033, pour saluer la fin d'une famine au cours de laquelle on pratiqua l'anthropophagie : « Le ciel s'éclaircit à nouveau, la terre se recouvrit d'une aimable verdure et recommença à produire les fruits auxquels on aspirait. » A cette époque, douze ou treize années consécutives de famine avaient fait monter les aliments

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  1. Messikommer (H.), Aus alter Zeit. Sitten u. Gebräuche i. Zürch. Oberland, Zürich, 1909, 48 et loc. cit., Tl. 3, 35 et suiv. ; Siarkowski (Wl.), Wisla (en polon.), 1893, tome 7, 76 ; Volkow (Th.), Bericht i. d. « Voss. Zeitg », 17 février 1915 (Beilage) n° 88 et « Volksrecht » (Zürich), 28 août 1925. n° 200.
  2. Rudolfus Glaber.


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à un prix que seuls ont connu dans les derniers siècles certains pays de la Russie et de l'Asie orientale. Parlant de l'Angleterre du moyen âge, Rogers dit que la famine n'y a jamais été qu'un accident extrêmement rare et limité à des régions peu étendues. Il ne connaît qu'une période précise de famine dans toute l'histoire économique de l'Angleterre, autant que les témoignages et les statistiques des contemporains permettent de le savoir. Ce sont les sept années qui vont de 1315 à 1321 et surtout les années 1315, 1316 et 1321. On mourut alors de défaut de nourriture. Comme aujourd'hui dans les parties de la Russie où règne la famine, les terres cultivées se recouvrirent d'énormes quantités de mauvaises herbes. La coutume ancienne de couper les chaumes immédiatement sous l'épi (au lieu de les couper au ras du sol), afin de ne pas couper en même temps les mauvaises herbes, doit avoir considérablement abrégé le séchage et le vannage des grains. La pluie ne mouillant que des épis, du reste mûrs, ne causait pas autant de dégâts qu'on en constata à partir du moment où on coupa les chaumes à leur base, avec les mauvaises herbes. Cela n'eut bien entendu pas pour effet de profiter à la santé des hommes. J'ai précédemment, à propos des Zizania, Glyceria parlé de cette antique manière de faire la moisson.

Au moyen âge, les moines purent beaucoup contribuer à la lutte contre la famine. Pourtant, en 1275, les Dominicains de Bâle durent eux-mêmes, à cause de la disette, manger du pain noir. Pendant l'année 1095, d'autres moines n'eurent de blé et de vin que quand ils en reçurent des riches. Dans cette même année, au monastère de Saint-Martin, la farine n'était pas séparée du son, le pain n'était que passé au four et on mangea plus de son que de pain. En 1115, saint Bernard et ses moines n'eurent que du pain de feuilles de hêtre, d'orge, de millet et de vesces. A Königsaal, en 1282, les moines n'eurent que du pain d'orge et d'avoine, et, aux jours de fête, du pain détrempé et de la levure. Au moyen âge, la faim amena souvent des hommes libres à se vendre comme serfs, encore plus souvent que, de nos jours, en Chine et au Japon, les parents ne vendent leurs enfants. Le fait est certain, comme il exista longtemps auparavant (V. Moïse Ve livre, Plaies d'Egypte) et comme il recommença plus tard. En 1812, comme Moorcroft voyageait dans l'Himalaya, un jeune homme vigoureux s'offrit pour être son esclave sa vie durant, en échange de sa nourriture.

Mais les choses allaient encore plus mal pour la population que pour les moines. Curschmann nous donne des renseignements


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sur les aliments de suhstitution (les Ersatzmittel). Dans beaucoup de milieux, le premier degré de la misère consistait en ce qu'on mangeait du pain d'avoine, et nous le trouvons signalé en beaucoup de sources. Puis on utilisait, en les cuisant comme du pain, de la levure [Weinhefe = lie de vin], toutes sortes de racines et de plantes, des graminées et des écorces d'arbres. Il arrivait que des affamés mouraient pour avoir mangé des plantes vénéneuses. En 843, on mangea, en France, de la terre additionnée d'un peu de farine et cuite en forme de pains. Selon Martin von Troppau, en Hongrie, on mangeait surtout la terre d'une certaine montagne. On saignait le bétail comme les soldats de Napoléon saignaient leurs chevaux pendant la retraite de Russie.

En ce qui concerne les époques plus récentes, jusqu'aux temps actuels, nous avons beaucoup de renseignements dans les ouvrages de Waser sur les famines entres les années 1501 et 1777, dans l’Encyclopaedia britannica, dans Le Grand d'Aussy, W. Roscher, H. Taine, Parmentier, et pour les époques récentes, Brügger, Schwarz, Réthly et plusieurs autres[1]. Malheureusement, ce sont surtout des économistes, des administrateurs, qui s'occupent de ces questions, ou d'autres chercheurs surtout au point de vue de l'histoire des épidémies. Du point de vue de l'histoire de l'agriculture ou de l'histoire naturelle, on trouverait de ce côté

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  1. Sur les famines depuis le moyen âge : Morgulis (S.), Hunger u. Unterernährung, Berlin, 1923 ; Curschmann (Fr.), Hungersnöte i. Ma. Lzger. Stud. a. d. Gebiete d. Gesch., Leipzig, 1900, tome 7, partie 1, 59 et suiv. ; Le Grand d'Aussy : Histoire de la vie privée des François, nouvelle édition, Paris, 1815. I, 111 ; Müller (C. K.), Joh. Heinr. Waser e. zürcher. Volkswirtscher d. 18 Jahrhts. u. s. statist. Nachlass, Zürich, 1878, (S. A. a. d. Zürcher Jahrb. f. Gemeinnützigkeit, 1877) 88. S. m. vielen Tabellen [avec de nombreux tableaux]. Cf., 10-35, u. d. landwirtsch. Chronik, S, 61 (avec continuation de l'époque de Müller à l'année 1877) ; Rogers (J. E. Th.), Gesch. engl. Arb., traduction de Stuttgart 1896, 39 et 166 ; The Encyclopaedia britannica, 11, A., vol. X, 166. Cambridge, 1910 (particulièrement pour les Indes) ; Taine (H.), Les origines de la France contemporaine, 1, 429 et suiv. ; V. contra : Lettres du docteur Rigby, Voyages d'un Anglais en France en 1789, Paris. Nouv. libr. nat., 1910 ; Roscher (W.), Üb. Kornhandel u. Teuerungspolitik, 3, A. Stuttgart, 1852 ; Siarkowski (W.), Wisla (polonais), 1893, tome 7, 76 ; Parmentier (A. A.), Recherches sur les végétaux nourrissants, qui, dans les temps de disettes, etc., Paris, 1781 ; Rousseau (J.-J.), Les Confessions, 1re partie, livre IV, édition de Paris, 1907, 2e vol., p. 26 ; Enumération des années de famine : Réthly, Curschmann, Waser ; cf. Brügger (Chr. G.), Beitr. zur Nationalchr. der Schweiz besonders der Rhät. Alpen. Beil. zum Program der bündner Ktsschule Chur, 1876, 1877, 1879, 1881, 1882, I-V (v. J. l041-1741). - Les prix des aliments nous sont donnés par : Haas-Zumbühl, Zeitsch. schweiz. Statistik und Volkswirtsch., Zürich, 1902. Reproduit dans Schwarz (Fr.), Segen und Fluch des Geldes in der Geschichte, Berne, 1925, 24: 5-253 (pour la période de 1501 à 1900) ; Réthly (A.), Les calamités naturelles en Hongrie de 930 à 1876, Revue des matériaux pour l'étude des calamités, 2° année, 1925, fasc. 4-5, Genève, 1925. En 900 ans il y eut 118 années de famine.


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beaucoup de renseignements importants. Au nombre des travaux les plus importants sont ceux du génial pasteur de Zürich J. H. Waser, qui datent de la fin du XVIIIe siècle et ne sont qu'en partie publiés. Il a porté son attention sur le climat, l'état et le produit de l'agriculture, l'état de l'instruction, les conditions d'alimentation et de logement des populations intéressées. Ce sont là des recherches que des spécialistes modernes considèrent comme restant encore des études magistrales. Waser fait la remarque suivante: « Les pertes en vie d'hommes que cause la peste peuvent être réparées en dix ans. Mais les dommages de la cherté de la vie et de la famine ont des conséquences bien plus graves. Après une période de cherté, les survivants du peuple restent « délabrés », sans courage. Ils souffrent du manque de toutes les choses nécessaires et ils ne se « guérissent pas » avant des années. Au contraire, après une épidémie les survivants sont joyeux et dispos, les défunts leur ont fait de la place, ils leur ont laissé leur héritage et ainsi peuvent se marier tous ceux à qui l'envie en vient. »

On connaît comme années de famine à des époques assez récentes, celles des années 1565 sur le continent et 1586 en Angleterre. Ce fut pour l'Angleterre la dernière des grandes famines, car celles de 1846-1847 touchèrent surtout l'Irlande. En 1662, au temps de la splendeur de Louis XIV, on signalait que les paysans de la région de Blois paissaient comme les bestiaux et mangeaient de l'herbe, des chardons et des racines de toutes sortes. On trouvait femmes et enfants morts au bord des chemins, avec des plantes dans la bouche et des enfants qui, dans les cimetières suçaient des ossements. Valentin Duval décrit la misère des paysans de la Champagne à cette époque. Dans le diocèse d'Angers, il y avait en 1683 beaucoup de paysans qui n'avaient que du pain de fougères. D'autres, pendant longtemps, ne mangèrent que tous les trois ou quatre jours. D'après les rapports officiels de 1698, on pouvait à cette époque parcourir toute la France sans trouver beaucoup de différences dans cette situation générale. La misère heurte à la porte du palais de Versailles. Il n'y a que du pain noir sur la table royale et les serviteurs du roi mendient. Dans les dernières années du règne du roi, la faim est partout. Le peuple s'appauvrit et dégénère. L'ennemi héréditaire, l'Anglais, décrit ces « crapauds de Français comme devenus une race de sauvages haïssables » (Rambaud).

Les années de 1709, 1729, 1740 furent de nouvelles années de cherté, et ensuite presque sans interruption jusqu'à 1789. A partir de 1759, on signale en Westphalie la grande misère des temps


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de guerre. Suivent les années de disette de 1768, 1770, 1771, 1783, 1800 et 1801. On voit alors reparaître les « soupes de pauvres » particulièrement préconisées comme remède à cet état. On possède beaucoup de renseignements pour la France sur la seconde moitié du XVIIIe siècle. Taine les a rassemblés dans son livre. A cette époque se rapporte aussi le passage célèbre de Rousseau sur l'abus inhumain des impôts. Les paysans vivent de pain d'orge, d'eau et de racines. L'évêque de Chartres constatait que les hommes mangeaient de l'herbe comme les moutons et mouraient comme des mouches. L'évêque de Clermont-Ferrand rapporte que le peuple manquait, pendant la moitié de l'année, du pain d'orge et d'avoine, qui était son unique nourriture. Dans des villages écartés, on coupait les épis quand ils étaient en lait parce que le peuple n'avait pas le moyen d'attendre qu'ils fussent mûrs. Dans un village de Normandie, propriétaires du sol et fermiers mangeaient du pain d'orge et buvaient de l'eau ; beaucoup se contentaient de pain, d'avoine et de trèfle, qu'ils ramollissaient avec de l'eau. Dans la région de Toulouse, en 1783, la nourriture habituelle se composait de maïs, de grains mélangés, de petites graines de toutes sortes, avec très peu de blé. Les montagnards mangeaient pendant la moitié de l'année des châtaignes. La pomme de terre était encore si peu connue que, d'après Arthur Young, dans le récit de son voyage en France, à peine un paysan sur cent osait y toucher lorsqu'on lui demandait d'en manger. Comme nourriture du peuple, nous trouvons signalés encore les mélanges de grains, l'orge avec le seigle, l'orge avec l'avoine, mais pas de pain de blé et seulement la farine de la qualité la plus mauvaise, parce que le peuple ne peut pas en payer d'autre, puis l'avoine seule, le pain d'orge « avec les balles lourdes comme du plomb », des faînes, des châtaignes, des raves, du lait sûr et un peu de viande de chèvre salée. Ce n'est pas là la pire nourriture de famine que les paysans français aient eue avant la Révolution. Un agronome, A. de Maricourt, dans son introduction au voyage de Rigby reproche à Taine d'avoir exagéré les faits. La faim aurait été en France, de 1681 à 1687 bien plus terrible et la misère n'aurait donc pas été au XVIIIe siècle aussi générale que Taine l'a oru. L'auteur fait appel au témoignage de Brunetière qui, dans un ouvrage sur cette époque, montre le peuple heureux et satisfait de son sort et cite de nombreuses sources présentant sous un jour favorable l'état de la France en ce temps. En tout cas les Français de ce temps-là n'ont mangé ni pain de millet, ni substances fortement fibreuses, ni eu recours aux aliments de misère utilisés par


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les paysans russes et galiciens du XIXe siècle. C'est un fait dont il faut convenir, car beaucoup des aliments énumérés par Taine comme ressources misérables, comme le pain noir, le pain d'orge, les plats de maïs (Ancien Régime, p. 429 et suiv.) ne sont nullement, à notre avis, des aliments de misère. Les témoignages que lui-même a utilisés parlent de bien pires choses. Cependant, comme le montrent les chroniques du temps et les ouvrages d'histoire, la famine fut habituelle dans toute l'Europe moyenne pendant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle. La France n'a certainement pas fait exception. Dans le passage de Brunetière qui a été cité apparaît bien visiblement un parti pris de contradiction.

