Préface de l'auteur (Maurizio)

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Préface du traducteur
Maurizio, Histoire de l'alimentation végétale (1932)
1-1 Alimentation primitive

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PREFACE DE L'AUTEUR


Le livre que l'on va lire exposera l'histoire et le développement de l'alimentation végétale de l'homme depuis les époques les plus lointaines jusqu'à nos jours. J'ai publié en 1916 un ouvrage dans lequel j'ai étudié plus particulièrement les céréales à pain. Je reprends maintenant le même sujet avec plus d'ampleur. Je me propose cette fois de traiter dans son ensemble toute la question de l'alimentation de l'homme par les plantes. A nouveau nous constaterons que chaque progrès réalisé dans le développement de l'agriculture a eu pour conséquence l'apparition d'une forme de l'aliment spéciale, particulière à cette époque.

L'histoire de l'alimentation peut être résumée de la manière suivante.

Au commencement de l'art alimentaire il y eut la récolte pure et simple des végétaux sauvages. Tout le développement ultérieur de cet art a eu pour point de départ le ramassage ou la recherche dans le sol des parties des végétaux qui avaient une valeur alimentaire. C'est pourquoi notre première tâche sera de chercher à savoir quels étaient les végétaux ainsi utilisés avant les premiers commencements de la culture du sol. La liste de ces végétaux, quand nous l'aurons établie, sera le premier document à utiliser pour écrire l'histoire de l'alimentation. En vue d'établir cette liste (pour nos latitudes) j'ai appliqué une méthode dont la valeur m'a été démontrée par les résultats qu'elle m'a procurés depuis plusieurs années. Elle consiste à rechercher: 1° quelles sont les plantes dont se nourrissent encore actuellement les primitifs actuels (les peuples sauvages) ; 2° et 3° quelles sont les traces et survivances de ce genre d'alimentation, soit chez nous encore à présent, soit dans les gisements remontant à certaines époques préhistoriques (par exemple à l'époque des cités lacustres) ; 4° à examiner comment se fait actuellement encore, par nécessité, en temps de famine, le retour à ce genre primitif d'alimentation.

Le tableau d'ensemble qui termine le présent ouvrage résume les résultats de cette méthode.

La préparation des premiers aliments artificiels par transformation des aliments bruts (communs, au début, à l'homme et aux animaux) par exemple par ébullition, remonte aux populations primitives. Ce sont ces primitifs qui trouvèrent le moyen de faire bouillir l'eau par le procédé initial, le procédé des pierres chaudes (en jetant des pierres rougies au feu dans les récipients ou cavités qui contenaient des liquides). Ainsi furent préparés les premiers aliments artificiels obtenus par ébullition : des décoctions, des bouillons d'herbes, des soupes végétales. Tantôt on prépara ces soupes à l'état doux (c'est-à-dire naturel, non fermenté) tantôt on les prépara à l'état acide c'est-à-dire avec intervention d'une fermentation acide (comme la choucroute actuelle). Mais


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c'est seulement à une époque plus tardive, lorsqu'on pratiquait déjà la culture du sol, que fut utilisée la fermentation alcoolique. Lorsque commença la culture des céréales, l'usage des soupes douces ou acides conduisit à l'usage des bouillies et des galettes (faites de bouillies grillées), puis à linvention du pain, dans la préparation duquel intervient la fermentation de la pâte. Nous sommes dès lors parvenus à une époque où existe déjà l'agriculture.

L'économie sociale primitive des temps du ramassage était fondée sur le fait que chacun « s'appropriait ce qu'il trouvait ». L'âge qui vint ensuite ne fut pas celui de la charrue, mais celui de la culture à la houe, que caractérisa aussi l'usage d'une considérable variété de plantes propres à la préparation de bouillies. Enfin vint notre agriculture actuelle, avec la charrue et nos céréales. La façon dont s'enchaînent ces divers ordres de faits m'a forcé à examiner attentivement, en même temps que les transformations des coutumes alimentaires, le développement de l'agriculture, car les étapes de l'agriculture, telles qu'elles viennent d'être indiquées, ont déterminé le cadre et l'ambiance où s'est faite l'évolution qui a conduit des bouillies aux galettes (ou flans), puis des pesantes préparations primitives de pâtes cuites au four sans levain à nos pains actuels, levés et légers. J'ai dû par conséquent examiner aussi l'évolution de la technique, celle des instruments et des machines, les grils à galettes, les primitives cloches à cuire, point de départ de l'invention des fours à pain, les formes successives des fours, le progrès qui conduisit de la pierre à moudre primitive au moulin à eau du moyen âge. Ce sont des progrès qui se succédèrent de l'âge du ramassage à l'âge de la culture à la houe et ces progrès des outils furent la condition des progrès de l'aliment.

