Histoire de la choucroute en Europe

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Du chou à la choucroute : la saga d'un légume fermenté en Europe

Paru initialement dans : M.-C. Montel, C. Béranger et J. Bonnemaire, 2005. Les fermentations au service des produits de terroir. Paris, INRA. pp. 65-71.


La fermentation des légumes est rarement mentionnée dans l'histoire de l'alimentation européenne, au point que les premiers auteurs qui ont parlé de la choucroute masquaient leur ignorance en la faisant venir de l'est au hasard des "invasions tartares".

Quand un Européen fait de l'histoire, il se tourne bien entendu vers les auteurs de l'antiquité grecque et latine. La cuisine romaine en particulier est assez bien documentée, et André (1981) offre une synthèse des pratiques de conservation des légumes à Rome, d'où il ressort que le séchage, le saumurage et le confisage au vinaigre étaient très utilisés (seuls ou en combinaison), ainsi que le fumage. André ajoute, en citant Maurizio, que "l'Italie n'a pas pratiqué la conservation par fermentation acide qui donne les choucroutes de plantes et de feuilles variées qu'a connues largement l'Europe centrale et nord-orientale, sans doute parce que la température en gênait la préparation, mais aussi parce que la péninsule ne manquait pas de sel pour fabriquer la saumure en quantité nécessaire."

Curieusement, André ne mentionne pas une raison fondamentale, qui est que la période du repos végétatif en climat méditerranéen est l'été et non l'hiver. La végétation reprend avec les pluies automnales, et la plupart des plantes herbacées développent des feuilles en hiver, pour ensuite fleurir et fructifier au printemps. Il n'y a donc aucun problème pour se procurer des légumes frais (sauvages ou cultivés) d'octobre à avril, et l'irrigation compense ensuite la sécheresse de l'été pour maintenir l'approvisionnement en légumes.

La situation est toute différente en climat continental, où l'hiver est long et rude. Maurizio (1932) détaille toutes ces préparations alimentaires faites avec les plantes les plus variées. Il faut dire que l'auteur, ayant enseigné à Cracovie, Varsovie et Lvov et maniant la plupart des langues de la région, a pu avoir accès à de nombreuses sources, mais aussi observer sur le terrain bien des pratiques aujourd'hui disparues. Il mentionne ainsi les sèves d'arbre, les orties, les oseilles et les feuilles d'arbres. Le cas de ces dernières est intéressant, car elles pouvaient aussi bien être conservées pour nourrir les animaux que les hommes.

Maurizio semble considérer que les soupes fermentées caractérisent des civilisations "primitives" : "remarquons tout d'abord que les civilisations déjà anciennes de l'Europe occidentale n'ont absolument rien conservé des soupes ou bouillons acides, tandis que ces produits sont encore en faveur dans l'Europe orientale."

Parmi les légumes fermentés qui sont arrivés jusqu'à nous, on peut citer le barszcz et les concombres. Le barszcz primitif était une soupe faite avec les tiges et les feuilles fermentées de la berce (Heracleum sphondylium). Les feuilles de bette ont ensuite été utilisées, et lors de la diffusion des formes de bette à grosses racines (nos betteraves potagères) au XVIe siècle, la soupe est devenue rouge et filante comme elle l'est aujourd'hui. Comme le signale Maurizio, le nom a servi à désigner divers types de soupes, le bortsch russe n'étant par exemple plus fermenté. Les petits concombres fermentés (ogórki kwaszone ou kiszone en polonais) sont restés une préparation très populaire dans toute l'Europe du Nord-Est. Les concombres que l'on trouve en France en bocaux en donnent une image fausse, car la fermentation a été stoppée par la pasteurisation, sans parler des malossols russes, qui sont conservés dans une simple saumure (malossol signifie "demi-sel" en russe). Il faut avoir goûté à de vrais ogórki kwaszone pour comprendre, une fois passé l'étonnement devant une saveur inconnue, que l'on peut vite rechercher cette saveur de produit en fermentation active, dont les bulles de gaz contribuent par leur piquant au goût.

Mais le légume fermenté qui a eu le sort historique le plus important est sans conteste la choucroute, qui est le produit de la rencontre entre des techniques de fermentation et une plante particulière, le chou cabus.

L'histoire du chou cabus

Les historiens se sont trop souvent limités à retracer l'histoire des espèces de plante cultivées, sans porter d'attention à l'évolution de la gamme des cultivars, alors que celle-ci s'est largement déroulée à l'époque historique. Chez une espèce aussi diversifiée que le chou (Brassica oleracea), il est indispensable de bien distinguer les groupes de cultivars, qui ont chacun une gamme d'usages différente. Celui qui nous concerne ici est le Groupe Capitata, que les botanistes classiques appellent Brassica oleracea var. capitata f. capitata.