Nous avons aussi beaucoup de documents sur la cherté générale qui régna dans les années 1800 et 1801, 1816 et 1817 et 1847, en Angleterre et sur le continent. En beaucoup de contrées, l'année 1846 avait déjà été mauvaise. A partir de cette époque, l'existence des grandes cultures d'outre-mer et les communications transocéaniques mirent la plus grande partie de l'Europe à l'abri de la famine. On a signalé encore ça et là, la cherté des vivres dans les années 1852 et 1853, mais plus jamais de véritahle famine. Seules la connaissent encore les contrées de l'est de l'Europe, comme la Galicie en 1852 et 1865, et la Russie sans interruption, mais particulièrement en 1891 et 1892, en 1905, et d'une façon continue depuis 1916. La connaissent aussi les Indes, la Chine, le Japon. Roscher a particulièrement étudié l'état de famine dans les temps modernes, mais sans rechercher la nature des aliments de remplacement qui furent utilisés. Dans les années 1800 et 1801 et en 1847, on appliqua une règle que connaissent encore certaines ménagères économes. On défendit la mise en vente du pain frais. Il ne pouvait être acheté que rassis de un ou deux jours. En Angleterre, le roi en personne, recommanda l'usage du pain fait avec une farine mélangée de blé et de seigle, et donna lui-même l'exemple. La bonne société ne mangea plus du tout du pain, mais des pommes de terre frites. On fit défense aux meuniers de produire de la farine fine. Les Etats allemands imaginèrent des dispositions analogues et parmi eux la Saxe se fit remarquer. On vit se reproduire la même situation en Allemagne pendant la dernière guerre. Il est prouvé qu'en 1847 la nourriture fut très mauvaise dans la région des Siebengebirge et dans la Haute-Silésie. Elle différait peu de ce qu'elle était en Russie et en Pologne. Il y a aussi en Allemagne des régions, par exemple sur le Rhön, ou des traditions de misère ancestrale s'ajoutent à celles qui naissent de la floraison industrielle moderne. Une « pauvreté historique » est, dans ces régions


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la spécialité de certaines vallées ou de certains plateaux, plutôt que l'apanage de la montagne entière. Riehl fait remarquer que, depuis les origines, la pauvreté, la solitude, l'horreur ont été dans la nature de ces coins de terre. On trouverait difficilement ailleurs, rassemblés sur un aussi petit espace, une compagnie aussi nombreuse de noms de lieux inquiétants : Sparbrod, Wüstenhausen, Kaltennordheim, Wildflecken, Schmalenau, Dürrhof, Dürrfeld, Todtemann, Rabenstein, Rabennest, Mordgraben et d'autres. Evidemment les pays de Westerwald et du Rhön se sont bien transformés depuis ce temps-là. La misère noire des nuits d'hiver de 1852 ne revient plus et « l'inextirpable pauvreté » n'est plus attachée aux pays que signale Riehl, en particulier à Dammersfeld, au groupe du Kreuzberg et au Langer Rhön[1]. Pourtant les mauvaises récoltes trouvent encore vulnérables les populations du Rhön, car, en 1880, on apprenait ceci : « En mars 1880, au moment où les tisserands de lin de Weißenbad, dans le Rhön, souffraient d'une extrême misère compliquée par l'apparition d'un « typhus de famine », la police fit saisir une céréale qui avait été offerte et vendue comme étant du seigle[2]. Ce soi-disant seigle fut soumis à l'examen du Professeur Harz. Sa composition était : Ivraie enivrante, 68,27 %; Orge, 16,97 ; seigle, 5,13 ; blé, 1,93 ; avoine, 2,89 ; autres semences, 4,17. Saleté, glumes, sable, crottes de souris, ensemble, 0,64. Cet exemple montre de quelle incroyable façon la misère et l'ignorance sont communément exploitées en pareil cas par la malhonnêteté de certaines gens. Quant aux: « autres semences » dont il a été question dans cette analyse, elles appartenaient à 14 espèces de mauvaises herbes qui furent déterminées par Harz et parmi lesquelles il y avait : le lychnis des moissons (Agrostemma), le Bromus secalinus, puis Chenopodium, Atriplex, c'est-à-dire des espèces de ramassage.

La situation est grave lorsque l'insuffisance des pommes de terre occasionne une vraie misère. Actuellement encore, même dans l'Europe moyenne, des couches sociales numériquement très importantes sentent véritablement la menace de la faim à chaque mauvaise récolte. L'énumération des diverses farines utilisées en Italie pour remplacer la farine de blé serait fort longue. Le pain des paysans italiens est mal cuit, mal lié, moisi et dur comme une pierre. Beaucoup d'Italiens n'ont jamais vu de pain de blé ou n'ont jamais pu en acheter. En particulier dans l'Italie

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  1. Riehl (W. H.), Land und Leute, tome 1, Naturgeschichte des Volkes, 11e édition. Stuttgart, 1908, 276 et suiv.
  2. Harz (C. O.), Landwirtsch. Samenkunde, Berlin, 1885, 1141.


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du sud, en Sicile et en Sardaigne, mais aussi dans la partie moyenne de la péninsule, les paysans n'ont pour se nourrir l'hiver que du pain de glands de chêne. En beaucoup de parties de l'Italie, il semble que la situation ne se soit pas beaucoup améliorée depuis un siècle, depuis qu'en 1815 les gens mangeaient des plantes sauvages et mouraient d'inanition[1]. Ce sont les progrès de l'agriculture qui ont été le meilleur moyen de lutte contre la famine. Là où les progrès de l'agriculture et ceux des importations ne jouent pas ce rôle protecteur, on est obligé de laisser le mal suivre son cours, car les moyens les plus puissants de la bienfaisance ou des Etats ne suffiraient pas à protéger contre la faim des populations entières. Les pays dont la situation est la plus favorable sont encore l'Italie et la Pologne. Bien derrière elles viennent la Russie, l'Inde antérieure et l'Asie orientale. Dans l'Inde, la situation des populations semble avoir plutôt empiré, car, dans le XVIIIe siècle, on ne connut que deux famines, celles de 1761 et de 1769-1770, qui causèrent la mort de faim de 10 millions d'hommes, tandis que le XIXe siècle jusqu'en 1901 en a connu au moins neuf, celles de 1838, 1861, 1866, 1869, 1874, 1876-77, 1897, 1899, 1901.

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  1. Niceforo (Alfr.), Italiani del Nord ed Italiani del Sud, Turin, 1901, 163- 216. Le Pr Jacob Moleschott a eu le grand mérite de travailler à l'amélioration de la nourriture des soldats par ses recherches : Sulla razione del soldato Rivista militare 1880 (Je n'ai pu me procurer cet ouvrage) ; Celli (Angelo), traite de la nourriture populaire considérée dans son ensemble province par province : Lezioni d'igiene sperimentale, Rome, 1897-1898. On lit que depuis l'assainissement de Naples, la mortalité par fièvre typhoïde et par choléra a disparu et qu'on n'y meurt plus que de la morte bianca, c'est-à-dire d'épuisement.


Remèdes théoriques aux famines : mesures légales, remèdes scientifiques

MESURES CONTRE LA FAMINE. SUGGESTIONS SCIENTIFIQUES. — Pour les époques très anciennes, nous ne possédons que peu de renseignements sur ce dont cherchaient à se nourrir les populations souffrant de famine, en particulier sur les plantes sauvages que l'on cherchait à utiliser en temps de cherté des vivres ordinaires. Mais nous avons déjà des renseignements en ce qui concerne l'antiquité classique et le moyen âge. C'est seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que l'on commença à considérer d'un point de vue scientifique les causes de la faim dont souffrait le peuple.

Beaucoup de mesures eurent pour effet de diminuer l'inquiétude. Mais, en même temps, on était convaincu qu'en cet ordre de maux les gouvernements étaient tout-puissants, qu'ils devaient oser trancher dans le vif, imposer des prix et qu'après cela tout pourrait recommencer à aller pour le mieux. (On trouve ce point de vue, par exemple, chez Krünitz.) Mais les moyens employés, tels que l'interdiction d'exporter les grains, la fixation administrative


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des prix, se montrèrent au XVIIIe siècle, aussi inefficaces, aussi absolument sans effet utile, qu'ils l'avaient été aux précédents siècles, comme on le lit dans les Fiancés d'Alessandro Manzoni. La société prit son parti de la misère en la traitant comme une institution régulière et en instituant dans l'intensité de la faim des catégories, selon sa violence, selon le prix des choses, selon les années. Et à ces catégories convenaient des mesures protectrices dont l'énergie était graduée en conséquence. Ces moyens furent precisés avec beaucoup de détails. L'importance que Roscher attribue aux mesures de police en 1846 et en 1853, après les dernières années de grande cherté, sont la survivance des conceptions qu'on eut alors. Il détaille longuement celles qui furent appliquées pour la période comprise entre les années 1788 et 1847-1848.

J'aurai à revenir sur ce qu'on appelle le maximum, mesure que le moyen âge connut déjà et que la Convention décida de remettre en vigueur dans sa séance du 3 mai 1793. Tous les marchands de grains et tous les agriculteurs devaient indiquer ce qu'étaient leurs réserves de grains, en faire immédiatement le battage et les vendre sur le marché public à un prix fixé par chaque communauté. Bientôt on étendit la loi du maximum à toutes les denrées alimentaires et à toutes les choses néceasaires. Je pense qu'en Russie restent encore actuellement en vigueur (au moins en théorie) des décrets de ce genre, qui remontent au temps de Catherine II. Chaque village doit constituer une réserve de grains. Quand une famine s'installait, il était d'usage d'interdire l'exportation des grains. Or, rappelons que, depuis la guerre de Crimée, la Russie le fit pour la première fois en 1891, pour le seigle, à cause d'une mauvaise récolte qui s'annonçait. On peut considérer comme des mesures du même genre ce que font les Anglais aux Indes où les régions productrices de riz, en particulier, ont une mauvaise récolte tous les 10 à 12 ans. Depuis 1877, on a inscrit au budget une somme annuelle de un million et demi de livres sterling qui sont un secours et une assurance contre la famine. Cette somme sert à acheter des céréales qui sont emmagasinées en quantités énormes (Famine relief and insurance).

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, la science a commencé à nous gratifier de bons conseils propres à éteindre la faim en se substituant à la nourriture végétale ordinaire lorsqu'elle fait défaut, dans la candide conviction que l'application de théories scientifiques doit faire le salut d'hommes affamés, en renouvelant même les fondements de leur existence. Ce qui dominait en cela, c'était un remarquable pouvoir d'illusion, un optimisme sans mesure,


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et nous ne nous en sommes pas encore libérés. Les chimistes, en particulier, se sont emparés avec enthousiasme de l'idée de guérir bientôt définitivement la faim. En 1896, au Congrès annuel des naturalistes et médecins allemands, à Heidelberg, Victor Meyer nous a annoncé que la fin de tous nos soucis était venue et presque promis de résoudre en même temps la question sociale. Un peu plus tard, un chimiste éminent, E. Abderhalden (Halle, 1912), a publié un ouvrage sur la synthèse des matériaux de la cellule vivante, végétale et animale, en écrivant en sous-titre : Solution du problème de la production synthétique des substances alimentaires. Il est vrai qu'ailleurs le même auteur a fait ses réserves sur ces « substances alimentaires synthétiques ». Mais nous savons tous que, pendant la dernière guerre, les puissances de l'Europe centrale n'ont pas pu suivre les conseils des chimistes et bien plutôt, comme je le montrerai, ont eu recours aux « aliments de famine » connus de toute antiquité. Mais les chimistes n'ont pas capitulé. Ainsi, Berthelot a annoncé que, grâce à eux, les pays fertiles étaient en voie de perdre tous leurs anciens avantages sur les contrées où rien ne pousse, car chacun pourra se nourrir, s'il en a envie, avec des repas synthétiques et surtout avec des albumines artificielles. Beaucoup d'autres savants célèbres ont approuvé l'idée, bien que parfois avec des réserves. Lord Kelvin était du nombre, bien qu'il ait signalé certaines difficultés dans l'application. Ont fait des réserves aussi, en ce temps là, sir Oliver Lodge, Ray Lankaster, William Crookes[1]. Cette belle science optimiste veut produire des quantités illimitées de substances alimentaires en utilisant la chaleur centrale du globe terrestre et répondre aux énigmes du destin. Elle promet de faire, par des composés d'addition, par des transformations chimiques, mais toujours avec une énorme dépense d'énergie, ce que la plante effectue en se jouant avec une dépense d'énergie extrêmement faible. Il est beaucoup de ces combinaisons chimiques et de ces transformations que le chimiste n'obtient que très difficilement, ou pas du tout. Le dédoublement ordinaire du grain d'amidon, qui se fait dans la bouche, pendant la mastication, sous l'action de la salive, comme explosivement, exige dans un laboratoire l'action d'acides bouillants. La saponification des graisses est une opération fort encombrante et exige en chimie de la lessive bouillante. Or, tout ce travail est un jeu dans le corps humain. Envisagé du point de vue des opérations

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  1. Enquête auprès de savants anglais et français sur la future utilisation des diverses formes de l'énergie. Landwirth. Beil. zur. n. Züricher Zeitung, 19, VIII, 1924.


