Ivraie (Cazin 1868)
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Nom accepté : Lolium temulentum
Triticum temul. Lob. — Gramen loliaceum. C. Bauh. — Lolium album. Park., Ger.
Ivroie, — yvraie, — herbe d'ivrogne, — herbe à couteau, — zizanie.
GRAMINÉES. — TRITICÉES. Fam. nat. — PENTANDRIE MONOGYNIE. L.
Cette plante annuelle (Pl. XXII) croît dans les champs cultivés, les moissons. Elle est surtout abondante dans les céréales, aux semences desquelles on la trouve souvent mêlée.
Description. — Racines composées de fibres grisâtres, cotonneuses. — Tiges cylindriques, droites, striées, articulées, de 30 à 40 centimètres. - Feuilles linéaires, aiguës, formant une longue gaîne à leur base, glabres en dessous, finement striées, rudes en dessus. — Fleurs disposées en un épi terminal, long de 15 à 20 centimètres, formé d'épillets distants, composés d'un calice, de deux écailles glumacées, inégales, dont l'extérieure beaucoup plus grande, opposée à l'épi, contenant cinq à sept fleurettes glumacées, à deux valves, dont la plus extérieure ordinairement terminée par une arête ; chacune de ces fleurettes a trois étamines et un ovaire surmonté de deux styles. — Graine ovale, comprimée, noirâtre, enveloppée par la valve extérieure de la corolle.
[Parties usitées. — Les fruits.
Récolte. — C'est à l'époque de leur maturité que les fruits de l'ivraie ont le plus d'action : d'après Loiseleur-Deslongchamps il vaudrait mieux les cueillir avant leur maturité.
Culture. — L'ivraie se propage par semis.]
Propriétés physiques et chimiques; usages économiques. - Les fruits de cette graminée ont une saveur âcre et acide désagréable ; ils rougissent les teintures bleues végétales.) Le pain qui en contient est bis et sans amertume ; la fermentation panaire est empêchée lorsque la farine est viciée par un neuvième d'ivraie. Elle s'effectue avec un dix-huitième, mais alors le pain est vénéneux. Il paraît que c'est principalement dans l'eau de végétation de cette plante que résident ses principes toxiques ; car, dit Loiseleur-Deslongchamps, on a observé que les effets produits par ses graines sont beaucoup plus violents lorsqu'elles ont été cueillies avant leur parfaite maturité. (La dessiccation leur fait perdre de leur âcreté, et diminue l'intensité de leur action.
Parmentier a donné le conseil d'exposer les graines d'ivraie à la chaleur du four
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avant de les faire moudre, pour les dépouiller de leur qualité nuisible ; on doit ensuite faire bien cuire le pain et attendre qu'il soit complètement refroidi pour en manger.
(De temps immémorial, on fait avec cette farine une pâte pour engraisser les volailles, qui, nous le verrons plus loin, ne ressentent pas l'effet du poison. Ce poison paraît résider tout entier, si l'on en croit l'article IVRAIE du Dictionnaire d'histoire naturelle de d'Orbigny, dans un principe particulier, la loliine. Cette analyse dont on ne cite pas l'auteur était presque oubliée, lorsque Filhol et Baillet ont étudié cette graminée. En traitant le grain par l'éther, on en sépare une huile verte;) [ces chimistes ont vu que l'huile verte contenait de la chlorophylle et de la xanthine ; qu'elle n'était pas complètement saponifiable ; la partie qui ne se saponifie pas est solide, molle, de couleur jaune orangé, neutre, incristallisable;] (ce corps, qu'ils dénomment matière jaune, avait été considéré par eux comme donnant à l'huile d'ivraie toutes ses propriétés ; mais des recherches plus récentes leur ont prouvé que cette matière n'était pas isolée à l'état de pureté ; ils y ont rencontré des proportions variables de cholesterine) [1]. [L'éther laisse un résidu qui, étant épuisé par l'eau, donne du sucre, de la dextrine, des matières albuminoïdes, une substance extractive (Reveil et Dupuis).]
