Garance (Maison rustique 2, 1837)

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Maison rustique du XIXe siècle (1836-42)
Gaude

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CHAPITRE VII. DES PLANTES TINCTORIALES ET DE LEUR CULTURE SPÉCIALE.
Section Ire. — De la Garance.

Les anciens connaissaient l'usage de la garance et la cultivaient. Pline nous apprend que c'était une culture réservée aux pauvres, qui en tiraient de grands profits, et que cette racine était employée à la teinture des laines et des cuirs. Dioscoride dit que la garance de Toscane, et principalement celle de Sienne, était renommée, mais qu'on la cultivait aussi dans presque toutes les provinces d'Italie. Cette culture devait être aussi commune dans les Gaules, car les invasions des barbares ne l'avaient pas détruite, lorsque, sous Dagobert, les marchands étrangers venaient l'acheter au marché qu'il avait établi à Saint-Denis. La tradition indique, vers le milieu du siècle dernier, l'introduction de la garance dans le comtat d'Avignon et la principauté d'Orange (aujourd'hui le départ. de Vaucluse); elle est due à un Persan nommé Althen, venu dans le comtat d'Avignon vers l'année 1747, qui essaya sans succès la garance sauvage de cette contrée (Rubia peregrina), mais réussit complètement avec de la graine du Levant. Des tentatives furent faites aussi dans différentes parties de la France. Mais la garance ne s'était pas étendue dans d'autres provinces que le Comtat, la partie de la Provence qui avoisine la Durance, et l'Alsace, jusqu'à ces derniers temps où le mouvement agricole et commercial, qui a été la suite de la révolution, s'est aussi dirigé vers cette branche de culture.

La Garance cultivée (Rubia tinctoria, L. ; en anglais, Madder ; en allemand, Farberrothe ; en italien, Robia ; en espagnol, Rubia) (fig. 42) est une plante à racines vivaces et à tiges annuelles, de la famille des Rubiacées. Deux circonstances peuvent fixer une culture dans une contrée, à l'exclusion des autres : la nature du climat et celle du sol. Quant au climat, la garance, cultivée en Zélande et à Smyrne, parait en braver l'effet ; mais il est telle nature de terrain qui lui convient si spécialement, qu'il aura toujours pour sa production un avantage marqué sur ceux qui ont des qualités différentes.

§Ier. — Nature des terres à garance.

Entouré de terres d'une nature très diffférente, qui ont toutes été soumises plus ou moins à la culture de la garance, j'ai pu comparer les frais qu'elles occasionent et leurs produits avec leur nature. Une expérience aussi répétée ne me permet guère de doute à cet égard. Cependant, ne voulant pas me borner à des données vagues et empiriques, j'ai soumis un certain nombre de ces terres à l'analyse chimique et à des expériences physiques, qui m'ont mis à même de définir clairement les qualités que doit avoir une véritable terre à garance. Parmi ces essais multipliés, j'en choisirai six qui m'ont paru réunir les variétés les plus communes de terre, et que je vais détailler. Ces terres sont : 1° Une terre dite palud, blanchâtre par la sécheresse, noirâtre dans l'humidité, qui fait le fond d'une plaine arrosée par la Sorgue, et qui a été anciennement submergée par de vastes marécages qui suivaient le cours de cette rivière ; partout où des eaux ont longtemps séjourné, on trouve une terre analogue. Ce bassin du départ. de Vaucluse est bordé par des collines qui contiennent beaucoup de gypse : c'est la terre à garance, par excellence, du département, médiocre terre à blé ; elle contient beaucoup d'humus et de 90 à 93 pour cent de carbonate de chaux ; 2° une terre de dépôts nouveaux, prise vers les bords du Rhône, et produisant aussi

