Histoire des agrumes en Europe

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Texte paru initialement dans Hommes et Plantes, 2001, n°37, sous le titre Les voyages des agrumes, et remanié.

Introduction

Les agrumes ont toujours fasciné l'homme pour la beauté et le goût de leurs fruits, au point qu'on se demande s'il en existe des populations vraiment sauvages dans leur centre d'origine en Asie du Sud-Est. Depuis les temps les plus anciens, primates et premiers hommes ont dû rapporter les fruits les plus intéressants à leurs campements, et les graines rejetées donnaient naissance à de nouveaux arbres. Ceux-ci étaient souvent identiques à l'arbre mère, grâce à une particularité de la plupart des agrumes, la polyembryonnie. A côté de l'embryon zygotique, issu normalement de la fécondation de l'ovule par du pollen, la même graine contient en effet un ou plusieurs embryons nucellaires, issus des tissus maternels sans fécondation. L'un de ces embryons élimine souvent l'embryon zygotique, et l'individu fille est alors génétiquement identique à la mère. Ce mécanisme a été parachevé avec l'invention du greffage. D'une manière générale, les cultivars d'agrumes sont donc des clones. Comme la plupart des agrumes sont interfertiles, les semis de hasard ont permis l'apparition de nouveaux clones. Ceux-ci ont été qualifiés d'hybrides quand un savant était là pour le documenter, mais ce processus naturel est si général qu'on peut dire que les "espèces" dans le genre Citrus sont plutôt des aggrégats de clones, que les groupes humains ont rassemblés sous le même nom d'après leur forme, leur couleur et leurs usages.

Chaque botaniste a eu tendance à donner un nom d'espèce aux formes les plus cultivées dans son pays. Pour illustrer cette divergence de points de vue, il suffit de constater que l'Etatsunien Swingle (1943) ne distingue que 16 espèces, alors que le Japonais Tanaka (1954) en distingue 157. De quoi en perdre son latin. Tout cela complique singulièrement le travail de l'historien, qui repose sur les noms populaires. Ces noms ont d'abord désigné un clone phare, avant de devenir des termes génériques pour des ensembles de clones similaires. Au gré des langues et des régions, leur sens a évolué, et le maquis d'une classification scientifique incertaine ne nous aide guère à reconstituer ce long cheminement de plusieurs millénaires. La difficulté est accrue par le fait que, sous le même nom, on trouve des cultivars différents suivant les bassins de production, car ces cultivars sont adaptés à des milieux très précis.

Au commencement était le cédrat

Parmi les peuples de la Méditerranée courait la rumeur de jardins merveilleux, les paradis de la Perse antique ou jardins des Hespérides, ou croissaient des arbres à fruits étranges, comme le cédrat Citrus medica. Alexandre le Grand l'aurait vu en Perse, et Théophraste en parle comme de la "pomme de Médie ou de Perse". Les Hébreux exilés à Babylone l'ont substitué au cône de cèdre (fruit du Cedrus libani) dans leurs rites. Ces deux fruits symbolisent en effet le juif parfait, celui qui a l'odeur de la religion par son respect des rites, et qui donne un vrai fruit par ses actions. Son nom hébreu ethrog vient du sanscrit matulunga, que l'on retrouve dans le persan et l'arabe turunj, En arabe, ce nom s'est élargi à d'autres agrumes, et l'espagnol a gardé toronja pour le pamplemousse, alors que le valencien appelle toranja l'orange douce. Mais l'épisode hébraïque allait avoir une conséquence inattendue. Les juifs hellénisés ont appelé le cédrat "pomme de cèdre", kedromêlon, et le nom grec du cèdre, kedros, a été emprunté par le latin via l'étrusque sous la forme citrus, pour désigner le cédrat puis tous les agrumes. Ainsi, Citrus et Cedrus ne sont que deux formes du même nom, pour des arbres bien différents.

Le cédrat a été adopté par les Romains qui le mangeaient en lamelles dans des salades, et ont vite appris à le confire. Mais sa diffusion est largement due aux Juifs, qui doivent se procurer un cédrat chaque année pour la fête des Cabanes, et en ont organisé la production, à Corfou et ailleurs, ainsi que le commerce dans toute l'Europe. De ces vendeurs de cédrat sont issus les noms de familles Zitrone ou Citroën.