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de la chimie, il se fait, même à très basse température, à 37 degrés seulement. Or nous savons comment varie, selon la température, la difficulté des réactions chimiques. Nous savons qu'une réaction qui se fait à 100° avec une rapidité évaluée à 64, se fait à 40° avec une rapidité évaluable à 1, et à 20°, avec une facilité encore moindre. Il faut en conclure que les corps vivants sont des laboratoires bien mieux compris que ceux des usines chimiques les mieux organisées. Ce n'est pas du travail des chimistes qu'on pourra jamais dire : délié par lui du souci, l'esclave libéré se retrouve au sein du bonheur, car la science, en ce sens-là ne tiendra pas sa promesse.

Il est donc bien plus à propos de rechercher comment, pratiquement, jusqu'ici, l'homme a réussi à se tirer d'affaire en cas de pénurie des substances alimentaires, comment on s'y prend dans les vieilles comme dans les jeunes civilisations, en quoi consistent à l'est comme à l'ouest les aliments de secours utilisés en temps de famine.

Je commencerai par les pays de mangeurs de pain puis passerai aux mangeurs de bouillies, puis envisagerai le cas des temps de guerre.


Remèdes pratiques aux famines. Le ramassage. Parmentier et les famines du XVIIIe siècle en France

L'ALIMENTATION PENDANT LES FAMINES DU XVIIIe SIÈCLE EN FRANCE. - Le premier savant qui ait fait une étude systématique de l'alimentation en temps de famine, est Parmentier. Le premier aussi, il formula l'idée que l'alimentation rationnelle des temps de famine (telle qu'il conseilla de la constituer), est l'alimentation même qu'en des âges lointains on pratiquait en tout temps[1]. C'est avec raison que Balland a consacré à l'ouvrage de Parmentier, datant de 1781, quarante pages d'une belle monographie. Parmentier s'exprime ainsi à propos de l'alimentation en temps de famine : « Je sais que les hommes qui vivent entourés de l'abondance ne peuvent imaginer que leurs concitoyens soient privés des choses les plus nécessaires. Ils ne pourront croire que la plupart des plantes dont je vais donner la liste soient souvent mangées telles quelles et sans aucune sorte de préparation culinaire. Et pourtant, pour s'en convaincre, il suffirait de remonter de bien peu d'années en arrière. C'est avec terreur que l'on apprend par quels moyens, en 1709, presque toute l'Europe essayait de calmer la faim. Mais il n'est même pas nécessaire de remonter si loin, car chacun sait ce qui se passa en 1770, dans quelques parties de nos provinces, par exemple dans la Franche-

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  1. Parmentier, loc. cit., 1781 ; Balland (A.), La chimie alimentaire dans l'œuvre de Parmentier, Paris, 1902, 159 et suiv. Cf. aussi 176.


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Comté, où on surprit des cultivateurs et des vignerons essayant de mâcher de l'herbe. »

Il signale à ce propos un rescrit adressé au roi par le Parlement de Dijon, en 1770, et où on lit qu'une partie des habitants de la ville et des champs est forcée, pour se nourrir, de dérober leurs fourrages aux bestiaux pendant que d'autres cherchent les herbes et les fruits que la nature produit sans culture.

Parmentier a porté son attention sur 90 « plantes incultes » environ. Il en a étudié bien davantage, mais il n'a retenu que les renseignements dont il a pu vérifier la valeur. Il indique toujours le mode d'emploi ordinaire des plantes qu'il signale. Les préoccupations de Parmentier, dignes de ce grand chercheur, portent sur l'utilisation de l'amidon des plantes et il lui consacre beaucoup de considérations théoriques. Il recommande tout particulièrement l'utilisation de la pomme de terre, et tel est l'objet de la moitié de son livre. Il reconnaît aussi beaucoup d'importance aux souches radicales des plantes, dont la composition est analogue. Mais, souvent, il n'est pas facile de savoir quelles sont les plantes qu'il a en vue, parce qu'il leur donne des noms botaniques anciens. Comme aliments de famine, il désigne, par exemple, diverses espèces d'ornithogales, que, d'après son informateur Rouelle, femmes et enfants ramassent et grillent comme des châtaignes. Il n'est pas facile de savoir de quoi il s'agit, parce qu'il parle, tantôt de bulbes, tantôt de racines, et dit quelquefois aussi que ce sont des Scilles. Il en est de même pour le Sisarum germanorum C. B. P. dont les racines, jadis souvent mangées, sont maintenant inutilisées. Il est probable que son Chiendent, Gramen caninum seu Dioscoridis C. B. P., est notre Triticum repens. La partie la plus importante des recherches de Parmentier est consacrée aux « racines » des plantes sauvages. Il en indique 34, dont je donne la liste sans changer les noms qu'il leur donne. Quatorze, nous sont déjà connues, d'autres méritent de figurer ici, bien que ni Parmentier, ni ses successeurs, ne nous renseignent sur leur compte : Aristolochia rotunda, Astragalus scandens, Lappa major, Solamun lethale, Bistorta major, Bistorta minor, Bryonia alba, Cucumis sylvestris, Cucumis montanum, Cucumis commune, Filipendula vulgaris, Fumaria bulbosa, Gladiolus major, Helleborus niger, Imperatoria major, Iris germanica, Iris lutea, Iris foetidissima, Hyosciamus vulgaris, Mandragora, Œnanthe apii-folio, Lapathum sylvestre, Lapathum aquaticum, Lapathum alpinum, Oreoselinum minus, Arum vulgare, Arum incurvatum, Arum dracunculus, Calla palustris, Pæonia femina, Ranunculus bulbosus, Saxifraga


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ombellifera, Scrophularia nodosa, Sambucus major, Sambucus minor.

Il faut noter que, dans la France du XVIIIe siècle, le problème était toujours le remplacement du pain, ou l'accroissement de son abondance, car, dans ce pays, le besoin de pain était déjà général.


Aliments de misère en Suède

ALIMENTS DE FAMINE EN SUÈDE.- ÉCORCES D'ARBRES. - Tout autrement se présentait la question en Suède, où jusqu'à une époque récente, l'aliment général du peuple n'était pas le pain, mais les bouillies de farine et les galettes ou flans. A des époques anciennes, beaucoup de voyageurs, que nomme Krünitz (à l'article pain), se sont occupés des flans de famine et des soupes de famine des Suédois. Nous devons les premières analyses à E. von Bibra. Je dois la plus grande partie des renseignements qu'on trouvera ici à l'amabilité de M. Nils Keyland, du Musée nordique de Stockholm. Je lui suis particulièrement obligé des extraits qu'il m'a communiqués de textes suédois qui ne m'étaient pas accessibles.

La dernière famine fut, en Suède, celle de 1868 et 1869. A cette époque, dans la province de Samtland, on utilisa, pour faire du pain de famine, des grains de basse qualité, de la paille et des écorces et cette nourriture fut trouvée plus mauvaise que « la nourriture des cochons ». Le pain et les bouillies qu'on obtint avec de l'écorce de certains pins (Föhrenrinde) furent trouvés meilleurs que les aliments préparés avec de mauvais grains. Du reste, on faisait, aussi, dans les bonnes années, du pain de famine, car en tout temps on énonomisait le grain et on l'épargnait en vue des mauvais jours.

La récolte des écorces (dans le Würmland) se faisait ainsi : On râpait avec un fer tranchant la partie superficielle des écorces : puis on détachait la partie interne et on la suspendait aux poutres de la grange. Quand les morceaux avaient suffisamment séché suspendus on les écrasait et on les soumettait à une mouture. Cet emploi des écorces d'arbres était, dans le nord, fort répandu. Linné déjà en a parlé. Mais les Lapons utilisent ainsi, non seulement l'écorce du Pinus sylvestris, mais aussi ses hautes branches. Elles servent aussi dans le nord pour l'engraissement des cochons ct on donne aux chevaux les jeunes branches mélangées à l'avoine. De plus, les Lapons font des flans plats avec l'écorce interne. D'après le Beskrifning öfner Härjedalen de Hülpher, (Stockolm, 1777), on sèche au four, pour des usages alimentaires, l'écorce des jeunes pins (Föhre}. Dans un autre ouvrage (Beskrifning öfner Dalarne), le même auteur dit que l'on battait au fléau l'écorce de pins, déjà grands, jusqu'à un quart de coudée (Elle) de diamètre, puis qu'on la séchait au four, la réduisait en farine, puis on l'échaudait dans


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une cuve pour faire disparaître l'âcreté du goût. Hülpher a aussi décrit les provinces de Angermanland, Medelpad, et d'autres et mentionne accessoirement la préparation du pain.

Sur ce qu'on doit entendre par écorces comestibles, les dessins qui m'ont été procurés par le Musée nordique ne donnent que des renseignements insuffisants. Pour éviter toute erreur, voici de quoi il s'agit. De l'écorce de l'arbre, on sépare la surface dure et, dessous, ce qui est vert. On pèle ensuite l'écorce blanche, on la sèche à l'air, on la bat pour enlever ce qui est filandreux. Puis on la sèche fortement au four, on la pilonne au mortier et on la lessive à l'eau dans une certaine mesure. Enfin on réduit en farine, avec de l'orge ou de l'avoine, cette écorce blanche grossièrement concassée.

Leuchs fait remarquer fort justement qu'ainsi ce n'est pas à proprement parler de l'écorce qu'il s'agit « mais du liber (Bast) situé sous l'écorce, qui est fibreux et renferme des substances douces et mucilagineuses, mais souvent aussi avec des tanins dont le goût est acerbe ». Cependant on utilise ce liber, sans éloigner ces substances amères, pour faire des substances alimentaires et du pain. Les arbres sont en partie écorcés, mais en guérissent. On mélange cette subtance avec 2/3, 1/3, 1/4 de farine de céréales et on cuit le tout en gâteaux que les adultes digèrent bien mais non pas les enfants. On utilise de même l'écorce du hêtre, du bouleau et celle de l'orme, qui renferme beaucoup de mucilage. Cette description est conforme mot pour mot avec ce que dit pour 1769 un voyageur russe, Joh. Beckmann, qui décrit cette préparation des écorces et ajoute : « Les enfants s'affaiblissent absolument par l'effet de cette nourriture, les adultes moins. Mais pourtant, quand ils ont mangé plusieurs jours du pain de pin, il leur vient aux pieds de telles enflures que, pendant plusieurs jours, ils ne peuvent marcher. Pour des époques plus anciennes, on connaît des sources citées par Sahm[1] pour la Prusse orientale (1708 à 1710 et début du XIXe siècle).

En Europe, on a utilisé comme nourriture, de cette manière, des écorces, des jeunes rameaux, des branches, celles du Larix europaea et du Picea excelsa, entre autres. En Amérique, en plus des huit à dix espèces déjà citées et dont on mange les semences, on a utilisé en particulier le Pinus contorta, et, dans le nord-est

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  1. Rytschkow (Nicolaus), Tagber. üb. seine Reise durch verschiedene Provinzen des Russischen Reiches. i. d. J. 1769-1771. Traduit en allemand par Hase (Chr. Heinr.), Riga, 1774, p. 257 ; d'après Bechmann (Joh.), Physik. Oekon. Bibl., Göttingen, t. V, 1774, p. 446 ; Leuchs (Johann Karl), loc. cit., p. 207 ; Sahm (W.), Sitzber. Alt. Ges. Prussia, Hft. 22, 1900-1904, p. 514-527.


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de l'Asie, le Pinus Koraiensis. D'autres arbres que nomment Leuchs et divers autres auteurs, et qu'on utilisa en 1816 et 1817 sont bien moins importants. Pour l'Europe, c'est surtout le Pinus sylvestris qu'on emploie. Son usage était très répandu[1].

Le mélange des écorces avec d'autres substances et la fabrication des flans donnent lieu aux remarques suivantes, que je compléterai de remarques sur les autres sources de nourriture. Abr. Hülpher dit que le mélange utilisé pour faire le pain renferme en général 1/8 de farine, 1/4 de paille et 5/8 d'écorces et que, dans le plus mauvais pain, on supprime la farine. Dans « Dalarne förr och nu » (Stochkolm, 1903, p. 439) il est question comme élément du pain d'écorce, de farine d'os et de Rumex. Le grain le plus usité était l'orge. Le seigle était presque inconnu. La base de l'alimentation quotidienne était, en réalité une soupe de farine d'avoine. Dans les familles riches, on ajoutait du lait à l'eau servant à la faire. Dans la paroisse de Nas, l'aliment usuel était une soupe d'eaux grasses (lavures) de farine et de levure. On dit que, dans d'autres endroits, on ajoutait de mauvaise farine de seigle pour pouvoir pétrir la farine d'écorces. Mais le seigle était moins utilisé que l'orge et l'avoine, parce qu'on en avait moins. Dans la province de Smaland, selon Gunnar Olof, Hylten-Cavallius (Warend och Wisdarne, Stockholm, 1868, p. 99), il y eut un pain d'oseille et un pain d'écorces de tilleul et de hêtre.