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très-bien la garance ; bonne terre à blé et à luzerne ; l'argile et le sable y dominent ; 3° terre palus des environs d'Orange, se durcissant aisément, manquant de profondeur, c'est-à-dire ayant au-dessous une couche de marne argileuse : cette couche est trop épaisse pour pouvoir être percée par les cultures ordinaires. Médiocre terre à garance ; mauvaise terre à blé; point de luzerne ni de sainfoin, sans des travaux de minage considérables ; le calcaire y entre pour plus de moitié ; 4° terres des environs de Tarascon, d'anciens dépôts du Rhône, donnant peu de garance et se durcissant beaucoup ; bonne terre à blé, l'argile y domine ; la proportion du calcaire est considérable; 5° terre de la plaine d'Orange, vers le Rhône, quartier de Martignan, d'anciens dépôts du Rhône ; bonne terre à blé, mauvaise terre à garance ; le calcaire et l'argile y sont à peu près en égale proportion ; 6° une bolbène, qui m'a été apportée d'Auch, et que j'ai désiré soumettre à l'examen, n'ayant point de terre de cette qualité dans ce pays, où tous nos sols offrent une grande proportion de calcaire ; celle-ci est composée à peu près pour les 3/4 d'argile et pour 1/4 de sable. Toutes les terres à garance sont exemptes de graviers ; l'expérience ayant prouvé que, quand il s'en trouve en quantité un peu notable, cette racine n'y prospère pas, et que les travaux de l'arrachage morcellent la racine, de sorte qu'elle est d'une vente difficile ; les terres que nous avons soumises à nos expériences sont donc d'un grain homogène. D'après l'examen de ces six sortes de terres, on peut dire que pour sa végétation, mais non pour ses qualités, comme nous le verrons plus tard, la composition minérale de la terre est presque indifférente à la garance. Dans un sol de composition identique elle réussit d'autant mieux, que la proportion de l'humus est plus forte. Quant aux propriétés physiques, la terre à garance par excellence est spécifiquement la plus légère de toutes ; proportionnellement à son poids, c'est elle qui se charge le plus d'eau, c'est chez elle que l'évaporation se fait le plus lentement, c'est elle qui adhère le moins aux outils, et celle qui, étant sèche, fait le moins corps. De plus, elle communique à un réservoir permanent d'eau de 1 à 2 toises de profondeur, et moyennant la forte proportion d'humus qu'elle contient, elle en aspire toujours suffisamment pour la maintenir fraîche presque toute l'année. Cette propriété fait que la végétation de la garance n'y cesse presque pas dans l'été, tandis que, dans les autres terres séparées du réservoir inférieur par une couche d'argile plus ou moins profonde, la garance cesse de végéter pendant deux ou trois mois de l'été, temps perdu pour l'augmentation de son poids. Mais il faut bien noter ici que toute humidité séjournant dans la couche inférieure du sol est tout-à-fait contraire à la production de la garance ; que nous ne parlons ici que d'un sol bien égoutté, et enfin que ces observations sont faites au 43° degré de latitude et dans le climat venteux de la Provence.

§II. — Engrais pour la Garance.

Il est très-essentiel de connaître pour la garance, comme pour toutes les autres plantes en culture, la consommation d'engrais qu'elle fait dans le cours de sa végétation ; c'est sur cette notion que sont fondées la convenance de son emploi et la place qui doit lui être destinée dans le cours d'un assolement. L'observation suivie sur des terres qui étaient réduites presqu'à leurs parties minérales a mis à portée de reconnaître assez précisément que chaque quintal de garance sèche s'était approprié 13 quintaux (de 50 kilog. chacun) d'engrais de cheval, point entièrement consommé, chaud, et dans un état où il pèse 45 livres le pied cube, sans être pressé. Ces données suffisent pour arriver à une assez grande exactitude dans l'estimation de la quantité de l'engrais. Ainsi, l'on serait sûr d'avoir autant de quintaux de garance qu'on aurait déposé de fois 13 quintaux de fumier sur ces terrains où il se décomposerait entièrement, et permettrait à la garance de s'en emparer pendant la durée de sa végétation. Cela n'arrive que dans les terrains poreux et légers, que nous avons désignés comme bonnes terres à garance, qui, par la nature de leur tissu, permettent à l'air d'agir sans obstacle sur toutes les parties d'engrais qu'elles contiennent, et qui d'ailleurs contiennent peu d'argile qui semble s'emparer des principes du fumier par quelque affinité chimique mal appréciée jusqu'à présent. Dans les sols compactes argileux, les plantes végètent, d'ailleurs, avec lenteur, et l'on ne parvient à y avoir des récoltes avantageuses que quand l'engrais y est répandu avec assez d'abondance pour saturer le sol, et peut-être aussi en tenir les parties soulevées et divisées.