Citrons, limes et limettes

D'après Tolkowsky, le citron (Citrus limon) aurait été connu en Italie au IIe siècle. Ce qui est plus sûr, c'est que les Arabes ont largement contribué à le répandre en Méditerranée jusqu'en Afrique du Nord et en Espagne, et les agronomes arabes du XIIe siècle mentionnent le limûn ou laymûn comme une culture bien connue. Avec les Croisades, les Européens l'ont découvert en Palestine et introduit dans le sud de l'Europe. Le citronnier est probablement originaire de l'est de l'Himalaya, en Inde et dans le sud de la Chine. Des bouteilles de jus de citron provenant du sud auraient été offertes à l'Empereur de Chine en 971. Chou K'ü fei décrit le li-mung en 1178 comme utilisé dans le Kwangtung.

On retrouve ce nom sous diverses formes en persan (lîmû, lîmûn, lîmûnâ) et malais (limau). Il est lié au sanscrit nimbu, qui viendrait de l'austronésien, mais il est bien difficile de savoir dans quel sens se sont faits les emprunts.

C'est en tout cas dans la Méditerranée que le citronnier a acquis son statut actuel. Il a des affinités plus méditerranéennes que tropicales, au contraire des limes (Citrus aurantiifolia), connues en français comme citron vert. Le point commun de ces agrumes est leur jus acide, très apprécié pour faire la cuisine. Les cultivars moins acides servent aussi à fabriquer des boissons raffraîchissantes, dont notre limonade est un avatar européen.

Dans plusieurs langues, dont le français, l'allemand et le néerlandais, le citron a pris le nom du cédrat, auquel il ressemble. Le français a renommé le cédrat d'après le nom italien de son dérivé confit, cedrato étant le produit du cedro. Et l'allemand doit recourir à une sorte de pléonasme en dénommant Zedratzitrone le cédrat.

La vraie orange ou bigarade

Originaire du nord-est de l'Inde, de Chine et de Birmanie, l'orange amère ou bigarade (Citrus aurantium) s'est répandue jusqu'au Japon et au bassin méditerranéen, où elle est arrivée au début de notre ère, pour être ensuite diffusée par les Arabes. Son nom sanscrit nagaranga ou naranga viendrait d'une racine dravidienne signifiant "parfumé". Il a donné le hindi et le persan narang, puis l'arabe naranj, d'où dérive directement l'espagnol naranja. L'italien a perçu le n initial comme l'article una, et a abbrégé le nom en arancia. Quant au français, orange a pu être influencé par le nom de la ville d'Orange, ou par le nom de l'or, qui explique aussi le latin médiéval aurantium. Une autre forme latine, pomarancia, a donné l'allemand Pomeranze.

La bigarade n'est guère comestible fraîche, mais est appréciée en cuisine. L'arbre est aussi connu pour ses fleurs, qui le font cultiver comme ornemental dans les villes méditerranéennes. Les fleurs donnent l'eau de fleur d'oranger si appréciée des Arabes, et des cultivars à fleurs doubles, les Bouquetiers, sont recherchés en parfumerie. Mais l'espèce est largement méconnue en Europe, car ses noms sont passés à l'orange douce dont nous allons maintenant parler.

Des oranges venues de Chine

Originaire du nord-est de l'Inde, de Chine et de Birmanie, l'orange douce aurait d'abord été cultivée dans le sud de la Chine. Pour Tolkowsky, elle était déjà présente dans le bassin méditerranéen depuis 200-300 ap. JC. Mais il est difficile de l'identifier parmi les autres agrumes. Il est possible que certains types aient été présents comme curiosités, mais l'orange douce n'apparaît en force qu'au milieu du XVe siècle. Quand elle ne prend pas simplement les noms de la bigarade, ses noms populaires (grec portokali, italien dialectal portogallo, arabe burduqan) laissent penser que les Portugais l'auraient importée de Chine et diffusée vers l'est de la Méditerranée. Pour l'allemand Apfelsine et le néerlandais appelsin ou sinaasappel, c'est la "pomme de Chine". La Méditerranée a joué là encore un rôle central dans la diversification des agrumes. Les oranges douceâtres et les sanguines semblent y être nées, et même la Navel y était déjà connue en 1646, quand Ferrari la décrit comme l'"orange à fœtus" (aurantium foetiferum). Les Navels actuelles dérivent de la 'Washington' ou 'Bahia', très cultivée en Californie depuis la fin du XIXe siècle. Cette variété d'origine brésilienne proviendrait elle-même du Portugal...