Les analyses suivantes nous renseignent sur la valeur alimentaire de ces pains, ou, pour mieux dire de ces flans, en y comprenant le pain d'os mentionné ci-dessus et dont il ne sera plus question. Comme terme de comparaison, disons que de grossier pain de seigle ou de froment renferme : albuminoïdes, 10-13 % ; fibres ligneuses, 3 % tout au plus ; cendres, 1 % à 2 % tout au plus[2].

1° Les écorces d'ormes renferment d'après Stephanowsky : albuminoïdes, 3,81 ; fibres, 39, 36 ; cendres, 10,9 ; - 2° Un pain d'écorces de pin renfermait, d'après von Bibra : Albuminoïdes, 5,77 ; fibres, 17,3 ; cendres, 7,17 ; - 3° Un pain de paille, d'après von Bibra : Albuminoïdes, 4,98 ; fibres, 23,4 ; cendres, 8,83 ; - 4° Un pain d'os, d'après von Bibra : albuminoïdes, 11, 16 ; fibres, 9,4 ; cendres, 28,33.

Sauf l'analyse d'écorces pures rapportée la première, les autres

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  1. Autenrieth (J. H. F. von), Gründl. Anleit. zur Brotzub. aus Holz., 1816 ou 1817, 2e édition en 1834 ; Leuchs, loc. cit., p. 210 ; Dr Oberlechner, Wie kann man sich bei groszer Teuerung ... ohne Getreide gesundes Brot verschaffen ? Salzbourg, 1816.
  2. Maurizio, loc. cit., Bd. 2, 126 ; Bibra (E von d.), Getreidearten und das Brot, 2e édition, Nuremberg, 1861, 436.


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chiffres se rapportent à des pains de misère de Suède. Cependant de pareils pains sont usuels aussi chez les Slaves en temps de famine, comme je le mentionnerai à propos de l'alimentation des Polonais et des Russes.

Mais la farine de bois est une nourriture bien inférieure encore à la farine d'écorces. La consommation de la farine de bois, telle quelle ou mise en formes de pains, est un fait certain. Nous la connaissons par des renseignements relatifs à des contrées diverses, particulièrement, contrées du Nord, et jusqu'à l'époque la plus récente. Les essais d'utilisation des chercheurs russes nous édifient suffisamment sur ce produit. En 1803, et auparavant, on constata l'usage de la farine de bois dans les maisons pauvres de la Finlande et du Danemarck. On parle aussi de la Scandinavie et de la Laponie, des gouvernements russes du Nord. Arkangel, Wologda, Perm, Tobolsk, etc. A partir de 1806, Autenriet et Oberlechner avaient conseillé pour cet emploi : le hêtre, le bouleau, le peuplier, le tilleul. Pendant la guerre, l'attention se porta sur les mêmes arbres. On obtint alors un pain soi-disant bon avec 15 livres de farine de bois lavée, 3 livres de levain, 2 livres de farine de céréales et 8 mesures de lait non écrémé. C'est donc le mélange qu'on trouve indiqué déjà dans Leuchs[1]. On trouve aussi indiquée la manière de faire ce pain. En 1806 et 1817, Oberlechner, Vogel et Autenrieth firent beaucoup d'essais avec de la farine de bois et des copeaux. D'abord, il faut sécher le bois au soleil ou dans des fours de boulanger, des fours à malt ou des fours à sécher les fruits. Il semble qu'un échauffement plusieurs fois renouvelé rende le bois plus facile à moudre et plus digestible. Accommodé avec le levain il donne « un pain plus parfait, plus homogène que le pain brun ordinaire de ménage, il se digère bien et a un meilleur goût de pain que le pain fait en temps de disette avec du trèfle ou du trèfle mélangé de farines de rebut. » Pendant la dernière guerre, a on a conseillé de manger du pain de bois. Haberlandt fit lui-même avec de la farine de bois un pain auquel il trouva bon goût. Mais ses essais furent cependant absolument décourageants. Lui-même fait l'éloge de son pain, constitué de parties égales de farine de

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  1. Haberlandt (G.), Sitzber. der Pr. Akad. d. Wiss., XIV, 1915, 1st. Halbbd., p. 243-257 ; Lehmann (F.), Deutsche Landw., Presse, 42, 1915, p. 187 ; Rammstedt (O.), Zeitsch. f. angew. Chemie, 28, 1915, p. 499 (Ref. Th.) ; Tubeuf (C. von), Naturwiss. Zeitsch. f. Land u. Forstwirth., 14, 1916, p. 192 et suiv.; Mohorcic et Prausnitz (W.), Arch. f. Hygien., 86, 1917, p. 219 et suiv.; Sahm (W.), loc. cit. ; Neumann (R. O.), D. im Kriege 1914-1918, verwend. od. zur. Verwend. empfohl. Brote, Brotersatz u. s. w., Berlin, 1920, 252 et suiv.


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bois de bouleau et de véritable farine, mais il ne convainquit personne. Il paraît que ce pain n'a qu'un faible goût de bois et un faible arrière-goût. Comme il y a cent ans, il conseilla pour faire le pain, le bois qui s'en va en plaquettes, c'est-à-dire le bois d'érable, de peuplier, de tilleul, de bouleau et d'orme. Il déconseille les bois riches en tanin, comme le chêne ou le saule, et les conifères riches en résines.

Il reste encore à indiquer quelques substances qui, elles aussi, remplacent en Suède les aliments ordinaires mais qui, dans l'ensemble, sont bien au-dessous des « écorces d'arbres ». Les Rumex acetosella, qui poussent sur les sols où l'herbe a été brûlée, ont été souvent récoltées, et séchées comme du foin sur des planchers. Puis on en récoltait les graines par battage et on en faisait de la farine. Cette farine fournissait un pain spéeial dit : Syrgrasbröd. C'était en réalité un flan de un centimètre et demi d'épaisseur, de goût marqué, acide, de couleur sombre et se brisant facilement. On a aussi employé souvent de la paille hachée puis moulue. En 1813, on fut même obligé de manger de la paille des paillasses. Cette farine de paille était mélangée avec de la farine de seigle, de la farine d'os, ou d'autres, pour faire des flans. Dans le Gotland occidental on utilisa, dit-on, la coque capsulaire renfermant les graines du lin et même la bouse de vache desséchée au bord des chemins. On trouve souvent mentionnée la « mousse d'Islande », dont on a dit tout le bien possible et aussi les sphaignes des marais. Les galettes (ou flans) qu'on fabriquait ainsi variaient beaucoup d'épaisseur et de largeur. D'ailleurs, la Suède est un pays où on a toujours continué de fabriquer de véritables flans. Certains ressemblent exactement aux épaisses galettes (ou flans) des antiques populations lacustres.

Certains de ces flancs sont épais, percés de trous dont le rôle devait être d'en faciliter la dessiccation. D'autres flans sont hien plus minces, ce sont de véritables gaufres. Ils sont obtenus par pression entre des fers articulés comme des ciseaux, à la manière de ce que les Suisses nomment Tirggeli. Il existe des analyses (par von Bibra) du pain d'os, des pains d'écorce et d'un pain de misère fait de chaumes verts d'avoine et d'orge [Halmen und Blätter der grünen Hafer- und Gerstenpflanze = chaumes et feuilles de l'avoine et de l'orge vertes]. Ceci rappelle ce qu'on lit dans Jeremias Gotthelf : En 1816, beaucoup de personnes n'avaient pas de pain et beaucoup moururent au printemps de 1817, après s'être nourries de jeune trèfle qui, bouilli, était leur seule nourriture.

Les sources suédoises nous donnent beaucoup de renseignements sur les substances qui servaient à faire des bouillies alimentaires


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et des pains, mais très peu sur la façon dont on cuisait ces pains, sur la durée de la cuisson et sur la façon dont on les faisait lever (fermenter). Mais il est évident qu'on usa de toutes sortes de moyens pour éliminer les parties trop ligneuses et les rendre utilisables.


Aliments de misère en Pologne

LES ALIMENTS DE MISÈRE EN POLOGNE. Les aliments de misère des paysans russes et polonais ont un caractère bien plus primitif que ceux des Suédois. Les Suédois n'utilisent comme plantes sauvages que des lichens, des Rumex et des glands et donnent en règle générale à leurs aliments la forme de galettes ou de flans. Rarement, ils se contentent d'en faire des bouillons, soupes ou potages. Les paysans russes et polonais, au contraire, étendent leurs essais alimentaires beaucoup plus loin. En outre, en temps normal, leur alimentation de base est constituée par des bouillies (ou purées). Le pain n'est chez eux que d'introduction récente. En temps de famine, ils se nourrissent des substances les plus diverses. Les bouillons, les potages et les flans, faits avec les substances les plus variées, sont l'essentiel de leur nourriture. Lorsque la famine règne en ces pays, on peut faire d'instructives observations sur ce qu'est le retour de l'alimentation à ses formes les plus primitives. Déjà, en temps normal, la façon dont se rassasie un paysan de l'Europe orientale, surtout un paysan russe, lorsqu'il peut manger à sa faim, est, à ce point de vue documentaire, très significative. A plus forte raison la nourriture d'un printemps d'année déficitaire. Il n'est pas possible de distinguer d'une façon tranchée l'alimentation des temps de misère, quand aucune calamité n'est épargnée aux hommes, de la nourriture habituelle consacrée par les usages, tant l'une des formes se relie à l'autre. Nous n'avons pas de documents précis datant de plus de 70 à 80 ans. Déjà, en 1844 et 1845, la Pologne fut gravement touchée par la famine. En 1845 et 1846, les pommes de terre réussirent mal en Haute-Silésie et la « maladie des pommes de terre » fit invasion en 1847. A cette époque les paysans galiciens mangèrent des arroches (Atriplex), des moutardes, des baies forestières, des gâteaux de lin et de chénevis. On sait que des milliers d'hommes moururent de faim et que l'on recourut à l'anthropophagie en beaucoup de lieux.

Nous avons aussi quelques renseignements sur d'autres parties de la Pologne. En 1845, le peuple de Wilna vécut de « champignons et de légumes verts sauvages. En 1852, on mangeait dans diverses parties de la Pologne, des feuilles d'ortie et d'arroche (Atriplex). Les années 1850 et 1870 sont restées fameuses dans la littérature. La romancière Elisa Orzeszkowa a décrit dans son premier ou-


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vrage (1866) les années de famine 1854 et 1856 et elle n'exagère pas lorsqu'elle dit : « A l'automne les paysans mangèrent du pain d'orge, en hiver, du pain de paille. Au printemps, lorsque celui-ci aussi manqua, ils commencèrent à manger de l'herbe. Avec le seigle qu'il reçut de la charité, il fit des soupes de farine. Mais il n'y en eut pas assez. Alors il mangea des orties et des arroches. » A un autre endroit on lit : « Il n'est pas surprenant que l'enfant ait fait de la soupe avec du seigle volé. Depuis deux semaines, il ne mangeait plus que de l'herbe bouillie. »

Le paysan polonais se nourrissait, vers 1850, comme il pouvait, du zur, du kisiel, du barszcz, et de la choucroute dont il sera question plus loin (2e partie, ch. III). Les bouillons, les soupes, les pommes de terre étaient et sont encore la base de son alimentation. On y ajoutait un peu de bouillies ou purées de haricots et de blé. Mais les gruaux de blé étaient encore peu répandus en l'état restreint de la culture du blé. On connaissait bien l'existence du pain d'avoine, d'orge, et, plus rarement, du pain de seigle pur, mais les pauvres ne pouvaient avoir toute l'année de pareilles friandises. Bien plus généralement employé était un pain fait d'un mélange de toutes ces farines et de pommes de terre. On avait très peu de lait, de viande et d'œufs, vu l'état très peu développé de l'élevage et on réservait généralement ces aliments aux malades en état grave. On cuisait ordinairement à feu libre et tout ce qu'on mangeait avait goût de fumée. On ne prenait de repas chauds que quand venait l'hiver, généralement une seule fois par jour. Malheureusement nos renseignements, qui sont relatifs surtout à l'ouest de la Pologne, ne remontent pas, comme nous l'avons dit, en général, au delà de 1850. On se demande ce que dut être la nourriture à l'époque où, même en Suisse, dans la vallée de l'Emme, selon le rédacteur inconnu de la « Vie de Jeremias Gotthelf » la nourriture de choix était constituée par du trèfle et par la poussière des moulins. Les plus pauvres ne pouvaient même pas se la procurer et on mangeait de l'herbe et des feuillages cuits à la manière de légumes, avec des baies forestières encore non mûres pour dessert. D'ailleurs on fait les mêmes récits en ce qui concerne les paysans polonais. Pendant la famine universelle des années 1846 et 1851, on fit, dans les provinces de Kielce, Pinczów, Jedrzejów, des flans et des pains avec du trèfle, mélangé de millet et d'un chiendent (Agropyrum repens). On séchait d'abord ces substances au four, puis on le réduisait en farine avec le moulin à bras. On faisait une sorte de soupe avec les feuilles d'une oseille (Rumex crispus) fermentées et suries, et que l'on mélangeait avec de la farine. Ou


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bien, on employait de jeunes feuilles de chardons, d'ortie, de noisetier, de Vaccaria parviflora Mönch (Caryophyllées) ou de Chenopodium album. On adoucissait le goût de ce bouillon vert en y ajoutant du lait. Dans la région de Miechow, on faisait des flans avec un mélange du trèfle et de glands.