Nous avons vu que nos terres à garance contiennent une assez forte portion d'humus, il parait étonnant qu'il faille cependant leur donner des engrais artificiels ; mais l'une de ces 2 substances ne supplée qu'imparfaitement à l'autre; le fumier devient promptement soluble, et peut servir presqu'en entier, dans l'espace d'un petit nombre d'années, à la nutrition des plantes, tandis que l'humus ne le devient que très-lentement: trésor que la Providence semble avoir dérobé, jusqu'à un certain point, aux calculs de la cupidité imprévoyante. Toutes les plantes n'ont pas une égale vigueur dans leur action à l'égard de l'humus. Il parait que celle de la garance est très-grande, puisque dans un sol dont le blé peut à peine arracher sa subsistance, une première récolte de garance trouve presque toujours une quantité suffisante de sucs à mettre à profit. Cette force de végétation doit faire concevoir aussi la grande déperdition que subit un terrain qui est soumis à cette culture, et le danger de la réitérer souvent sans engrais. Deux facteurs concourent à établir la quotité d'une récolte, les propriétés physiques du sol et sa richesse, ou autrement dit, les portions de matière assimilable dont il dispose actuellement. Dans des terrains traités de la même manière en engrais et en travail, j'ai cherché à quelle propriété du sol

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se rapportait la quantité variable de la récolte, et j'ai vu que c'était principalement à sa qualité de s'emparer de l'humidité atmosphérique, et en seconde ligne au défaut de ténacité du sol ; mais les terres fraîches, en été, ont décidément le premier rang dans la production de la garance. Des terres sablonneuses de peu d'adhérence laissent sécher et périr la garance pendant la saison chaude, et donnent un résultat beaucoup moindre que des terres compactes qui ont de la fraîcheur, tandis que les terres sablonneuses fraîches produisent des récoltes surprenantes.

§ III. — Culture de la Garance.

La culture de la garance s'entreprend actuellement, dans le dép. de Vaucluse, par trois différentes classes de cultivateurs : 1° les propriétaires qui la font avec soin sur leur terrain ; 2° des fermiers voués spécialement à cette branche, et qui louent des terres pour la culture de la garance : ceux-ci entreprennent ordinairement sur une grande échelle; 3° les fermiers à mi-fruits qui, ayant un excédant de journées oisives depuis la récolte jusqu'aux semences, et aussi dans le courant de l'hiver, les emploient à cette culture. C'est un véritable bienfait pour eux que l'introduction de la garance dans leur assolement ; elle leur fait tirer un parti utile d'un temps qui était entièrement perdu pour eux, et en les entretenant dans une activité constante, elle les soustrait à ces habitudes de paresse, qui se conservent dans les momens mêmes où leurs champs réclament des travaux non interrompus. Nous trouvons donc ici trois genres de culture adaptés à ces trois classes d'individus : 1° la culture soignée, jardinière, par laquelle on a débuté dans ce pays ; 2° la grande culture ; 3° la culture à bras sans engrais. La première est permanente, étendue sur toutes les véritables terres à garance, et ne reçoit guère que des augmentations insensibles ; la deuxième a une grande extension dans les années où l'on prévoit une augmentation de prix, et se resserre dans celles où les prix sont bas ; enfin la dernière est permanente aussi, gagne chaque année de l'étendue, se propage dans les habitudes de nos cultivateurs. — On donne aussi pour les cultures en garance, des terres détachées à des paysans qui s'en chargent pour la moitié de la récolte ; le propriétaire contribue à l'arrachage dans une proportion relative à la récolte présumée, et l'on convient de l'indemnité à payer au cultivateur, si, par l'effet des intempéries, la graine ne sortait pas et qu'il fût obligé d'abandonner gratuitement sa 1re culture : on lui donne alors de 40 à 60 francs par hectare, ou bien on lui laisse faire à moitié profits une récolte de grains sur son travail.

Nous allons traiter spécialement de la 1re de ces cultures, comme étant la meilleure, en ayant soin de noter les différences que présentent les autres modes.

Quand on a un terrain propre à la garance, et qu'on se propose de se livrer à cette culture, il n'est pas douteux qu'il ne convienne de le faire avec des soins proportionnés au profit qu'on en peut retirer, et des engrais qui puissent réparer la déperdition que la garance fait subir au sol : c'est dans ces sortes de terrains que l'on est sûr d'être remboursé de ses avances.