(Tel est le résumé des recherches chimiques de Filhol et Baillet. Si on traite la farine par l'alcool (35 degrés), celui-ci prend bientôt une coloration verdâtre, devient de plus en plus vert et offre un goût désagréable, astringent et répugnant ; si on évapore à siccité, on a pour résidu une matière résineuse, jaune et verdâtre[2] ; c'est là un moyen de reconnaître la farine d'ivraie mêlée à celle de froment ; cette dernière ne change en rien la coloration de l'alcool.
Ludwig et Stahl[3] viennent de publier une nouvelle analyse de l'ivraie ; outre la cellusose, le gluten et l'amidon, ils y ont trouvé :
1° Une matière grasse, blanche, neutre, brûlant avec une flamme fuligineuse ; 2° un acide oléagineux brûlant sans donner de suie et dont la dissolution alcoolique est précipitable par l'acétate de plomb ; 3° une huile à saveur âcre, brûlant avec une flamme fuligineuse et répandant une odeur d'encens ; 4° une matière grasse huileuse à saveur âcre et amère, donnant par la saponification et une précipitation par l'acide chlorhydrique une matière blanche, rance, solutilisable à la faveur de la vapeur d'eau ; — l'ivraie contient une partie de cette substance à l'état de savon soluble dans l'eau ; — à l'état libre ces matières ne sont solubles que dans l'alcool et l'éther ; 5° une autre, également soluble dans l'eau, constitue une matière jaune visqueuse, d'une saveur âcre et amère qui, au contacl de l'acide sulfurique affaibli bouillant, se transforme en sucre et en acides volatils ; 6° un sucre incristallisable ; 7° de l'acide tannique verdissant les sels de fer ; 8° un acide semblable au métapectique. L'extrait aqueux contenait : 9° du sulfate de potasse ; 10° des substances résineuses. Suivant ces auteurs, le principe actif de l'ivraie réside dans les huiles âcres ainsi que dans le principe amer mentionné sous le n° 5.
On voit que le résultat de ce travail est en beaucoup de points conforme à celui de Filhol et Baillet et vient le confirmer.
(Ces deux auteurs[4] ont analysé les autres espèces du genre lolium.
Le lolium linicola leur paraît contenir les principes actifs en quantité égale, sinon supérieure, à celle du lolium temulentum. Ces graines existent quelquefois dans la graine de lin des pharmacies ; il faut l'en purger soigneusement ; pourtant aucun danger sérieux ne pourrait résulter de ce mélange en si minimes proportions. Le lolium italicum est à peu près sans action dans son huile verte, comme dans sa matière extractive ; il en est de même du lolium perenne. Cependant, l'huile extraite du grain de cette dernière espèce n'est pas absolument inactive.)
(Les anciens pensaient que les graines de lolium enivraient ; ils les considéraient comme un poison. Virgile dit infelix lolium, et dans Plaute on trouve lolio victitare, pour avoir mal aux yeux, à cause des troubles visuels qu'on avait déjà observés après l'ingestion de la farine de cette plante. Dans les campagnes, par une coupable plaisanterie, on en fait macérer dans les boissons destinées aux personnes que l'on veut mystifier en les enivrant.
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- ↑ Mémoires de l'Académie des sciences, etc., de Toulouse, 1864, p. 437.
- ↑ Schweizerische Zeitschrift für Pharmacie, 1859, n° 8.
- ↑ Répertoire de pharmacie, mars 1865, p. 462.
- ↑ Mémoires de l'Académie des sciences, etc., de Toulouse, 1864, p. 437.
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Nous avons déjà dit que la présence d'une certaine quantité de cette farine dans le pain amenait des accidents plus ou moins sérieux.)