La nébuleuse des mandarines

Les mandarines ont une importance bien plus grande que les oranges dans l'est de l'Asie. Swingle les réunissait dans une seule espèce, suscitant l'ire de Tanaka, pour qui aucun Japonais ne pourrait admettre que la satsuma, la ponkan et la kunenbo fassent partie de la même espèce. On distingue habituellement la mandarine méditerranéenne Citrus deliciosa, la mandarine King C. nobilis, la mandarine Ponkan C. reticulata, la tangerine C. tangerina et la satsuma C. unshiu, sans parler de la clémentine C. clementina.

L'expansion des mandarines, dont le nom rappelle la couleur jaune des robes des mandarins chinois, commence au XIXe siècle en Occident. Celles du groupe C. nobilis sont plutôt connues sous les tropiques, alors que la tangerine ‘Dancy’, apparue en 1867 en Floride, y est devenu le principal cultivar commercial. Elle dériverait d'une mandarine introduite de Tanger (Maroc).

La satsuma est connue au Japon depuis le XVIIe siècle. Son nom lui a été donné en 1878 par l'épouse d'un diplomate des Etats-Unis au Japon, en référence à une province japonaise, Satsuma (devenue Kagoshima). Les Japonais quant à eux l'appellent unshû, et la font venir de l'ancienne province chinoise de Wenchow.

La clémentine a été repérée par Trabut peu avant 1902 dans un semis de mandarine méditerranéenne (Citrus deliciosa) réalisé par le Père Clément Rodier dans un orphelinat près d’Oran en Algérie. La Société d’horticulture d’Alger lui a donné son nom de clémentine. Le succès des clémentines en France fait que les nouveaux cultivars de mandarines sont souvent vendus pour des clémentines. Il en est ainsi de ‘Nova’, dont la production espagnole est vendue sous la marque commerciale Clemenvilla.

Le pamplemousse, un grand voyageur

Dans la Méditerranée, on voit se répandre au XIIe siècle des agrumes qui pourraient relever de l'espèce Citrus maxima, autrement dit le "pamplemousse vrai" ou chadec. Un pélerin voit en Palestine en 1187 une pomme d’Adam (pomum Adami) "où l’on voit clairement la marque des dents d’Adam". Avec les croisades, ce fruit se répand dans le monde chrétien, mais il est maintenant considéré comme une lumie. Du côté des auteurs arabes, Ibn al-’Awwam (XIIe siècle) mentionne une zanbo’a cultivée en Espagne. Ce mot se retrouve ensuite dans l’espagnol azamboa ou zamboa, et le fruit est souvent comparé au cédrat. De nos jours, il désigne différents agrumes suivant les pays. Rien n'est sûr.

Quand les Portugais arrivent en Indonésie au XVIe siècle, ils appellent jamboa le chadec, apparemment sans faire la relation avec la zamboa. En fait, les deux mots viennent du malais jambuwa, lui-même dérivé du sanscrit jambula, qui désignait des Syzygium.

Les marins hollandais ont aussi remarqué le chadec. Comme dit Rumphius, "c’est un fruit excellent pour les voyages en mer, car on peut le conserver longtemps sans qu’il pourrisse". Par sa teneur en vitamine C, il permettait d’éviter le scorbut. Les Hollandais lui ont forgé le nom de pompelmoes, dont l’origine est obscure. On y retrouverait limoes pour agrume (du malais ou du portugais), et pompel au sens de gros (comme une citrouille, pompoen). Les Hollandais ont largement diffusé ce pamplemousse en Asie. En anglais des Indes, il devient pummelo, d’où dérive notre pomelo.