Dans les textes anciens, il est difficile de savoir si l'on a affaire à des choux pommés ou non pommés. Tout porte néanmoins à croire que les Romains ne connaissaient que des choux non pommés. C'est au Moyen-Age que l'on voit apparaître un nom latin, caputium, qui s'applique spécifiquement au chou cabus, c'est-à-dire à un chou pommé blanc à feuilles lisses. Ce dérivé du latin classique caput (tête) permet de suivre à la trace les voyages du chou blanc. En effet, c'est du piémontais cabüs que viennent le français cabus et le suisse allemand Kabis. L'origine de l'anglais cabbage est plus complexe. Au XVe siècle, le mot apparaît sous la forme caboche, que l’on retrouve en Normandie et à Guernesey. Le nom anglais de ce chou viendrait donc plutôt de l’anglo-normand que du néerlandais kabuis-kool. Le chou cabus est donc probablement originaire d'Italie du Nord, comme l'atteste la diffusion de ses noms. Il était déjà cultivé en Allemagne au XIe siècle, sous les noms de Kabis, Kappes (Suisse, Sud-Ouest de l'Allemagne), Kraut (Sud-Est de l'Allemagne, Autriche), et en France au XIIIe. En Europe de l'Ouest, la Hollande allait ensuite devenir au XIVe siècle une grande région productrice de chou cabus, suivie par le Danemark au XVIe.

Le chou cabus s'est également diffusé dans l'est de l'Europe, et l'histoire de ses noms montre qu'il a été étroitement lié à son produit principal, la choucroute. C'est ce que nous allons maintenant détailler.

La choucroute et ses ancêtres

Au sens strict, la choucroute est fabriquée avec des choux débités en lanières. Naguère, la choucroute se fabriquait à la maison, et un artisan se déplaçait avec sa râpe pour procéder à cette opération. Ces lanières sont placées dans des tonneaux ou des cuves, en lits séparés par du sel (en proportion de 2 à 3%), et comprimés, afin d'éliminer les poches d'air. Dans ces conditions, le chou va subir une fermentation lactique complète en trois à quatre semaines. Cette préparation ne modifie pratiquement pas la teneur en vitamine C, ce qui est essentiel.

La choucroute a un ancêtre, le Kumst. Ce terme allemand est parfois synonyme de choucroute. Mais dans quelques régions, on distinguait encore naguère la Sauerkraut faite de chou haché, et le Kumst où les choux restent entiers. Un auteur allemand, Rümpler (1879), en résume ainsi la fabrication : "On ébouillante les petites têtes, dont on a à moitié coupé les plus grosses en croix, dans de l'eau salée, jusqu'à ce qu'elles aient ramolli. Elles doivent autant que possible garder leur forme. Après les avoir laissées s'égoutter et se refroidir sur des étagères, on les dispose en lits serrés dans un tonneau, en parsemant entre chaque lit des feuilles et des tiges hachées d'aneth."

Maurizio (1932) signale que l'on continuait au début du siècle en Bulgarie à laisser des choux entiers fermenter dans des tonneaux. Il a même observé en Ukraine la survivance d'une technique plus primitive de fermentation des choux, qui consiste à les mettre dans un trou, bien serrés et recouverts de terre. Plus près de nous, au moins jusque dans les années 1950, dans la région de Cracovie en Pologne, on utilisait un tonneau où l'on disposait à la fois des choux entiers et du chou haché dans les interstices, le tout recouvert de feuilles extérieures entières et mises à plat (Topiline, comm. pers.).

Cette choucroute primitive de choux entiers tire ses noms de Kumst, Kompst, Gumpost du latin compositum ou compostum, qui a donné par ailleurs les mots compost et compote. En latin, ce mot désignait tout type de produits végétaux que l'on "met ensemble", et en particulier les olives en saumure. Au Moyen-Age, on faisait des compostes de fruits ou de légumes avec du miel et des épices.

Or dans les langues du nord-est de l'Europe (polonais, russe…), chou se dit kapusta. Ce nom ne peut venir directement d'un descendant du latin caputium. Il dérive en fait de compositum (ou de son neutre pluriel composita), le début du mot ayant été influencé par caputium, qui lui a transmis son a. Ce nom désignait d'abord la choucroute elle-même, et a fini par devenir le nom du chou par simple métonymie.

A l'est de l'Allemagne, le chou cabus est entré dans la famille des "herbes" que l'on faisait fermenter, ce qui explique qu'il ait pris le nom de Kraut, krut, qui désignait au départ l'ensemble des herbes médicinales ou condimentaires. Sauerkraut a pu avoir le sens générique de "herbes aigres", avant de se spécialiser au sens de "chou aigre". Ce nom de Sauerkraut s'est répandu ensuite dans des régions où le nom du chou était Kohl, ce qui témoigne du fait que la choucroute y est arrivée comme un produit déjà établi avec un nom figé.