Elle a occasionné chez cinq personnes, au rapport de Seeger[1], une pesanteur de tête avec douleur au front, des vertiges, des tintements d'oreille, le tremblement de la langue, de la gêne dans la prononciation, la déglutition et la respiration ; des douleurs à l'épigastre, des vomissements, la perte de l'appétit, des envies d'uriner, un tremblement général, une sueur froide sur tout le corps, une grande lassitude et l'assoupissement. Seeger considère le tremblement général comme le symptôme le plus certain. « Un homme, qui mangea du pain fait avec les quatre cinquièmes d'ivraie, mourut le quatrième jour à la suite de violentes coliques[2]. »
(Outre l'empoisonnement aigu, l'ivraie, d'après Bulliard, « attaque à la longue le genre nerveux, au point de causer un tremblement continuel et la paralysie. On lui a même attribué des maladies épidémiques, qui commençaient par des fièvres accablantes, des assoupissements accompagnés de rêveries et de transports furieux, et qui dégénéraient en une sorte de paralysie, qui enlevait en peu de temps ceux qui en étaient attaqués. »)
D'après les recherches faites à Lyon par Clabaud et Gaspard, l'ivraie est un poison, non-seulement pour l'homme, mais aussi pour les moutons, les chevaux, les poissons, tandis qu'elle ne serait pas nuisible aux cochons, aux vaches, aux canards, aux poulets.
(Dans les expériences de Filhol et Baillet, que nous allons analyser, les lapins ont joui de la même immunité. Le chat offre aussi au poison une grande résistance.
Filhol et Baillet[3] ont expérimenté sur des chiens avec le grain simplement écrasé dans un mortier, et le produit de la distillation par l'eau ; cette dernière préparation offre une intensité d'action moindre, mais la durée des phénomènes a paru plus grande.
Ils ont observé : 1° un tremblement général, plus spécial au train postérieur ; 2° des contractions spasmodiques ayant leur siège dans les muscles du tronc, du cou, de la face, et imprimant souvent à tout le corps des secousses comparables à celles que pourraient produire des décharges électriques ; 3° une inquiétude plus ou moins marquée, mais toujours évidente ; 4° des mouvements cadencés et comme saccadés pendant la marche, qui, parfois, a été chancelante et mal assurée ; 5° une station quelquefois difficile, et caractérisée par l'écartement des membres pour élargir la base de sustentation ; 6° une période de somnolence plus ou moins prolongée, qui, presque toujours, a précédé ou suivi le rétablissement complet, au moins une amélioration marquée dans l'état de l'animal. De tous ces symptômes (fait déjà affirmé pour l'homme par Seeger), le tremblement général est celui qui s'est montré avec le plus de constance et a persisté plus longtemps.
Filhol et Baillet ont aussi recherché le mode d'action spécial[4] à chacun des deux produits principaux qu'ils ont extraits de l'ivraie. L'huile verte détermine de la salivation, des vomissements, des tremblements généraux, des mouvements convulsifs plus ou moins violents, une raideur tétanique très-marquée dans le cou, dans les membres, dans la queue, une exagération évidente dans la sensibilité générale, puis de la somnolence. L'action de la matière extractive se traduit aussi par de la salivation, des vomissements et des mouvements convulsifs, mais on n'observe que peu ou point de tremblements, et jamais de raideur tétanique. Ces symptômes sont rem-
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- ↑ Diss. de lolio temulento. Tubingue, 1710.
- ↑ De La Mazière, Mémoires de la Société royale de médecine, 1777, p. 295.
- ↑ Journal de médecine de Toulouse, 1861, p. 48.
- ↑ Mémoires de l'Académie des sciences, etc., de Toulouse, 1864, p. 436.
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placés par une prostration musculaire tellement profonde, qu'à un moment donné, toutes les articulations des membres fléchissant à la fois sous le poids du corps, l'animal tombe lourdement sur le sol sans pouvoir se relever ; la sensibilité est émoussée, et, quand la vie se maintient, l'animal tombe dans un état de somnolence très-marqué.