En 1852, dans diverses parties de la Pologne, les aliments de famine des paysans étaient constitués par de jeunes feuilles d'ortie et d'arroches (Meldearten). Sous ce nom il faut en réalité comprendre des Atriplex Tourn. et des Chenopodium Tourn. Pour faire du pain, on se servait de paille avec moitié de farine grossière. Wawrzeniecki nous apprend d'ailleurs qu'à cette époque on mangeait encore rarement de la viande. En temps normal aussi bien qu'en temps de famine, on ne tuait le bétail que quand il était malade. Il rapporte pour l'avoir lui-même constaté qu'on déterrait pour les manger des bestiaux déjà enfouis. Il constate que : « La cuisine des paysans est quelque chose d'épouvantable, une cuisine de sauvages. Ils mangent de la viande qui n'est pas même à moitié cuite ou de la viande puante. Ils se mettent tranquillement dans la bouche les harengs salés qu'ils tirent du tonneau sans les passer à l'eau. »

En Galicie, pendant la dernière grande famine (en 1865), les paysans pauvres remplacèrent le pain et les bouillies (ou purées) par de la paille hachée, mélangée de semoule, de feuilles de tilleul et de ronces [Rübenblätter = feuilles de navet (ou de betterave)], de fleurs de trèfle, d'épis de maïs privés de leurs grains, de glands, de pelures de pommes de terre, de toutes sortes de champignons et de baies. On mangeait tout cela suri, ou accommodé en plats d'épinards. On utilisa en outre des plantes qui, sans aucun doute, rappellent les coutumes du temps du ramassage ; diverses oseilles, particulièrement le grand Rumex crispus, une des « arroches » (Chenopodium album), la moutarde (Brassica nigra), le chiendent (Agropyrum repens), mais aussi des prêles (Equisetum), la Pulmonaria officinalis et le serpollet (Thymus serpyllum). Çà et là il est fait mention aussi des écorces et des feuilles des arbres. Dans d'autres contrées on utilisa, selon certaines relations, l'ortie blanche (Lamium album) au printemps et jusqu'à la moisson. Ce Lamium était consommé échaudé à l'eau et assaisonné d'ail. A sa place on se servit aussi de Chenopodium, du Convolvulus et d'autres plantes vertes. On mangeait les plats ainsi constitués avec des bouillies ou du pain. Comme aliment de misère des Petits-Russiens, on a mentionné surtout des oseilles, des feuilles de raves, des jeunes feuilles de chou, du trèfle, du fourrage réduit en farine, des Vicia, des coques de faînes, de la paille.


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Cybulski donne des détails sur la préparation de toutes ces substances. Un fait caractéristique est que tous ces aliments de misère ont, dans la langue du peuple, un nom particulier, ce qui prouve que leur usage a quelque chose d'habituel. Les plantes suivantes ne sont pas à mettre en second plan : des champignons, des gâteaux de lin et de chénevis, des baies forestières. On recherchait les poissons et les écrevisses. Assez étrange est la mention de tortues naines (Zwergschildkröten) comme ayant été utilisées dans la Galicie orientale (Tarnopol, Czortków et ailleurs)[1].

Les mauvais effets de cette alimentation misérable étaient aggravés par ceux de l'ivrognerie. L'usage de l'eau-de-vie était assez général.

A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les besoins alimentaires devinrent plus grands. L'usage des fruits, des légumineuses se substitua souvent à celui des soupes de famine et des pommes de terre. Cela est vrai surtout pour la partie occidentale du pays. Avec des pommes de terre et des légumes, on y mange du riz, des gruaux d'orge et du pain tous les jours, et même du pain assez fin de seigle ou de blé. Pendant la récolte, et, à l'occasion, tout l'été, on mange du pain morave (mährische Brot). L'achat de produits alimentaires à l'extérieur est une nouveauté de date récente, mais dont l'importance s'accroît rapidement, surtout dans l'Ouest depuis l'année 1890.

Mais malgré un certain progrès, les aliments, en temps de misère, restent les mêmes, s'il faut en juger par des renseignements qui s'étendent jusqu'aux années 1900 et 1905[2]. Une fois de plus, nous trouvons la liste des plantes déjà connues : Chenopodium album, Melittis melissophyllum L., Sinapis arvensis, Sinapis alba, Thymus ou Origanum, Urtica, Pulmonaria officinalis, les parties radicales du chiendent (Triticum repens) et, toutes sortes de plantes vertes, mais surtout Rumex crispus et enfin les prêles (Equisetum).

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  1. Sur la nourriture des Polonais et des Petits-Russiens voir : Cybulski (N.), Próba badań nad zywieniem ludu wiejskiego, Cracovie, 1894 ; Swidzinski (R.), Wisła, 1902, Bd. 16, 298 ; Szuchiewicz (W.), Huculszczyzna (en français : les Huzules) Lemberg, 1902, Bd. 1, 135 ; Wawrzeniecki (Maryan), Aus d. Volksleben d. Gegenwart u. s. w. (en polonais), Varsovie (Gebethn), 1911, 15 ; Messikommer (H.), Aus alter Zeit Bäuerische Speisekarte im zürcher. Oberland bis circa 1840, 3 Th., Zürich, 1911, p. 7 et suiv. ; Fischer (Emil), Bukarest, Zeitschr. f. Ethnol., 1911, Jg. 43, 566 ; Hupka (S. von), D. Entwicklung d. westgalizischen Dorfzustände i. d. zweiten Hälfte des XIX. Jahrh. Teschen, 1911, 146, 150, 159.
  2. Matlakowski (W.), Zdobienie i. sprzet ludu na Podhalu, Varsovie, 1915, 127-132 ; Chelchowski (K.), Kleskowe lata na ziemiach polskich (1846-1865) Pam. Tow. Lek., Varsovie, 1916, Bd. 112, H. 1-2. ; Eljasz-Radzikowski (St. Lud.), Ztschr. d. poln. Ethnograph. Ver., Bd. 3, 1897, 253 ; Cybulski, loc. cit.


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Nous apprenons encore par ce choix d'aliments que la mort de faim restait menaçante. De la paille hachée mélangée à des gruaux ou à du trèfle servait de légumes ou d'épinards, et on préparait en compotes des feuilles de hêtre et des raves, ainsi que les axes dépourvus de grains restés sur les pieds de maïs après la récolte, ou des glands, des têtes de trèfle, des pelures de pommes de terre et même « des écorces d'arbres et des feuilles d'arbres ». A la même époque, il est question, principalement pour certaines localités de la Petite-Russie, d'oseille et « d'autres plantes vertes », de feuilles de raves et de feuilles de jeunes choux, de débris de trèfle, de vesces (Vicia) et de coques de millet. Les contrées montagneuses souffrirent plus que les plaines. Les Gorales s'y nourrirent de verdure variée et de jeunes rameaux arrangés en un mets qu'ils nommaient « warmus ». C'est un nom qui signifie cumin sauvage, et l'aliment qu'on en fait. On fit des bouillons d'herbes avec des jeunes orties jointes à d'autres substances. On mangea aussi les jeunes cônes et les branches de l'Epicea (faux sapin : Picea excelsa).

Dans ces années-là, un commerce d'importation qui ne fut pas toujours honnête approvisionna la population de gruau de maïs. Le fait se produisit déjà en 1894. Cybulski disait que, dans cette contrée, avant les semailles, la moitié de la population souffre déjà de la faim et qu'une extrême économie règne, et qu'ensuite l'alimentation devient uniforme et ne consiste plus qu'en pommes de terre et en maïs. Les achats se font avec les salaires journaliers, ou avec de l'argent prêté ou avec de l'argent reçu comme avances de salaires.

Un maïs de mauvaise qualité se répandit alors dans toute la Galicie, et même dans des endroits qui n'en connaissaient pas jusque-là l'usage. Encore en 1911, ainsi qu'on me l'a souvent raconté, les paysannes tremblaient de peur en passant le seuil de la boutique juive du village, pour acheter du gruau de maïs, vieux et amer, mais dont l'action, particulièrement chez les enfants, leur était bien connue. Les choses ne se sont guère modifiées jusqu'à une époque toute récente. Les journaux annonçaient, en date du 9 juin 1921, que dans la contrée de Molodoczno, par conséquent loin vers l'est, vers la Russie Blanche, on mangeait des fougères mélangées de bruyère et réduites en menus morceaux pour imiter la paille hachée, et avec cela, des espèces de galettes faites de feuilles d'orties.

L'Ouest et l'Est de la Pologne sont des contrées bien différentes, aussi bien du point de vue de l'économie agricole que de celui du genre d'alimentation. Cependant on constate un trait commun : les soupes d'herbes (naturelles ou suries) et les bouillies (ou purées)


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sont l'élément dominant dans l'alimentation. Il s'y ajoute les inévitables pommes de terre et la choucroute. Cybulski énumère plus de trente noms de bouillons comme faisant partie de l'alimentation dans les années ordinaires. Une demi-douzaine des noms qu'il cite s'appliquent collectivement à des catégorie entières. Beaucoup de ces bouillons sont de véritables « soupes de famine ». Mais, même dans les cas où il ne s'agit pas de soupes à l'eau, le nom qu'on leur donne ne renseigne pas sur ce qu'on y met. Ce sont des noms dont le sens est extensible et il en est de même pour les noms des trente purées ou bouillies que l'auteur cite, et qu'on peut diviser en quelques grands groupes. Cybulski explique qu'on emploie la farine uniquement « do zabijania » c'est-à-dire pour « tuer » le bouillon, par conséquent pour lui ôter ses véritables caractères distinctifs. Par exemple, « natyna » est une soupe de feuilles d'arroche à laquelle on ajoute après cuisson un peu de farine de maïs. Mais ce nom peut désigner aussi des espèces de bouillies, un peu plus épaisses. Les noms sont instructifs, mais difficiles à reproduire. Ainsi, il y a un bouillon qui se nomme kwasnica et qu'on fait avec l'eau qui a servi à rincer la tonne à choucroute. Une autre soupe à l'eau se nomme Chuda Ewa, c'est-à-dire « Eve la maigre ». Une autre s'appelle Powsinoga, ce qu'on peut traduire à peu près par : « Va traîner dans le village ».


Aliments habituels et aliments de misère en Russie

L'ALIMENTATION USUELLE ET L'ALIMENTATION DE MISÈRE EN RUSSIE. — En Russie, la nourriture des temps de famine est à peu près composée comme celle ci-dessus étudiée en détail en ce qui concerne la Pologne. Nous citerons l'ouvrage généralement reconnu pour impartial de Annenski, sur « Les besoins des communautés rurales » (en russe : 1906). On y lit ceci : « L'appauvrissement général de la société rurale russe est évident... Nous constatons que la nourriture du paysan et de sa famille ne comporte ni viande, ni lait, ni œufs. Il n'a que du pain de seigle et souvent n'en a même pas. Il y ajoute tout au plus de la soupe aux choux et un léger « thé de tuiles » [Ziegeltee = thé en brique] (Immanuel). Mais Annenski apprécie la situation avec beaucoup trop de modération.

J'ai étudié la nourriture des Russes en temps de famine dans mon ouvrage, paru en 1903, sur « Les céréales, la farine et le pain ». J'y renvoie ainsi qu'aux travaux, que j'ai utilisés, d'Erismann et de ses élèves. J'ai repris la question avec plus de détails dans la 2e édition de mon ouvrage « Nahrungsmittel und Getreide » (Substances alimentaires et céréales), paru en 1926 (2 vol., Parey, Berlin). J'y ai fait mention de mes constatations micrographiques. Il n'est nullement rare de pouvoir examiner des échantillons de


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pains fortement mêlés de terre, renfermant jusqu'à 16 à 20 % de cendres à l'analyse. Un pain que j'ai étudié donnait 64% de cendres. Il était fait d'argile, avec très peu de farine. Voici la composition d'une farine russe destinée à faire du pain de famine, et non pas du plus mauvais, mais qui cependant rendit malade. Elle renfermait : Eau, 10,8 %, cendres et sable, 17,16 %, tourteaux d'huile et graines de mauvaises herbes, 33 %, et de la farine de seigle. Cette farine venait de la région de la Wolga, alors en état de famine. La présence des graines de mauvaises herbes a ici la signification tout à fait générale qu'elle avait (comme on l'a déjà signalé) dans les années de famine du moyen âge en Angleterre et ailleurs. Les choses ne se passaient pas autrement aux époques primitives. La façon dont les laboureurs parvinrent peu à peu à débarrasser leurs champs de mauvaises herbes, à force de patience et de peine, mérite d'être résumée. L'histoire de la « mauvaise herbe » reste encore à écrire. « On se fait les cheveux blancs » à ce métier, dit un proverbe allemand. Aucun champ ne se laisse absolument nettoyer de mauvaises herbes. Lehmann put écrire, en conclusion de ses recherches, que, dans les parties de l'Allemagne où on consomme du pain de blé concassé (Schrotbrot), le nettoyage des céréales est tout à fait sommaire et quelquefois semble de parti pris négligé, et qu'il y a une grande différence, en ce qui concerne cette sorte de pain, entre celui qu'on mange dans les villes et celui des campagnes : le second seul montre une forte teneur de mauvaises herbes, tandis que le premier est satisfaisant comme pureté. C'est encore bien plus mal en Russie.

