Epeautre et formes ou espèces voisines (Candolle, 1882)

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Noms acceptés :

Froment et formes ou espèces voisines
Alphonse de Candolle, Origine des plantes cultivées, 1882
Orge

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Epeautre et formes ou espèces voisines 1.

Louis Vilmorin2, à l'imitation de Seringe dans son excellent travail sur les Céréales3, a réuni en un groupe les blés dont les grains, à maturité, sont étroitement contenus dans leur enveloppe, ce qui oblige à faire une opération spéciale pour les en dégager, — caractère plus agricole que botanique. Il énumère ensuite les formes de ces blés vêtus, sous trois noms, qui répondent à autant d'espèces de la plupart des botanistes.

I. Epeautre, Grande Epeautre. — Triticum Spelta, Linné.

L'Epeautre n'est plus guère cultivé que dans le midi de l'Allemagne et la Suisse allemande. Autrefois, il n'en était pas de même.

Les descriptions de céréales par les auteurs grecs sont tellement brèves et insignifiantes qu'on peut toujours hésiter sur le sens des noms qu'ils emploient. Cependant, d'après les usages dont ils parlent, les érudits4 estiment que les Grecs ont appelé l'Epeautre d'abord Olyra, ensuite Zeia, noms qui se trouvent dans Hérodote et Homère. Dioscoride5 distingue deux sortes de Zeia, qui paraissent répondre aux Triticum Spelta et Tr. monococcum. On croit que l'Epeautre était le Semen (grain par excellence) et le Far, de Pline, dont il dit que les Latins se sont nourris pendant 360 ans, avant de savoir confectionner du pain6. Comme l'Epeautre n'a pas été trouvé chez les lacustres de Suisse ou d'Italie, et que les premiers cultivaient des formes voisines, appelées Tr. dicoccum et Tr. monococcum7, il est possible que le Far des Latins fut plutôt une de celle-ci.

L'existence du véritable Epeautre dans l'ancienne Egypte et dans les pays voisins me paraît encore plus douteuse. L'Olyra des Egyptiens, dont parle Hérodote, n'était pas l'Olyra des Grecs. Quelques auteurs ont supposé que c'était le riz, Oryza8. Quant à l'Epeautre, c'est une plante qu'on ne cultive pas dans des pays aussi chauds. Les modernes, depuis Rauwolf jusqu'à nos jours,

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1. Voir les planches de Metzger et de Host, dans les ouvrages cités tout à l'heure.

2. Essai d'un catalogue méthodique des froments, Paris, 1850.

3. Seringe, Monographie des céréales de la Suisse, in-8°, Berne, 1818.

4. Fraas, Synopsis fl. class., p. 307 ; Lenz, Botanik d. Alten, p. 257.

5. Dioscorides, Mat. med., 2, 111-115.

6. Pline, Hist., 1. 18, c. 7 ; Targioni, Cenni storici, p. 6.

7. Heer, l. c., p. 6 ; Unger, Pflanzen d. alten Ægypt., p. 32.

8. Delile, Plantes cultivées en Egypte, p. 5.

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ne l'ont pas vue dans les cultures d'Egypte1. On ne l'a pas trouvée dans les monuments égyptiens. C'est ce qui m'avait fait supposer2 que le mot hébreu Kussemeth, qui se trouve trois fois dans la Bible3, ne devrait pas s'appliquer à l'Epeautre, contrairement à l'opinion des hébraïsants4. J'avais présumé que c'était peut-être la forme voisine appelée Tr. monococcum, mais celle-ci n'est pas non plus cultivée en Egypte.

L'Epeautre n'a pas de nom en sanscrit ni même dans les langues modernes de l'Inde et en persan5, à plus forte raison en chinois. Les noms européens, au contraire, sont nombreux et témoignent d'une ancienne culture, surtout dans l'Europe orientale : Spelta en ancien saxon, d'où Epeautre ; Dinkel en allemand moderne ; Orkisz en polonais, Pobla en russe6 sont des noms qui paraissent venir de racines bien différentes. Dans le midi de l'Europe, les noms sont plus rares. Il faut citer cependant un nom espagnol, des Asturies, Escandia7, mais je ne connais pas de nom basque.