On voit par là que le chou blanc s'est imposé en Europe de l'Est comme le légume qui faisait le meilleur aliment fermenté. En résumé, la choucroute est née de la rencontre entre une technique de fermentation connue depuis la Préhistoire en Europe du Centre-Est et une variété de plante issue de l'Europe du Sud. Elle est apparue quelque part dans le sud de l'Allemagne ou l'Autriche actuelles, à une époque où y cohabitaient des peuples germaniques et slaves. Les monastères ont dû contribuer largement à l'amélioration de sa fabrication et à sa diffusion. Son invention s'est faite en deux temps. Le Kompst avec des choux entiers a été inventé au XIe-XIIe siècle, et la véritable choucroute de choux hachés apparaît au XVe siècle dans le sud de l'Allemagne. Le mot Sauerkraut est attesté seulement en 1470. L'addition de condiments (genièvre, carvi) a dû être pratiquée très tôt.

La diffusion de la choucroute en Occident

Si la choucroute n'est donc pas originaire d'Alsace, elle semble y être arrivée rapidement, puisque le mot de Gumpostkrut apparaît en 1495 dans les comptes de l'Oeuvre Notre-Dame, qui nourrissait les constructeurs de la cathédrale de Strasbourg. Encore faudrait-il être sûr que ce Gumpostkrut est bien notre choucroute actuelle, et non pas des choux bouillis entiers et mis en conserve avec du sel, du vinaigre, de la moutarde et du raifort, comme l'explique une recette alsacienne de 1671. De nos jours, dans certains villages alsaciens, on continue d'ailleurs à cuisiner du Gumbeskrutt à partir de choux bouillis (Voegeling, 1978).

En français, le mot sorcrote est attesté dès 1739, et il apparaît sous sa forme choucroute en 1768. C'est l'adaptation par étymologie populaire de la forme alsacienne surkrut du nom allemand de la choucroute. Il est amusant de constater que l'étymologie populaire a inversé le sens des syllabes, puisque c'est -croute qui voulait dire chou (Kraut), alors que la syllabe chou- vient de sauer, qui veut dire aigre. En italien, l'étymologie populaire a joué dans un sens différent, la choucroute devenant salcrauti, autrement dit "chou salé", puisque crauti est un nom local du chou en Italie du Nord.

La choucroute est restée longtemps confidentielle en France ailleurs qu'en Alsace. En 1802, De Combles parle ainsi du chou blanc : "C'est avec cette espèce de chou que les Allemands font la Saur-kraudt, tant estimée chez eux ; ce mot signifie chou aigre. Tous ceux qui ont un peu voyagé connoissent ce mets si commun chez eux ; ils en font leur nourriture pendant tout l'hiver, cuit avec le petit salé, des saucisses ou du mouton : il est fort peu connu en France ; cependant, comme il se trouve bien des particuliers, surtout dans le militaire, qui s'y sont accoutumés dans les séjours qu'ils y ont faits, je dirai pour leur utilité, la manière de faire cette espèce de confiture."

Mais dès 1835, la chou-croûte est qualifiée d'industrie importante. A Paris, elle figure sur le menu de quelques brasseries alsaciennes à la Belle Epoque. La fin de la Première Guerre mondiale en 1918 voit le retour de l'Alsace à la France, et la choucroute alsacienne fait son entrée en force dans la gastronomie française, avec son cortège de charcuterie. Elle est maintenant un des plats nationaux français, disponible chez tous les charcutiers.

Si les Alsaciens ont su mettre au point une des recettes les plus élaborées, il faut bien reconnaître que la choucroute est un aliment traditionnel de l'ensemble des pays germaniques et slaves du Nord. En Allemagne, elle peut accompagner de nombreux plats, comme des côtes de porc ou des rôtis, et sa fabrication donne lieu à de nombreuses variantes. Le chou peut être ébouillanté ou cuit avant fermentation, épicé de diverses manières, ou additionné de vin. On l'appelle alors Weinkraut. Aux Etats-Unis, la choucroute a été introduite avec les immigrants allemands, qui lui ont laissé son nom sauerkraut ou simplement kraut.

Enfin, à l’époque des grandes découvertes, la choucroute allait faire le tour du monde. L'Anglais James Lind fut l'un des premiers à reconnaître son intérêt pour combattre le scorbut, et le navigateur James Cook décida de charger des barils de choucroute quand il partit pour le Pacifique Sud sur l'Endeavour. L'expérience fut tellement concluante que l'administration anglaise créa de grands entrepôts à choucroute, et que celle-ci devint une denrée indispensable pour les expéditions lointaines.