Nous arrivons à un point de vue général sur cette question en comparant la teneur en mauvaises herbes des graines de céréales dans les pays de civilisation avancée et en Russie. J'ai donné plus de détails ailleurs, mais ce qui suit suffira. Les « usances » des bourses de grains sont à ce sujet très instructives. Un minotier donne les renseignements que voici : Ses essais lui ont montré que, du blé de La Plata, on peut extraire 13 % de graines de mauvaises herbes, et que le blé de l'Amérique du Nord en renferme à peine. Différentes sortes de blé ont donné les résultats suivants : Ulka : 6 % , Bonater et Azima : 4 %, Kansas : 2 %. Un chargement de bon Manitoba n'en renfermait que 1 1/2 %. Le blé des campagnes allemandes est assez pur. Le maximum d'impuretés se p1ace entre 2 % et 3 %. Au contraire, les blés russes ont mauvaise réputation. Ainsi les services officiels de la bourse des grains de Nicolaïef ont fait savoir que divers chargements de céréales venant de la Russie du sud et destinés à l'Allemagne étaient constitué


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par de l'orge avec 6 à 15 % d'impuretés. Les marchands russes disent qu'ils n'ignorent pas combien sont impures leurs graines de céréales, mais que le bas prix qu'on leur en donne correspond précisément à ce taux d'impureté. S'ils offraient leurs céréales plus pures, on ne les leur paierait cependant pas plus cher (à cause de leur réputation). Pour éviter de vendre à perte ils sont donc obligés de s'arranger pour que leurs grains renferment le taux habituel d'impuretés. La réalité de cet état de choses est confirmée d'un autre côté. En 1913, à l'exposition particulière de la banque russe d'État, à Kiew, la teneur en impuretés des céréales russes fut, d'après les journaux, fixée aux chiffres suivants : pour le seigle, 7 % ; le blé, 6 % ; l'avoine, environ 10 % ; l'orge, jusqu'à 16 %. Le grain russe est donc fortement impur, même en cas de bonne récolte et de commerce honnête. Quelques années défavorables aux céréales suffisent dès lors pour que les terres se transforment en véritables champs de mauvaises herbes. Dans ces conditions, ce sont les mauvaises herbes qui constituent la récolte à la place des céréales absentes, et, entre autres, les Chenopodium comme c'était le cas dans les récoltes que faisaient les populations primitives des cités lacustres. Il est parfaitement certain que, par misère, contraints par la nécessité, les lacustres faisaient avec ces graines le même pain si particulièrement amer que font actuellement les paysans russes. Il y aurait donc à étudier une « alimentation de misère préhistorique » dont nous ne savons encore que peu de chose.

A propos des famines russes et des aliments qu'on consomme en pareil cas, il est un fait qui ne doit pas être passé sous silence. C'est que le paysan russe actuel est essentiellement un mangeur de bouillies (ou de purées) non un mangeur de pain, et que, par conséquent, il est vain de vouloir le nourrir avec des succédanés du pain. C'est pourtant ce qu'on a souvent voulu faire, avec les meilleures intentions du monde, dans les « cuisines de famine » qu'a organisées la charité des citadins. En réalité, si on prépare séparément pour la consommation, des pois, des faînes, du millet, du maïs, de la farine d'avoine, on peut toujours en obtenir des mets qui, chacun en son genre, ont bon goût. Mais toutes ces substances, bien que nourrissantes, sont cependant bien loin de valoir le pain de seigle ordinaire. Ii leur manque justement ces qualités qui font que le pain de seigle ou de blé, même consommé tous les jours et en grande quantité, continue de plaire et d'exciter l'appétit. C'est le manque de ces qualités, et un arrière-goût spécial, qui rend désagréable le remplacement du pain par les substances dont


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il s'agit. De plus, les recherches de Popoff ont montré que les substances en question sont bien mieux utilisées dans la digestion, chez l'homme, si on les consomme isolément, sous forme de plats convenant à leurs qualités propres, que si on les ajoute à la farine dans la fabrication du pain. Si, par exemple, on fait du pain avec 5 parties de farine de pomme de terre et 2 parties de farine de seigle, la proportion d'azote non utilisé est de 32,7 %. Si, au contraire, on consomme séparément des quantités correspondantes de ces deux substances, d'une part sous forme de pain de seigle pur, d'autre part sous forme d'un plat de pommes de terre, la perte d'azote est seulement de 26,3 %. On arrive aux mêmes résultats en ce qui concerne le mélange de farine de pois ou de faîne et de farine de seigle. Il est donc à la fois plus avantageux du point de vue économique et plus agréable au goût, en cas de mauvaise récolte de seigle ou de blé, de consommer le pain sous sa forme habituelle, en compensant son insuffisance par d'autres aliments (pois, faînes, orge, avoine, maïs, millet, eux-mêmes purs) que de mélanger les farines de ces diverses substances à la farine de blé ou de seigle, pour les cuire ensemble sous forme de pains. C'est un contre-sens, contraire à une expérience mille fois renouvelée, de vouloir faire du pain avec des substances propres à faire des soupes claires, ou des fruits propres à faire des bouillies (ou purées) ou avec leur mélange. Cela n'est pas fait pour un tel usage, et, de plus, on ne se met pas impunément en contradiction avec les coutumes alimentaires. Il est vrai, évidemment, que ces bouillons, ces soupes, qu'on aime tant, ont une valeur alimentaire faible, qu'ils procurent rarement le quart des calories d'une alimentation complète. Mais, cependant, ils ont, pour ceux qui ont faim, d'autres propriétés fort importantes, et, entre autres, ils provoquent la sécrétion des sucs digestifs et sollicitent l'appétit.

Ces données, qui sont les résultats d'expériences scientifiques, sont parfaitement conformes avec ceux de la pratique, c'est-à-dire avec ceux auxquels on arriva, par exemple, en Russie pendant la famine de 1891 et 1892. Les « soupes populaires » les « cuisines » ouvertes en grand nombre, en particulier grâce à l'activité si louable de Tolstoï, furent, en Russie, pour les malheureux, d'une bien plus grande utilité que les essais faits pour remplacer le pain de pur seigle absent par des pains d'autres substances[1]. Aucun pays ne nous procure pour l'étude de l'alimentation

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  1. Tolstoï (comte Léon N.), Die Hungersnot in Ruszland. Berlin (Janke) O. J., en particulier, pp. 110, 111. - Aussi, Contes populaires, n° 2556-2557 de la Reclam's Univers. Biblioth., p. 102 et suivantes, Leipzig.


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humaine d'aussi précieux renseignements que la Russie. Nous y trouvons utilisée dans sa lassante invariabilité, la liste entière des végétaux « briseurs de famine » : Chenopodium, Rumex, Polygonum, les glands, résidus de la fabrication du sucre de betterave, gâteaux de fleurs pressées d'hélianthes [Preßkuchen von Sonnenblumen = tourteau de tournesol], pelures de pommes de terre, bal1es des céréales et de millets rouges, pains de paille et écorces d'ormes. Les travaux publiés sur ces substances nous sont d'autant plus précieux que nous avons trop peu d'autres analyses sur les aliments de misère (comparez avec, ci-dessus, la Suède).


Aliments de famine pendant la guerre (1914-1918). Mesures légales, le maximum.

ALIMENTS DE FAMINE PENDANT LA GUERRE DE 1914-1918. — Cent cinquante ans ont passé depuis que Antoine Augustin Parmentier publia son livre sur « les plantes nourrissantes dont l'homme peut s'alimenter en temps de famine ». Il s'occupa surtout des succédanés du pain, c'est-à-dire des parties souterraines des plantes riches en amidons et en « substances mucilagineuses ». Au contraire, il attacha peu d'importance aux plantes utilisables en soupes ou potages et en bouillies vertes ou purées (plats d'épinards). Cela tient, d'une part, aux théories scientifiques admises de son temps, d'autre part à ce que, dès le XVIIIe siècle, les populations de la France ne savaient plus vivre sans pain, c'est-à-dire étaient déjà bien plus évoluées, exigeaient bien plus que les paysans slaves du XIXe siècle. Cent trente ans ont passé depuis que fut imaginée la « soupe Rumford » qui apparut à cette époque comme un aliment de salut, à tel point que, depuis, dans l'Europe centrale et occidentale. elle a été souvent appelée « la soupe des pauvres ». Enfin, il s'est écoulé cinquante ans depuis que parurent les premiers travaux des médecins et hygiénistes russes, début des recherches portant, non plus simplement sur la question du pain noir et de ce qui peut le remplacer, mais, d'une façon générale, sur l'alimentation de l'homme en temps de famine. Nous laissons de côté les prophéties des chimistes, que nous avons déjà appréciées.

Mais toute la peine qu'on se donna resta insuffisante pour rassasier les affamés et améliorer leur alimentation. Dans l'histoire de la nourriture, où mille années n'apportent guère de changement, que peut-il se passer en cent cinquante ans ? Il est vrai que les famines de l'ouest de l'Europe diffèrent de celles de l'est. Mais, pourtant, en cas de véritable famine, toute différence disparaît entre peuples de civilisations diverses. Les famines de 1816, 1817, qui furent générales pour toute l'Europe, ne nous ont rien appris que nous n'eussions aussi bien pu constater en Russie ou en Pologne de 1844 à 1923. Dans toute l'Europe moyenne, la nourriture de famine à laquelle on eut recours de 1914 à 1918 fut la même. En


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Allemagne et dans l'ancien empire autrichien on chercha à suppléer au manque de pain par des moyens savants et judicieux. Mais ils furent peu efficaces. Dans ces deux pays, c'est en effet depuis longtemps le pain qui est la base de l'alimentation. Entre les villes de tous les pays se sont établies en effet des habitudes alimentaires analogues, bien que la nourriture des paysans soit dans l'est différente de ce qu'elle est dans l'ouest. Mais, qu'il s'agisse de l'Europe centrale ou de l'Europe de l'est, il fallut pourtant, finalement, recourir aux mêmes remèdes, qui étaient les véritables remèdes : l'usage des bouillons d'herbes (ou soupes), celui des aliments tels que bouillies, purées ou galettes, celui des plats d'épinards constitués avec toutes sortes de plantes.

Je commence cette énumération par les champignons et les lichens, dont l'usage fut recommandé par les gouvernements et diverses institutions centrales. Les lichens furent toujours recommandés comme survivances de l'usage alimentaire qui en était fait autrefois. Un aliment tout à fait moderne est constitué par la levure alimentaire, par conséquent par un aliment de l'ordre des champignons. C'est une création, non du temps du ramassage mais du temps de guerre. L'invention n'est pas nouvelle. Dans les années 1816 et 1817, le brasseur de Constance Birkenmeyer avait essayé le pain de levure. Auparavant, Krünitz l'avait mentionné dans son Encyclopédie. L'Institut de la Brasserie de Berlin, sur la suggestion d'un brasseur de Bohême, fit des pains de levure. Il se servait de levure de bière tuée par la cuisson au four et débarrassée de son amertume. On peut faire un pain nourrissant et de bonne apparence en y ajoutant une proportion de 20 % de levure. Mais la mise en pratique de pareils essais réserve des surprises. Un pain nourrissant, renfermant 92 % de farine et 8 % de levure n'a ni le goût, ni l'odeur de la levure, mais des raisons d'ordre hygiénique s'opposent à l'usage général du pain de levure qui exagère la production d'acide urique. A part cela, ce pain se digère aussi bien que le pain normal[1]. On n'eut pas un résultat meilleur en remplaçant la levure ordinaire par des levures qui produisent des graisses, afin de remédier à la disette de celles-ci. Les espérances fondées sur la consommation des champignons furent plus justifiées, mais on les avait exagérées. Les champignons sont bien réellement des plantes de ramassage, qui contribuent

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  1. Tageszeit. f. Brauerei, 13, 1915, p. 369. - Articles sur les levures alimentaires dans les collections de : Institut f. Gärungsgewerbe (Berlin, N. 65 Seestrasze ; : E. Jalowetz, Chem. Zeitg., 40, 1916, p. 617. ; Salomon-Wien, Münch. Mediz. Wochensch, 1916, n° 13 ; Vossische Zeit, n° 99 v. 23, II, 1916 et n° 227 v.4, V, 1916.


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à la nourriture de beaucoup de populations primitives. Mais seuls ceux qui préconisèrent le ramassage des champignons comme devant permettre même aux plus pauvres de se nourrir sans frais et avec peu de travail ont pu avoir des illusions sur la valeur de leur invention. Toutes sortes de sociétés et de groupements organisèrent des cours de « cryptogamie » pour vulgariser la connaissance des champignons comestibles. Beaucoup d'amateurs estimèrent bons à manger tous les champignons dont la mine était engageante. Il y eut un grand nombre d'empoisonnements mortels. Les journaux des empires centraux annoncèrent en 1917 et 1918 qu'une offensive nouvelle se dessinait : celle des champignons vénéneux ; en deux semaines, il était mort à Vienne une moyenne de 3 à 10 personnes par jour, pour avoir mangé des champignons et beaucoup plus avaient été malades sans en mourir[1].

Les fougères furent aussi, comme les champignons, recommandées comme aliments de substitution. Il en est question ailleurs.

Les services rendus par les plantes supérieures furent bien plus considérables et, en première ligne par les arroches et les orties, qui arrivèrent sur les marchés en quantités considérables.