Mais l’histoire continue. En 1696, Plukenet le mentionne aux Antilles et Sloane en Jamaïque. D’après eux, un certain capitaine Shaddock l’aurait introduit à la Barbade de retour d’un voyage en Asie. D’où son nouveau nom de shaddock en anglais et chadec en français. Dans la Méditerranée par contre, ce chadec est longtemps resté une curiosité de peu d’intérêt, jusqu’à l'arrivée des cultivars thaïlandais. Dans les années 1960, Israël développait une production commerciale dont l’usage européen se limitait au départ à servir de support pour brochettes de cocktail. Il aura fallu l’arrivée des immigrés asiatiques pour que cet ancêtre du pamplemousse moderne voit ses qualités reconnues.

Inconnu auparavant dans le Vieux Monde, notre pamplemousse moderne, Citrus paradisi, est originaire des Antilles. Il dérive du chadec (Citrus maxima), par mutation ou plus probablement par hybridation naturelle. Les premières mentions datent de 1750 pour les Barbades et de 1756 pour la Jamaïque (forbidden fruit ou smaller shaddock). C’est également en Jamaïque qu’apparait en 1814 le nom de grape-fruit "du fait de sa ressemblance de goût avec le raisin". En fait, il est plus probable que ce nom vienne de la disposition des fruits en petites grappes, alors que les fruits du chadec sont isolés.

Le pamplemousse est introduit des Bahamas en Floride en 1823, et sa culture commerciale commence vers 1885. Au début du XXe siècle, c’est l’un des agrumes les plus consommés aux Etats-Unis. On le sert sur les paquebots faisant la traversée de l’Atlantique. Mais il faut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour le voir adopté en Europe.

Le nom de ce fruit est une source de confusion permanente. Au début du siècle, des sociétés d’horticulture des Etats-Unis ont proposé le nom de pomelo, mais c’est grapefruit qui a fini par s’imposer en anglais dans le commerce. Par contre les agronomes français en Algérie ont repris le nom de pomélo, pour distinguer ce fruit des "vrais pamplemousses" (C. maxima) connus auparavant dans le bassin méditerranéen. Mais les consommateurs ont choisi de l’appeler pamplemousse. Les services officiels s’efforcent toujours d’imposer le nom pomélo pour le fruit frais, mais c’est bien ce fruit qui donne le "jus de pamplemousse".

La foule des exotiques

Connus depuis de nombreux siècles en Chine et au Japon, les kumquats (Fortunella japonica, F. margarita et F. crassifolia) n'ont été découverts par les Européens qu'au XVIe siècle. Ferrari rapporte en 1646 que le jésuite portugais Alvaro Semedo a vu en Chine des "oranges minuscules" appelées kin kiu. Résistant au froid, ils vont être cultivés dans la Méditerranée, autant comme arbustes ornementaux que comme fruitiers.

Un agrume plus curieux pour sa forme ronde et boursouflée, le combava, Citrus hystrix, n'est connu en Europe que depuis une vingtaine d'années. Strictement tropical, il ne peut être cultivé en Méditerranée, et offre la particularité d'être l'un des seuls agrumes commerciaux à appartenir au sous-genre Papeda du genre Citrus. Originaire d'Asie du Sud-Est, il a été introduit à la Réunion, où son zest aromatique sert à faire l'inoubliable rougail tomate. La feuille, vendue comme "feuille de citron", est un condiment des soupes thaïes, et son pétiole ailé donne l'impression qu'elle est coupée en deux. Si les français lui ont donné le nom d'une île indonésienne, Sumbawa, les anglais l'appellent Kaffir lime et les Thaïs makrut.

Il faudrait aussi parler de l'ugli venu de Jamaïque, du calamondin des Philippines, de la bergamote qui parfume des bonbons, des liqueurs et... l'eau de Cologne, et de tous ces hybrides qui portent nom tangelo, tangelolo, tangor, orangelo... La diversité des agrumes est infinie, et la mondialisation aidant, de nouveaux cultivars arrivent chaque jour sur nos marchés. Les agrumes n'ont pas fini de nous faire rêver de pays lointains "où fleurit le citronnier", comme dit le poète.

Sources

  • Reuther Walter, Webber Herbert J. and Batchelor Leon D. (eds), 1967. The Citrus industry. Berkeley ; Los Angeles, Univ. Calif. Press. vol. 1 : History, world distribution, botany, and varieties. 611 p.
  • Tolkowsky S., 1966. Citrus fruits, their origin and history throughout the world. Jerusalem.
Michel Chauvet