Les probabilités historiques et surtout linguistiques sont en faveur d'une origine de l'Europe orientale tempérée et d'une partie voisine de l'Asie. Voyons si la plante a été découverte à l'état spontané.

Olivier, dans un passage déjà cité8, dit l'avoir trouvée plusieurs fois en Mésopotamie, en particulier sur la rive droite de l'Euphrate, au nord d'Anah, dans une localité impropre à la culture. Un autre botaniste, André Michaux, l'avait vue, en 1783, près de Hamadan, ville de la région tempérée de Perse. D'après Dureau de La Malle, il en avait envoyé des graines à Bosc, qui les ayant semées à Paris en avait obtenu l'Epeautre ordinaire ; mais ceci me paraît douteux, car Lamarck en 17869 et Bosc lui-même, dans le Dictionnaire d'agriculture, article Epeautre, publié en 1809, n'en disent pas un mot. Les herbiers du Muséum, à Paris, ne contiennent aucun échantillon des céréales dont parle Olivier.

Il y a, comme on voit, beaucoup d'incertitude sur l'origine de l'espèce à titre de plante spontanée. Ceci m'engage à donner plus d'importance à l'hypothèse que l'Epeautre serait dérivé, par la culture, du froment ordinaire, ou serait sorti d'une

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1. Reynier, Econ. des Egyptiens, p. 337 ; Dureau de La Malle, Ann. sc. nat., 9, p. 72 ; Schweinfurth et Ascherson, l. c. Le Tr Spelta de Forskal n'est admis par aucun auteur subséquent.

2. Géogr. bot. raisonnée, p. 933.

3. Exode, IX, 32 ; Esaie, XXVIII, 25 ; Ezéchiel, IV, 9.

4. Rosenmüller, Bibl. Alterthumskunde, 4, p. 83 ; Second, trad. de l'Ancien Test., 1874.

5. Ad. Pictet, Les origines indo-européennes, éd. 2, vol. 1, p. 348.

6. Ad. Pictet, l. c. ; Nemmich, Lexicon.

7. Willkomm et Lange, Prodr. fl. hisp., 1, p. 107.

8. Olivier, Voyage, 1807, vol. 3, p. 460.

9. Lamarck, Dict. encycl., 2, p. 560.

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forme intermédiaire, à une époque préhistorique pas très ancienne. Les expériences de M. H. Vilmorin1 viennent à l'appui, car les croisements de l'Epeautre par le Blé blanc velu et vice versa ont donné des « métis, dont la fertilité est complète, avec mélange des caractères des deux parents, ceux de l'Epeautre ayant cependant quelque prépondérance2.

II. Amidonier. — Triticum dicoccum, Schrank. — Triticum amyleum, Seringe.

Cette forme (Emmer ou Æmer, des Allemands), cultivée surtout en Suisse pour l'amidon, supporte bien les hivers rigoureux. Elle contient deux graines dans chaque épillet, comme le véritable Epeautre.

M. Heer2 rapporte à une variété du Tr. dicoccum un épi trouvé, en mauvais état, dans la station lacustre de Wangen, en Suisse. M. Messikommer en a trouvé depuis à Robenhausen.

On ne l'a jamais vu spontané. La rareté de noms vulgaires est frappante. Ces deux circonstances, et le peu de valeur des caractères botaniques propres à le distinguer du Tr. Spelta, doivent le faire considérer comme une ancienne race cultivée de celui-ci.

III. Locular, Engrain. — Triticum monococcum, Linné.

Le Locular, Engrain commun ou Petit Epeautre, Einkorn des Allemands, se distingue des précédents par une seule graine dans l'épillet et par d'autres caractères, qui le font considérer par la majorité des botanistes comme une espèce véritablement distincte. Les expériences de M. H. Vilmorin appuient jusqu'à présent cette opinion, car il n'est pas parvenu à croiser le Triticum monococcum avec les autres Epeautres ou froments. Cela peut tenir, comme il le remarque lui-même, à quelque détail dans la manière d'opérer. Il se propose de renouveler les tentatives, et réussira peut-être. En attendant, voyons si cette forme d'Epeautre est d'ancienne culture et si on l'a trouvée quelque part dans un état spontané.