On mangea comme épinards la dent de lion (pissenlit, Taraxacum) les oseilles sauvages, les feuilles des radis, de jeunes têtes de trèfle. Pour 100 kilos de jeune trèfle sec, l'office central des fourrages de Vienne et le ministère impérial et royal de l'alimentation payait 16 couronnes. Il arriva aux têtes de trèfle la même chose qu'au chiendent. Les racines du chiendent furent mangées par le bétail. Ces racines avaient leur prix administrativement fixé, à 25 couronnes pour 100 kilos. On n'oublia ni les glands ni les marrons d'Inde. A partir du 5 octobre 1916, il y eut pour ces produits, en Allemagne, un centre d'emmagasinage spécial, à Berlin, auquel contribuait l'association d'économie rurale. Un spécialiste forestier avait été adjoint pour cet objet aux services des approvisionnements de guerre. En principe, les deux substances en question devaient servir de fourrage, mais nous savons qu'on fit de l'un, après torréfaction, un succédané du café, et, de l'autre, du pain. En Autriche aussi on ramassa des glands et des marrons d'Inde. Secs et purs, on payait les uns 70 couronnes les 100 kilos et les autres, 30 couronnes. On trouve ces nombres dans les tarifs officiels de Lemberg du 4 octobre 1918[2]. Il y eut véritablement des livraisons de ces produits en quantités massives, par exemple, dans un cas qui m'est connu, vingt wagons

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  1. Par exemple : Wiener Arbeiterzt, n° 232, v. 27, VIII, 1918.
  2. Sur le chiendent cf. Dtsch. Landw. Presse,44, 1917, n° 100 v. 15, XII.


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de marrons d'Inde. On fit, comme d'ordinaire en pareil cas, aussi le ramassage des baies, des fruits et des semences, en particulier des faînes, des fruits du Sorbus aucuparia et du Sorbus Aria, de ceux du Sambucus racemosa et des Sambucus nigra et Ebulus. Cette dernière plante passe pour vénéneuse « mais il paraît que ce sont seulement les feuilles et les racines ». On s'occupa beaucoup des graines oléagineuses. Le ramassage des faînes du hêtre (Fagus sylvatica) fut réglementé, le 14 septembre 1916, en vue de l'extraction de l'huile des graines. Il fut interdit d'en faire du fourrage parce que les graines étaient livrées aux services d'approvisionnement de guerre en huiles et graisses. Ces services publièrent des instructions pour le ramassage et la conservation des faînes. Il y eut un autre règlement, le 30 juillet 1918. Les faînes sont un élément dangereux en ce qui concerne la nourriture de l'homme, mais, on ignore encore l'agent de leur nocivité. On n'a trouvé jusqu'ici ni alcaloïdes ni choline, bien que des recherches toutes récentes aient eu lieu. Sabalitschka, après des recherches également infructueuses, a émis l'opinion que, peut-être, des substances toxiques se forment quand les faînes restent à l'humidité sur le sol des forêts. Il pense que, peut-être, il se forme ainsi des oxalates solubles[1]. D'après lui, les faînes renferment 0,5 à 0,6 % d'acide oxalique. On utilisa administrativement, de même, les semences des tilleuls : Tilia cordata, platyphylla, americana. On pratiqua le ramassage de toutes ces plantes fort activement. Des écoles entières y furent employées, mais tout cela pour un maigre résultat. L'absence des graisses obligea à en chercher dans les noyaux des cerises et des prunes. Dès 1915, on en avait extrait 2.000 kilos d'huile à Dresde. Ce sont donc les services de guerre qui furent chargés du ramassage et de l'expression des semences oléagineuses. Ces services, et d'autres organisations bien intentionnées, préconisèrent aussi le pressage de toutes sortes d'autres semences huileuses. L'idée était raisonnable en tant qu'il s'agissait des noix, des noisettes, des graines de courges, des semences des pins, des graines du pavot, du chanvre, du lin, des hélianthes. Toutes ces graines sont, en effet, encore utilisées et doivent avoir fourni des graisses aux ramasseurs primitifs. Mais on signala aussi des plantes dont peu pouvaient se réclamer de la vieille réputation des crucifères : pépins de poires et de pommes, noyaux d'abricot, pépins de raisins secs, graines du fusain (Evonymus europaeus) du cornouiller (Cornus sanguinea) des plantains (Plantago major, media, lanceolata), Brassica, Sinapis, Raphanus,

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  1. Sabalitschka (Th.), Apoth-Zt 1918, n° 90 et Ber. d. D. Pharm. Ges., Bd. XXX, 1920, 259, avec résumé exhaustif de l'état des connaissances actuelles.


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mais aussi Erysimum, Nasturtium, Hesperis, Lathyrus tuberosus, Robinia Pseudo-acacia, Spergula arvensis, Linaria vulgaris. J'arrête ici la liste des graines qui passèrent pour pouvoir fournir des graisses. Toutes ou presque toutes nous sont déjà connues comme espèces utilisées par le ramassage.

Il faudrait aussi signaler toutes sortes d'autres aliments : les chatons des saules, des aunes et des bouleaux, les feuilles des fraisiers, des framboisiers et ronces, les fruits tombés et toutes sortes de graines de mauvaises herbes. Les fruits des roses des haies : Rosa canina, rugosa, rubiginosa, furent achetés par la Société pour conserves de guerre, en fruits et marmelades, à Berlin S. W. Avant que je n'énumère quelques autres aliments et d'autres plantes de ramassage, rappelons donc d'une façon générale qu'on ne négligea pour ainsi dire aucune plante susceptible d'être mangée. Krause, que je citerai à nouveau ci-dessous, compte 116 espèces culinaires ; Hiltner : plus de 200 espèces de légumes sauvages ; E. Küster environ 100 ; Agnês O. Klein et Paula Ulfert : 22 plantes pour soupes printanières, 42 légumes sauvages pour plats d'épinard, 19 légumes utilisables comme asperges ou comme racines, 12 salades sauvages, 26 fruits sauvages et, avec les plantes médicinales recommandées en même temps, 164 espèces propres au ramassage. L'énumération la plus riche est celle que donna Diels et ses collaborateurs.

En 1917, le gouvernement autrichien publia un long catalogue intitulé : « Que peut-on encore ramasser ? » avec, pour chaque substance, l'indication du prix réglementaire.

Les raves, utilisées comme légumes, comme moyens d'augmenter la quantité de pain, comme sources de marmelades, firent concevoir des espérances. On ne songea pas seulement aux nombreuses variétés cultivées (raves, choux, navets, etc.) mais aussi au chou sauvage (Brassica campestris). Le véritable chou-rave ou « Wrucke » (all. Kohlrübe) [Kohlrübe oder Wruke B. Napus = le chou-navet Brassica napus] a même ses fervents qui ont voulu en faire durer la vogue même depuis la paix. Voir à ce sujet Baier[1]. On apprécia également les betteraves ordinaires et les betteraves à sucre Beta vulgaris. Les jeunes feuilles des betteraves sont du reste un bon épinard. Les raves et betteraves avaient d'ailleurs déjà une fois bénéficié d'une vogue qu'elles ne méritent pas[2] : A la fin du XVIIIe siècle, on les avait crues capables de rassasier

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  1. Baier (E.), D. Verwertung d. Kohlrübe u. verw. Rüben als Streckungsmittel d. menschl. Nahrungsmittel Reichsverlag, Berlin, 1918 (Preis 1 Mk.).
  2. Wood, Henry Truemann, A History of the Royal Society of Arts, Londres, 1913 ; - Abbé de Commerell, Racine de disette, etc., Lausanne, 1786 (commenté par Joh. Beckmann : Landwirtschaft, § 174, 6, Göttingen, 1787). (appel de note mal placé dans le livre)


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l'humanité qui mourait de faim, d'où leurs noms de « racine de disette ou d'abondance : root of scarcity ». A cette époque, des sociétés anglaises d'agriculture en avaient distribué à leurs adhérents en vue d'essais de culture. Les sources anglaises nous apprennent qu'en Allemagne on les nommait Mangoldwurzel et qu'il s'agissait de Beta hybrida, nommée au temps de son introduction, (Beta vulgaris macrorhiza), ou du chou-rave, dont le véritable nom actuel est Brassica oleracea var. gongyloides L.) Joh. Beckmann plaisante le nom merveilleux donné à la plante. Il ne s'agit pour lui que de raves à racines épaisses, qui étaient connues depuis longtemps en Allemagne. Si extraordinaire que le fait puisse paraître, encore à ce moment (1787), il y avait confusion entre la « Runkelrübe » (du genre Beta) et les « Futterrübe et Kohlrübe » (du genre Brassica). On peut s'en convaincre en consultant les sources du XVIIIe siècle, et E. O. Lippmann (1925).

Krünitz s'est beaucoup occupé du chou-rave (Brassica oleracea Gongyloides) et donne même des instructions pour la fabrication d'un pain de chou-rave pur. On peut aussi, si on l'en croit, l'utiliser comme légume, pour des marmelades, des soupes, des gâteaux secs. On peut aussi se servir des raves blanches et des navets [weisse Rübe seulement en allemand = navet] (Brassica Rapa et Brassica Napus).

En mélange, cette rave sert à faire des pains avec moitié ou un tiers de farine de seigle ou d'orge. Selon Krünitz, « un tel pain est net, savoureux et nourrissant, c'est un aliment sain et réconfortant ». (Voir Krünitz, loc. cit., Tl. 42, 1790, 557 et Tl. 128, 1921, 64 et suiv. et sur les raves blanches, dans le même volume, p. 525 et suiv.). Mais je n'ai rien à ajouter sur les bettes et les choux en tant que moyens d'accroître la quantité du pain. On trouvera d'autres renseignements dans mon ouvrage : Nahrungsmittel aus Getreide, 2e vol. Nous possédons sur ces « Rübe » ou raves (Beta) un ouvrage de E. O. von Lippmann qui expose complètement l'histoire de la plante et donne des renseignements sur sa valeur comme légume. En fait, encore actuellement, les populations pauvres de la Galicie, et probablement aussi de la Pologne et de la Russie, se servent de toutes sortes de raves ou bettes (Beta) ou de choux, choux-raves et navets (Brassica) pour accroître leur quantité de pain. Les recherches récentes de Rübner, sur lesquelles on peut eonsulter R. O. Neumann, 1920[1] ne sont pas favorables à un tel emploi de ces plantes et confirment ce qu'on en savait. Malgré les instructions publiées pendant la guerre sur ces racines comme

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  1. Lippmann (E. O. von), Gesch. d. Rübe (Beta) als Kulturpflanze. Von d. ältesten Zten. etc., Berlin, 1925, 184 p.; Neumann (R. O.), loc. cit., p. 244.


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élément du pain, elles ne donnèrent aucun résultat utile, étant donné qu'en addition aux farines, dans la proportion de 10 % seulement, elles gâtent déjà le pain. La vogue de toutes ces racines a donc mal fini. Elles n'ont rien valu non plus pour « beurrer » sur le pain et la « Société pour la fabrication des marmelades de guerre » en a gardé, sans pouvoir l'utiliser, un stock considérable, en 1917. Au lieu d'allonger les confitures de fruits avec ces marmelades de racines, cette société prépara une marmelade de guerre composée de fruits seulement, mais de plusieurs sortes. On mangea bien les raves, mais seulement comme légumes. Il en fut ainsi encore en 1920 et il en est encore ainsi en ce moment. Ce « succédané de tous les légumes et même des pommes de terre de primeur » avait selon des rapports dignes de foi sauvé la population des grandes villes de la famine. Nous avons la preuve de l'usage étendu qui en fut fait dans un procès que la ville de Vienne dut plaider contre un fournisseur[1]. En un mot, que leur nom soit « Rübe », « Futterrübe ou Zuckerrübe », c'est-à-dire Brassica ou Beta de différentes variétés, la population fut obligée pendant la guerre d'avoir recours aux racines des raves, navets, choux à racines, ou betteraves.

Dans ces conditions, on s'explique qu'on n'ait pas manqué de faire aussi l'essai des jeunes tiges, des racines et des souches radicales de toutes sortes de plantes, dont voici la liste : Epilobium angustifolium L., E. lanceolatum Seb., E. hirsutum L., E. roseum Retz, et d'autres espèces du même genre. On vanta beaucoup une mauvaise herbe originaire de l'Amérique : Oenothera biennis L. L'administration la recommanda à plusieurs reprises comme étant le légume d'hiver le plus important. On proposait de même (dans la crainte d'oublier quelque chose) de faire des plats de choux-fleurs ou de choux avec des racines ou des feuilles d'autres plantes : Phyteuma spicatum L., Ph. nigrum Schmidt, ou des Ombellifères comme Archangelica officinalis Hoffm, Ægopodium, Peucedanum Ostruthium Koch., Eryngium campestre L. On préconisa comme particulièrement intéressante une autre Ombellifère, le Chærophyllum bulbosum L., sous prétexte que sa racine est une « rave » renfermant un minimum d'eau pour un maximum d'éléments nutritifs. Nous sommes déjà renseignés sur cette plante, ainsi que sur Archangelica. En réalité, avant l'introduction de la pomme de terre, ce Chærophyllum était un important légume à racine, ainsi que le Corydalis cava Schwgg, et les C. pumila Rchb., solida et

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  1. Sur la procédure : Wiener Arbeitzt. n° 18 V, 18, I, 1920 et n° 175 à 177 v. 1, 2 et 3, VIII, 1918.