Lorsqu'on suit d'époque en époque l'histoire de l'alimentation, on constate la répétition, à plusieurs reprises, de certaines catégories de faits, depuis les temps primitifs jusqu'à nos jours. Ces faits interviennent dans l'évolution de l'alimentation à la manière de lois historiques. Ces lois ont été considérées dans le livre que l'on va lire avec une particulière attention. L'une de ces lois est que les aliments bruts tendent à être remplacés par des aliments artificiels. Mais j'ai eu à m'occuper souvent dans mes précédents ouvrages d'un autre phénomène tout aussi important, et qui tient sous sa dépendance toute l'évolution de l'art alimentaire. Il s'agit d'une loi qui peut se formuler ainsi :

La civilisation a eu pour effet de réduire toujours davantage le nombre primitivement très grand des espèces végétales servant à la nourriture de l'homme, ainsi que le nombre des formes, primitivement très diverses, sous lesquelles on les prépare. L'histoire montre que l'homme est passé d'une alimentation variée, riche en eau, pauvre en éléments solides, à une alimentation de moins en moins variée, de moins en moins aqueuse, de plus en plus riche en matériaux solides. A cette évolution correspond le fait que l'agriculture aboutit à la production de substances végétales ayant une valeur nutritive élevée, aux céréales. Beaucoup de plantes


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utiles s'éteignent actuellement sous nos yeux, ou ont déjà disparu. De ce nombre sont toutes les variétés du millet, avec le millet sanguin et, dans le nouveau monde, une espèce tout à fait comparable à notre millet, le Bromus unioloides. Tel est aussi le destin des deux espèces du sarrazin, de beaucoup de légumineuses alimentaires et de toutes les graines oléagineuses alimentaires. L'élimination de certaines espèces, la réduction de leur culture appartient à l'époque du perfectionnement des méthodes agricoles. A cette phase de l'évolution il y a des espèces qui cessent d'être pratiquement utilisées par l'homme comme alimentaires, par exemple toutes les espèces des blés « vêtus » ainsi que l'orge et l'avoine. Sur tous ces phénomènes historiques, le livre que l'on va lire donnera des renseignements détaillés, éclairés par la considération des phases correspondantes de l'évolution des formes de l'aliment. On suivra avec soin, en même temps, le destin plein de vicissitudes qui fut celui de beaucoup d'espèces alimentaires. Plus d'une, parmi ces espèces, fut d'abord une plante simplement recueillie par les ramasseurs primitifs et devint ensuite une espèce cultivée, puis tomba au rang de mauvaise herbe jusqu'à l'époque où la mauvaise herbe donna à nouveau naissance à une espèce cultivée.

On constate donc que, dans le cours des temps, la valeur de certaines espèces a souffert de considérables fluctuations. C'est un point dont je me suis amplement occupé dans de précédentes études (en particulier Naturwissenschaftliche Wochenschrift, 1914-1915, et plus encore Anzeiger fur Schweizerische Altertumskunde 1916, enfin dans une Histoire de l'alimentation et de l'agriculture [parue en polonais à Varsovie] [1].

L'auteur du présent ouvrage est bien loin de s'imaginer que les changements graduels de notre alimentation traduisent une naturelle tendance vers ce qu'on nomme « le progrès » et que cette tendance inconsciente commande d'ailleurs toutes nos actions, révélant l'existence secrète du moteur et des rouages en mouvement d'une machine biologique dont la structure, bie~n entendu, nous échappe absolument. Tout aussi soigneusement, la présente enquête, poursuivie dans l'ordre historique et dans l'ordre des sciences naturelles, évitera d'aboutir à une conclusion qui préconiserait, dans un sens ou dans un autre, une « voie du progrès » pour l'avenir de l'alimentation. On constate, en fait, que, dans les zones tempérées, l'économie agricole actuelle se limite de plus en plus à la production de quatre espèces de céréales et de la pomme de terre, et c'est un résultat que personne n'avait prévu.