On doit faire défoncer le terrain à demi-mètre de profondeur, à moins qu'il n'ait reçu depuis peu un travail profond ; cette façon se donne ordinairement à la bêche. Les ouvriers sont disposés de manière à faire front à la ligne du travail, ils enlèvent ainsi une première pointe de terre ; faisant ensuite un à droite, ils se trouvent en file, descendant dans l'excavation qu'ils viennent de faire, ils enlèvent une seconde pointe, et la rejettent sur la première ; ils font ensuite front de nouveau pour continuer le travail, et ainsi de suite. Cette opération a lieu pendant l'hiver ; les pluies et les gelées rompent les mottes de terre, qui se trouvent pulvérisées au printemps : on l'entreprend quand la terre est dans cet état où, ayant une humidité suffisante, elle ne s'attache pourtant pas aux outils. Il faut observer, cependant, que les défoncemens qui ont lieu avant l'hiver favorisent la sortie des mauvaises herbes, et occasionent ensuite plus de frais de sarclage : aussi beaucoup de cultivateurs intelligens préfèrent-ils les travaux qui ont lieu au commencement de mars, quoiqu'ils obligent à de plus grands frais pour l'ameublissement de la terre. Mes nombreuses expériences sur la ténacité des terres, comparées au nombre de journées, faites en diverses années sur les mêmes sols, m'ont donné des résultats dont les épreuves journalières me prouvent la très-grande approximation. Sur nos bonnes terres à garance, dont la ténacité n'est que d'un kilogramme et 1/2, et qui se remuent presque avec la pelle de bois, on fait ce travail avec 44 journées de 8 heures de travail par hectare, ou avec 352 heures de travail. Cette quantité augmente de 66 heures par kilogramme d'augmentation dans la ténacité du sol, avec les ouvriers dont on dispose dans le sud-est de la France ; mais l'augmentation devient moindre dans les terres gélisses, dont une couche plus ou moins forte a été soulevée et ameublie par l'effet des gelées. Si le terrain était gazonné, il faudrait augmenter les frais de main-d'œuvre.

Dans la grande culture de la garance on a recours à une forte charrue pour les premiers travaux de défoncement ; ce changement a été amené forcément par la baisse des prix de la garance et par l'infériorité des sols d'une ténacité plus grande que les bonnes terres à garance, et qui eussent été définitivement éloignées de la concurrence, si on avait continué à employer les moyens de la petite culture sur de vastes étendues de terre.

On fait les charrois d'engrais tout l'hiver : il est des terres où la quantité que l'on en met peut être, pour ainsi dire, illimitée, et produire une récolte de racine proportionnée ; mais il faut reconnaître ici que ce n'est que sur les sols poreux, légers et frais qu'il convient de tenter ces doses surabondantes d'engrais. Ces essais, qui réussissent très-bien sur de pareils sols, sont sujets à causer des pertes sur des terrains moins favorable-

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ment disposés, dans lesquels le fumier se décompose avec plus de lenteur : la proportion dépend donc d'expériences faites sur les différens sols, cependant l'engrais n'étant pas perdu pour le propriétaire qui le retrouve dans la récolte subséquente, il peut agir plus libéralement qu'un simple fermier, et disposer d'une masse de fumier au-delà de la quantité que l'on a coutume d'employer à cette culture, et qui est de 880 quintaux (22 voilures de 40 quintaux) par hectare.

Quand le fumier est étendu, on passe deux raies croisées de labour pour l'enterrer légèrement ; ensuite on herse pour égaliser le sol. On trace alors, avec un sillonneur à bras, les sillons où l'on doit semer la garance ; ces sillons doivent avoir un mètre et 2/3 de largeur, avec un intervalle de 1/3 de mètre entre deux sillons : ainsi on trace les lignes à 2 mètres de distance l'une de l'autre. Cette opération terminée, un homme creuse, le long du sillon, une raie plus profonde avec une houe à bras ; il est suivi par une femme ou un enfant qui répand la semence dans la raie : on en emploie 170 livres par hectare. Les grains doivent être espacés également, et au plus à 1 pouce et 1/2 l'un de l'autre dans tous les sens, et non pas placés en ligne. En revenant sur ses pas, après avoir achevé sa raie, l'homme en ouvre une autre à côté de celle-ci, dont la terre lui sert à recouvrir la graine mise dans la première ; la semeuse le suit encore, et ensemence cette nouvelle raie, et ainsi de suite, jusqu'à la sixième, qui reste sans être semée, et qui fait l'intervalle du 1er au 2e billon. Dans les terrains légers de palus, cette opération est faite le plus souvent avec une pelle de bois.

§ IV. — Plantation de la Garance.

Trois circonstances conduisent à planter la garance au lieu de la semer : 1° la cherté de la graine ; 2° le climat ; 3° l'état du sol, qui rend la sortie des germes précaire. 1° La plantation de la garance se faisait assez généralement, il y a quelques années, quand le haut prix de la graine pouvait se compenser avec la valeur de la racine. On emploie, pour planter un hectare, 30 à 40 quintaux de racine fraîche, bien nettoyée de terre, qui se paie un cinquième du prix de la racine sèche : c'est la proportion dont le poids de la garance diminue par le séchage ; mais il faut compenser avec cette augmentation de frais la valeur d'une année de rente du terrain, puisque la garance plantée ne l'occupe que deux ans au lieu de trois. Ainsi, toutes les fois que le prix de 6 quintaux et 1/2 de racine sèche, plus l'intérêt de ce prix pendant deux ans, est inférieur à une année de rente, plus la valeur de la graine, plus l'intérêt de cette valeur pendant trois ans, plus l'intérêt des travaux de la première année pendant un an, il peut convenir de planter la garance au lieu de la semer. Ainsi, dans les terres dont la rente est chère, il y a toujours un avantage à planter.