Quelques usages dérivés

J'ai signalé plus haut qu'en Pologne, on plaçait parfois des feuilles entières de chou (ou des moitiés de feuilles débarrassées de la nervure principale) au-dessus du tonneau à choucroute. Ces feuilles servaient à préparer un mets apprécié, des rouleaux de chou farcis, dont le nom a une histoire. Appelés gołąbki en polonais et golubcy en russe, ils contiennent une farce de kasza (gruau d'orge ou de sarrasin) ou de riz, et de la viande hachée. Le nom signifie en apparence "petite colombe" en slave, mais il proviendrait plus prosaïquement de l'allemad Kohlblatt, "feuille de chou". Ce qui est curieux, c'est que ce mets rejoint dans l'est de la Méditerranée la région où l'on fait aussi des rouleaux farcis, mais avec des feuilles de vigne fermentées (les dolmades grecs).

Maurizio signale enfin que les Bulgares apprécient le jus de la choucroute comme boisson. Ajoutons en passant que dans certaines régions d'Allemagne et en Alsace, on fait aussi une choucroute de navets râpés (surrieb ou sourièbe).

Une choucroute asiatique

Si la technique de fermentation des aliments est connue en Europe centrale depuis la plus haute antiquité, elle l'est aussi en Asie. Les cuisines asiatiques ont beaucoup développé ce type de préparations. Nous ne parlerons ici que du kimchi, qui est une choucroute de chou chinois coréenne. Plus de 90% des choux chinois ou pétsaï (Brassica rapa Groupe Pekinensis) cultivés en Corée sont employés à la fabrication du kimchi, qui est consommé tout au long de l'année par presque toutes les familles. Traditionnellement, le chou chinois est additionné de sel et d'épices, et soumis à une fermentation lactique dans des jarres enterrées. On aurait donc là un bon exemple de parallélisme de l'évolution des techniques culinaires. Rien ne permet en effet de penser à une influence du kimchi sur la choucroute ou le contraire.

En conclusion

L'exemple de la choucroute montre bien à quel point les regards croisés d'une discipline sur une autre sont nécessaires pour reconstituer l'histoire de notre alimentation. L'histoire botanique et génétique de nos plantes cultivées, l'histoire des techniques de culture et de transformation viennent se combiner au travail de l'historien et du linguiste pour mettre en exergue le rôle historique d'un aliment apparemment trivial.

La rencontre d'une technique de fermentation plurimillénaire et d'une nouvelle forme de plante cultivée a en effet permis d'obtenir un aliment qui se conservait tout l'hiver, et avait surtout la qualité rare de contenir une grande quantité de vitamine C. Quand on connaît les ravages causés par l'avitaminose C, c'est-à-dire le scorbut, on ne peut qu'affirmer que l'invention de la choucroute a contribué à améliorer sensiblement l'état de santé de Européens de l'Est au Moyen-Age, ce qui explique d'ailleurs sa large adoption.

Sources

  • André Jacques, 1981. L'alimentation et la cuisine à Rome. éd. 2. Paris, Belles Lettres. XVI-252 p. (éd. 1 : 1961).
  • Brückner Aleksander, 1996. Słownik etymologiczny języka polskiego. [Dictionnaire étymologique de la langue polonaise]. Warszawa, Wiedza Powszechna. 806 p. (réédition de la 1e éd. Kraków, 1927).
  • Combles de, 1802. L'école du jardin potager. 5e éd. Paris. Delalain. 2 vol. 413 + 450 p.
  • Maurizio Adam, 1932. Histoire de l'alimentation végétale depuis la préhistoire jusqu'à nos jours. Trad. par F. Gidon. Paris, Payot. 664 p.
  • Kluge Friedrich, 1967. Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache. 20e ed. Berlin, de Gruyter. XVI-915 p.
  • König Werner, 1978. DTV-Atlas zur deutschen Sprache. München, DTV. 247 p., 138 ill. coul.
  • Rümpler Theodor, 1879. Illustrirte Gemüse-und Obstgärtnerei. Berlin, Wiegandt. X-524 p., fig.
  • Shanskij N.M., Ivanov V.V. et Shanskaja T.V., 1975. Kratkij êtimologičeskij slovarj russkogo jazyka. [Petit dictionnaire étymologique de la langue russe]. 3e éd. Moscou, Prosbeščenie. 544 p.
  • Voegeling, François, 1978. La gastronomie alsacienne : notes historiques, traditions, recettes d'hier et d'aujourd'hui. Strasbourg, Dernières nouvelles d'Alsace. 158 p.-16 p. de pl. coul. (Coll. Collection des arts et traditions populaires d'Alsace, 3).
Michel Chauvet