Le Locular s'accommode des sols les plus mauvais et les plus rocailleux. Il est peu productif, mais donne d'excellents gruaux. On le sème surtout dans les pays de montagnes, en Espagne, en France et dans l'Europe orientale, mais je ne le vois pas mentionné en Barbarie, en Egypte, dans l'Orient, ou dans l'Inde et en Chine.

On a cru le reconnaître, d'après quelques mots, dans le Tiphai de Théophraste3. Dioscoride4 est plus facile à invoquer, car il distingue deux sortes de Zeia, l'une ayant deux graines, l'autre

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1. H. Vilmorin, Bull. de la Soc. bot. de France, 1881, p. 858.

2. Heer, Pflanzen d. Pfahlbauten, fig., p. 5, fig. 23, et p. 15.

3. Fraas, Synopsis fl. class., p. 307.

4. Dioscorides, Mat. med., 2, c. III, 155.

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une seule. Celle-ci serait le Locular. Rien ne prouve qu'il fût habituellement cultivé chez les Grecs et les Latins. Leurs descendants ne l'emploient pas aujourd'hui

Il n'a pas de nom sanscrit, ni même persan ou arabe. J'ai émis jadis l'hypothèse que le Kussemeth des Hébreux pourrait se rapporter à cette plante, mais cela me paraît maintenant difficile à soutenir.

Marschall Bieberstein2 avait indiqué le Tr. monococcum spontané, au moins sous une forme particulière, en Crimée et dans le Caucase oriental. Aucun botaniste n'a confirmé cette assertion. Steven3, qui vivait en Crimée, déclare qu'il n'a jamais vu l'espèce autrement que cultivée par les Tartares. D'un autre côté, la plante que M. Balansa a récoltée, dans un état spontané, près du mont Sipyle, en Anatolie, est le Tr. monococcum, d'après J. Gay4, lequel assimile à cette forme le Triticum bæoticum, Boissier, spontané dans la plainne de Béotie5 et en Servie6.

En admettant ces faits, le Triticum monococcum serait originaire de Servie, Grèce et Asie Mineure, et, comme on n'est pas parvenu à le croiser avec les autres Epeautres ou les froments, on a raison de l'appeler une espèce, dans le sens linnéen.

Quant à la séparation des froments à grains libres et des Epeautres, elle serait antérieure aux données historiques et peut-être aux commencements de toute agriculture. Les froments se seraient montrés les premiers, en Asie ; les Epeautres ensuite, plutôt dans l'Europe orientale et l'Anatolie. Enfin, parmi les Epeautres, le Tr. monococcum serait la forme la plus ancienne, dont les autres se seraient éloignées, à la suite de plusieurs milliers d'années de culture et de sélection.

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1. Heldreich, Nutzpflanzen d. Grichenlands.

2. M. Bieberstein, Flora tauro-caucasica, vol. 1, p. 85.

3. Steven, Verzeichniss taur. Halbinseln Pflanzen, p. 354.

4. Bull. Soc. bot. de France, 1860, p. 30.

5. Boissier, Diagnoses,. série 1, vol. 2, fasc. 13, p. 69.

6. Balansa, 1854, n. 137, dans l'Herbier Boissier, où l'on voit aussi un échantillon trouvé dans les champs en Servie et une variété à barbes brunes envoyée par M. Pancic, croissant dans les prés de Servie. Le même botaniste de Belgrade vient de m'envoyer des échantillons spontanés de Servie que je ne saurais distinguer du Tr. monococcum. Il me certifie qu'on ne cultive pas celui-ci en Servie. M. Bentham m'écrit que le Tr. bæoticum, dont il a vu plusieurs échantillons d'Asie Mineure, est, selon lui, la monococcum.