Les lésions cadavériques offrent tous les caractères d'une congestion des centres nerveux, ceux d'une congestion du foie ; on trouve aussi une altération du sang, qui, dans tous les points de l'économie, se présente avec une couleur noire très-foncée ; le plus souvent, on rencontre des traces d'irritation dans le tube digestif.
Chez l'homme, on n'a jusqu'à présent observé que les accidents causés par le pain où entre de la farine d'ivraie.) Quoique fort inquiétants, ils compromettent rarement la vie ; ils se dissipent plus ou moins promptement par un traitement qui consiste à faire rejeter le poison par le vomissement, ce qu'on obtient en titillant la luette ou en faisant boire abondamment une infusion de camomille sans recourir tout d'abord aux émétiques. Puis on combat les effets de l'absorption par les boissons acidulées, le café, les potions vineuses, éthérées, etc. Gallet[1] considère le sucre comme l'antidote de l'ivraie.
(Les développements dans lesquels nous venons d'entrer indiqueront assez, nous l'espérons, l'importance de la plante qui nous occupe). On a lieu de s'étonner que des expérimentations plus nombreuses ne soient venues éclairer les médecins sur la possibilité de l'emploi thérapeutique de cette plante à l'intérieur. Nous savons aujourd'hui, par l'usage si répandu de la belladone, du stramonium, de l'aconit, que les végétaux les plus dangereux, considérés comme poisons, sont aussi les plus efficaces comme médicaments lorsque la prudence préside à leur administration.
(En Allemagne, les fruits du lolium temulentum sont employés comme stupéfiants ; par leurs effets, on les compare aux préparations d'aconit, et on en fait usage contre la céphalalgie, la méningite rhumatismale, etc., etc. On l'administre à la dose de S à 10 centigr. de quatre à six fois par jour. L'extrait à moindre dose.
Filhol a pensé qu'il pourrait être utile de tenter l'usage de ce grain dans le traitement de quelques maladies nerveuses, et notamment dans celui de la chorée. J'ai eu dernièrement à mettre cette idée à exécution. M. Leblanc, habile pharmacien à Boulogne-sur-Mer, a préparé, suivant mes indications, un extrait alcoolique d'ivraie recueillie un peu avant la maturité. J'en ai prescrit des pilules de 5 centigr. à un jeune garçon de treize ans, affecté depuis six mois de danse de Saint-Guy, arrivée au plus haut degré d'intensité. J'ai débuté par 1 pilule chaque soir. Au bout de cinq jours, le petit malade, qui ne quittait pas le lit, put se tenir un peu sur son séant. Aucun phénomène physiologique d'intolérance ne se produisant, je double la dose ; cinq jours après, la station debout devient possible, puis facile ; je porte à 15 centigr. en 3 pilules, matin, midi, soir, la dose du médicament ; l'amélioration n'est plus aussi sensible, et nous devons par prudence attendre une dizaine de jours, afin d'observer les effets du remède et la marche modifiée de la maladie. A partir de cette époque, il se produit quelques nausées et un peu de superpurgation. Les symptômes, du reste, s'amendent notablement et graduellement ; je diminue de 5 centigr. par jour, Huit jours après, c'est-à-dire à peine trente jours à compter du début du traitement, il ne reste plus qu'un peu d'hésitation dans les mouvements, que l'usage méthodique des bains de mer va faire disparaître.
Voilà un fait assez encourageant. Je me propose, lorsque l'occasion se présentera, d'essayer de nouveau l'efficacité de la plante qui nous occupe.]
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- ↑ Journal général de médecine, t. XVI, p. 116.
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Au temps de Dioscoride, on employait l'ivraie en topique sur les ulcères, les dartres et les écrouelles. Plus tard, on l'a considérée comme détersive, résolutive et antiseptique. Les médecins contro-stimulistes appliquent sur les articulations gonflées et douloureuses des cataplasmes faits avec la farine des semences de lolium temulentum.