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autres, que l'on recommanda aussi pendant la guerre. On vanta les jeunes pousses de Typha latifolia L., et de Phragmites communis L. Des cinq espèces de Typha, le T. latifolia est la seule espèce intéressante. Cependant il se constitua une société pour l'utilisation des Typha. On disait que les Herero n'avaient cessé d'utiliser les racines de Typha pour l'alimentation que depuis l'introduction de la farine et du riz. Pendant la guerre, Graebner estima qu'un hectare pouvait produire 400 quintaux de racines de Typha et Dinter croyait qu'on pourrait récolter des centaines de mille quintaux dans les étangs de la Haute-Lusace[1].

On publia livres sur livres pour révéler les trésors végétaux que récélait le sol ou la forêt et on en vantait les bienfaits avant de les avoir encore vus. On ressuscitait toutes les plantes que nous connaissons déjà : les polygonées, les salades de crucifères : Iberis amara L., Barbarea vulgaris L., Capsella bursa pastoris L., Alliaria officinalis Andrz. Cette dernière peut aussi servir de cives [Schnittlauch = ciboulette] et ses graines donnent de l'huile. Parmi les Renonculacées, les espèces (sûrement nocives) du genre Ficaria. Dans ce genre, un peintre de Magdebourg, R. Winckel alla plus loin que les autres en ce qu'il conseilla de manger tout ce qui n'était pas précisément un poison. Il transformait en salades à peu près toutes les Crucifères et indiquait aussi Sonchus oleraceus L., Borrago officinalis L., Asperugo procumbens L., Symphytum officinale L., Anchusa officinalis L., Pulmonaria officinalis L., trois ou quatre Lamium et aussi Stachys paluster L., dont les pousses souterraines lui semblaient utilisables comme asperges. D'autres inventeurs voulaient transformer en légumes Amarantus viridis L., et, entre plusieurs espèces Saxifraga tridactylites L., divers Sedum, comme S. reflexum L., S. maximum Sut., S. album L., puis le Sempervivum tectorum L., Sarothamnus scoparius Wimm. Comme « épinards » on conseillait diverses plantes alimentaires oubliées, les Polygonum, déjà signalés à propos des plantes à salade, des Chenopodium, à l'exception du Ch. Vulvaria, la Stellaria media, les Silene vulgaris Geke, des Arabis, des plantains : (Plantago major, lanceolata, media) le Symphytum officinale (peut-être aussi S. bulbosum Schimper et S. tuberosum L.), des Pulmonaria (sans doute P. angustifolia L.) le Lythrum salicaria L., et d'autres. Certaines des plantes indiquées ne pouvaient être utilisées qu'après une préparation culinaire compliquée (voir, à ce sujet, Krause). De ce nombre sont les espèces suivantes : Betonica officinalis L., Brunella vulgaris L., Glechoma hederacea L., Ononis spinosa L.,

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  1. Thoms (H.), Ber. D. Pharmaz. Ges., 26, 1916, 179, avec examen approfondi du projet.


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Achillaea millefolium L., les Viola, (qui passent pour toxiques), Tussilago Farfara L., Ægopodium Podagraria L., ainsi que divers chardons comme Cirsium oleraceum L. Le même auteur indique pour faire de la marmelade un fruit qui, même de loin, sent l'acide prussique (celui du Prunus Padus). Dans la liste précédente, on a d'ailleurs vu figurer comme légume le Sedum reflexum, facile à confondre avec le Sedum acre, qui est toxique. Mais il y eut des gens qui recommandèrent froidement comme légume sauvage le Sedum acre lui-même. On loua aussi beaucoup les feuilles des Caltha, Ficaria, Papaver et Oxalis. Certains conseils donnés dans les meilleures intentions du monde commencèrent à créer un danger sérieux, comme le dit H. Christ. Mais cela n'empêcha pas d'autres comme Diels, Hiltner (loc. cit.), de considérer toutes ces plantes comme mangeables. Ils recommandèrent aussi Oxalis Acetosella L., en la gratifiant de carbonate de chaux pour lui retirer sa toxicité. On pourrait utiliser ausi Oxalis stricta L. et O. corniculata L., avec les jeunes feuilles des violettes et les bulbes du Cyclamen europaeum L. Frais, ces bulbes sont toxiques, mais non bouillis ou grillés[1].

En Russie, pendant la guerre, on utilisa les mêmes plantes pour remplacer les aliments habituels. Parmi celles qui n'ont pas encore été nommées, citons : Rumex aquaticus L., Geum urbanum L., Hypochæris maculata L., Pimpinella saxifraga L., Sisymbrium officinale L. Beaucoup des légumes sauvages de l'Allemagne figurent en Russie dans une soupe aux légumes bien connue que l'on nomme botwa. Comme légumes particulièrement indiqués pour la faire, on

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  1. Parmi les publications relatives aux « Ersatz » il n'est possible de citer que quelques ouvrages : Diels (L.), Ersatzstoffe a. d. Pflanzreich, manuel d'identification, etc., 412 fig. Stuttgart, 1918, 418 p. ; Neumann (R. O.), loc. cit. ; Hiltner (L.), Vermehrte Futtergewinnung, I Futter auf. d. Ackerboden, 84 p., 14 fig. ; II Wald, Heide, Moor, etc. 146 p., 25 fig., Stuttgart 1917 et 1918, avec renseignements aussi sur l'alimentation de l'homme. Nombreux articles dans les : Jahresb. d. Vereinig. f. ang. Bot., parus ensuite sous le titre de Zeitschr. f. angew. Bot, des années 1916-1920. Sur l'usage des orties, cf. Hahn (Ed.), Natw. Wochschr. N.F. Bd. XVI, 1917, 327 ; Auteur anonyme dans : Voss. Zeit. v. 11, IV, 1917, n° 192. W. Kerp, Franz Schröder et B. Pfyl, Chem. Unters. zur Beurt. d. Strohmehls als Futter u. Nahrungsmittel. Arb. a. d. Kais. Gesundheitsamte, Bd. 50, Heft., 2, 1915, pp. 232-262, 6 planches. Parmi les contributions moins étendues : Krause (K.), Uns. wildwachs. Küchenpfln., Berlin, 1915, 78 pp. ; Winckel (R.), Uns. Wildpflzn. i. d. Küche, Berlin, 1916 et Wilde Gemüse, Berlin, 1917 ; Küster (E.), Wildgemüse u. a. Kriegspflznkost, Leipzig, 1917. En France, on s'est occupé aussi des aliments de remplacement pour le temps de la guerre, sans apporter de faits nouveaux, mais en confirmant notre point de vue général : Legendre (R.), Problèmes scientifiques d'Alimentation en France pendant la guerre. C. R. de la Commission d'alimentation de la Soc. de Biologie. Bibliographie analytique, etc., Paris, 1919 ; Chevalier (Aug). loc. cit. ; Bois (D.), et les auteurs cités par Legendre.


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cite 28 des planfes que nous connaissons déjà. Encore en l'année 1922, Malzew énumère beaucoup de plantes utilisables pour remplacer les espèces usuelles. En voici quelques unes, nouvelles ou peu connues pour nous jusqu'ici : Spiraea crenifolia, Filipendula hexapetala, Portulaca oleracea, Malva borealis, Conium, Agriophyllum arenarium et Scirpus. Cet auteur nomme plus de 50 plantes qui sont d'authentiques espèces de ramassage, utilisables comme aliment. En Russie, on sème quelques-unes de ces espèces, telles que Polygonum Convolvulus et Avena fatua. Les graines de certaines autres, par exemple les graines des Chenopodium, ont un cours sur les marchés. On vend souvent sur les marchés les graines de l’Agrostemma Githago, à l'état de pureté[1]. Il s'agit bien là de moyens judicieux de remédier au défaut des céréales, et non pas de survivances de pratiques remontant à l'enfance de l'économie rurale. (Voyez 1re partie, ch. XI et 2e partie, ch. l). Nous n'avons rien connu de pareil en Occident, ni dans les famines de 1816-1817-1847, ni de pendant la guerre de 1914.

Mais, à propos du ramassage des plantes sauvages, tel qu'il eut lieu pendant la guerre, une question se pose : les sujets des puissances centrales ont-ils réellement connu la famine telle que nous la décrivent les historiens des siècles précédents. Sous cette forme, cette question comporte une réponse négative. Mais qui marquera la limite exacte entre la pénurie et la faim, entre les aliments de remplacement et les aliments de famine ?

Des millions d'hommes ont véritablement été pendant des années en état de sous-alimentation. En l'année présente (1927), le nombre de ceux qui ne se nourrissent pas suffisamment reste élevé. Mais il n'est pas arrivé que des cités entières aient été dépeuplées par la mort de faim, ni qu'on ait eu recours à l'anthropophagie. Seule, la Russie a vu se renouveler ce que les siècles précédents avaient connu. Dans l'Europe centrale, la misère a été moindre. Aussitôt après la guerre, les secours ont été abondants, et jamais des affamés de jadis n'ont été secourus de pareille façon. Mais les faits sont tout différents en ce qui concerne la Russie d'Europe. Ici, aucun doute n'est possible. Ce grand pays a connu de 1917 à 1922, toutes les horreurs des famines du moyen-âge. Aucun des aliments de remplacement que nous avons énumérés ne put être négligé et souvent, ce fut la seule ressource alimentaire.

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  1. Sur le ramassage en Russie pendant la guerre : Malzew (P.), Bull. of applied Botany, russ. m. fremdsprach. Uebersichten, Bd. 13, 1922-1923. H. 3, 85-105. Leningrad, 1923, avec quatre petits ouvrages russes que le Petrograder Arbeiter Kommune fit éditer par ses services scientifiques, en 1918.


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Le commissariat du Dr Nansen signale l'arroche, des bourgeons de noisetier. Des feuilles d'arbres servirent de nourriture et beaucoup d'arbres furent « broutés » comme des prés. Aucune répugnance n'existait plus quand il s'agissait de manger les chiens, les chats, le bétail mort, et les hommes ne se refusaient point à manger l'homme. On en a des témoignages officiels nombreux. Vidkun Quisling donne (rapport de 1922, n° 22) le portrait d'un anthropophage avec le titre en français : « Cannibale de Zaporoshie, il a mangé sa sœur ». Des médecins moururent de faim[1].

Nous devons insister sur les deux sens du mot aliment de remplacement (Ersatz).

Du début de la guerre à juillet 1917, le Reich, à lui seul, promulgua 892 lois ou règlements relatifs à l'alimentation et surtout aux substances alimentaires. Pendant le même temps, l'empire austro-hongrois mit en vigueur plus de 1.000 de ces dispositions légales. A partir de novembre 1918, il en fut promulgué encore un nombre important. Nous ne comprenons pas dans ces chiffres les règlements particuliers à des villes, à des provinces ou à d'autres communautés. Ce qui inspira toute cette réglementation, ce fut un point de vue d'illusionisme, une sorte de volonté de se tromper soi-même, que connurent toutes les époques de famine. Ces lois fixaient aux denrées un prix maximum et réglementaient la répartition équitable des substances alimentaires, exactement comme faisait déjà Dioclétien en l'an 301 de notre ère lorsqu'il renouvelait le vieil édit romain « du maximum » dont il y eut ensuite tant d'autres rééditions au moyen âge, au temps de la Révolution et depuis. Toutes les fois qu'il y eut vraiment disette sérieuse d'aliments, de telles dispositions furent sans efficacité. Mais jamais on n'en fit l'épreuve avec autant d'ampleur qu'entre 1914 et 1918 et jamais elles n'entrèrent pareillement dans les mœurs. Jamais autant de milliers de consommateurs n'eurent à se soumettre ensemble à la restriction alimentaire. Avec l'Allemagne et l'Autriche, tous les pays occupés par leurs armées subirent cette loi. Directement ou indirectement, 150 millions d'hommes y furent intéressés. Si nous y comprenons la partie non occupée de la Russie, où en réalité, à partir de 1916-1917 toute réglementation disparut, nous arrivons à un chiffre de 250 millions. Dans tous ces pays, la foi à l'efficacité du maximum s'est si énergique-

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  1. Commissariat du D. Nansen, Informations n° 22 et 24. Le n° 33 traite de la situation des médecins. Nov. 1922. Genève, rue du Rhône, 54. Société des Nations, Rapport sur les conditions économiques de la Russsie traitant spécialement de la famine de 1921-1922, Genève, 1924. Il y avait dans certains gouvernements 26,1 à 55,4 affamés par kilomètre carré.


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ment ancrée dans la tête des populations que, même à présent, elle inspire certains règlements. Les mesures de ce genre peuvent toujours compter sur la majorité quand on les discute dans les assemblées délibérantes et même les ministres qui gouvernent les considèrent avec faveur. En fait, depuis que l'Allemagne, au 4 août 1914 et l'Autriche en septembre de la même année, se sont engagées dans cette voie, les contraintes ont été fort adoucies et, peu à peu, l'édifice légal est tombé en ruines. Pourtant, encore actuellement, même chez les neutres, le commerce des substances alimentaires n'est pas redevenu libre (en Suisse seulement depuis 1923). La France, la Pologne et d'autres pays conservent encore actuellement des lois contre l'accaparement et fixent les prix commerciaux pour les céréales, le pain, le charbon, etc. (fin de 1926).

La grosse erreur, capitale dans l'histoire du monde, qu'est le maximum, mérite une monographie.