Le néo-malthusianisme cherche à expliquer cette nouveauté par un rapprochement entre le nombre des habitants à nourrir sur cette planète et le nombre des hectares disponibles en terres cultivables. Plus les terres disponibles deviennent rares plus on leur demande un haut rendement. La proportion dont il s'agit deviendra plus défavorable

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  1. Pozywienie Roslinne i Rolnictwo w rozwoju dziejowym. Napisal dr. A. MAURIZIO, prof. Politechniki Lwowskiej XXII + 417 str. z 60 rycinami. Warszawa. Kasa Mianowskiego 1926, wydane z zasilku Ministerstwa Wyzn. Rel. i Osw. Publicznego.


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encore à mesure que s'accroîtra encore le nombre des hommes. C'est notre existence même qui est menacée si nous nous trouvons forcés de demander au sol le maximum de ce qu'il peut produire. Il est devenu impossible d'obtenir davantage. Le sol, et la plante, vont se refuser à absorber une plus grande quantité d'engrais. Mais, avant même que cette limite ne soit atteinte, je crains que l'homme, et la plante, ne voient leur existence compromise par le caractère de plus en plus uniforme de l'aliment, tel qu'il résulte de la nécessité d'obtenir le rendement agricole maximum.

La seule raison pour laquelle j'ai mentionné cette prophétie des néo-malthusiens, reflet des théories utilitaires, est que je me suis trouvé en conflit encore avec d'autres pareilles allégations. Il ne faut pas que l'on complique nos études avec ces choses-là. L'homme n'est pas une machine. Ces prophéties ne tiendront pas longtemps. Il faut bien qu'elles suivent le courant, souvent très impérieux, de l'expérience scientifique et de la pure pratique. Tout au contraire, dans mon livre, j'ai bien souvent dû mettre en lumière et proposer à l'admiration les résultats des expériences auxquelles les peuples de la nature sont arrivés au cours des millénaires. C'est le patrimoine héréditaire et il est si précieux que nous en vivons encore aujourd'hui.

Au cours des nombreuses années pendant lesquelles ce livre a mûri, je me suis sans cesse demandé la raison pour laquelle nous ne possédons jusqu'ici aucune Histoire de l'alimentation, aucune Histoire de l'agriculture. Je veux dire une Histoire des plantes importantes au point de vue de l'agriculture et des instruments agricoles. Il ne s'agit point de l'histoire de l'exploitation et de l'administration des terres, car rien ne nous manque à ce point de vue là. Mais les quelques ouvrages qui s'intitulent histoire des aliments et de l'alimentation (Bourdeau, Lichterfelt) valent surtout par l'intention. Bien plus utiles sont des ouvrages (souvent utilisés ici) qui traitent des plantes alimentaires au point de vue purement botanique. Le travail très détaillé de D. Bois : Les plantes alimentaires chez tous les peuples et à travers les âges, tome I de l’Encyclopédie hiologique (c'est en réalité la 4e édition de l'ouvrage de A. Paillieux et D. Bois : Le Potager d'un curieux), n'a malheureusement paru qu'à une époque ne m'ayant pas permis de l'utiliser, mais seulement de l'apprécier extrêmement.

Je rappelle avec reconnaissance les noms des savants et chercheurs qui ont bien voulu s'associer à mes efforts en me procurant des renseignements et des notes d'une grande importance : MM. A. Balland, Georges Claraz (grâce à l'aimable entremise de Hans Schinz), Wladimir Hnatiuk, Nils Keyland, F. Kisskalt, Ludwig Pfeiffer, Georg Schweinfurth, Wandalin Szukiewicz, L. D. Viollier, avec beaucoup d'autres que je citerai au cours de mon ouvrage et auxquels je suis aussi reconnaissant qu'à ceux que je viens de nommer.

Varsovie.

A. MAURIZIO.