2° Le climat est un autre élément important à considérer dans le choix d'une des deux méthodes ; partout où l'on a de fortes chances d'éprouver des gelées après l'époque des semailles, on doit renoncer aux semis, car la garance jeune est une plante très-délicate, et l'on perdrait de la sorte une grande partie des plantes, et peut-être la totalité. La réussite d'un semis a aussi à craindre la sécheresse du printemps ; et cette circonstance, qui se présente assez souvent chez nous,influe alors sensiblement sur la beauté des cultures : les plantes sortent rares si elles manquent de pluie, et la récolte en éprouve un assez grand déficit. Ainsi, sous le rapport du climat, la méthode de plantation est aussi la plus sûre ; mais on ne doit pas s'exagérer cette difficulté, et, par exemple, si la graine n'est pas chère, il est facile de ressemer avec peu de frais une terre bien préparée et qui vient de souffrir de la gelée : il n'en est pas de même de la sécheresse, qui fait perdre souvent le moment favorable en se prolongeant.

3° Examinons maintenant ce qui tient à la nature du sol. Quand les terres calcaires peu abondantes en silice ont été bien ameublies, et qu'elles éprouvent une pluie suivie d'un temps sec, il se forme à leur surface une croûte que le germe des plantes n'a pas la force de percer, et qui exige qu'avec un râteau ou une herse légère, tirée à bras, on en brise l'adhérence. C'est un petit surcroît de travail qui, étant fait à temps, détruit l'inconvénient dont nous venons de parler ; mais il faut le réitérer plusieurs fois dans certaines années où les petites pluies, suivies de vent ou d'un bon soleil, se reproduisent à plusieurs reprises avant la sortie des semences. Dans les terres très-légères, comme celles de palus, dont la ténacité n'est que de 1 à 2 kilogrammes, les grands vents emportent quelquefois en forme de poussière une assez forte couche de la surface du sol, et, déchaussant ainsi les jeunes plantes, les exposent à périr : c'est encore une raison qui milite dans ces terrains en faveur de la plantation. Enfin, il est certain que la semence sort mal dans les terrains où l'on a réitéré souvent cette culture, et qu'il est des terrains que, pour cette raison, on est presque forcé de planter au lieu de les semer. Cependant le bon marché de la graine, permettant de semer bien épais dans les terrains que l'on connaît pour être rebelles à la sortie, diminue beaucoup cet inconvénient.

Il résulte de ce que nous venons de dire que la plantation de la garance est la méthode la plus sûre, qu'elle est la plus avantageuse dans un grand nombre de cas, et que c'est la forte avance à faire qui décide le plus souvent les cultivateurs dans la préférence presque générale qu'ils donnent aux semis.

La plantation de la garance se fait en novembre ou décembre, et quelquefois en février et mars, sur un terrain préparé en tout point comme si on allait le semer ; on tire le plant des pépinières, où on l'a semé très-dru au printemps précédent, ou bien on l'achète, comme nous l'avons dit, à raison du cinquième du prix de la garance sèche, en portant une grande attention au nettoiement de la racine, qui peut garder aisément un dixième de son poids en terre pour peu qu'on manque de vigilance. On trace des

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raies avec la houe à bras, comme nous l'avons dit pour les semis à la main, et on en garnit le fond de racines bien étalées que l'on recouvre de la terre de la raie suivante.

La culture de la garance en Alsace ne diffère de celle que je viens de décrire pour planter la garance, qu'en ce qu'on y donne aux billons 6 mètres de largeur, y compris le fossé, au lieu de 2 mètres qu'on leur donne chez nous. On plante au printemps ; on ne couvre qu'une fois en plein, avec 3 pouces de terre, vers le milieu de novembre.

En Flandre, selon Duhamel, les planches ne sont que de 3 mètres. Les plantations se font de préférence en automne, à cause, sans doute, de la douceur des hivers du climat océanien, que l'on n'a pas en Alsace.

§ V. — Soins d'entretien de la Garance.

Dès que la garance est sortie de terre, tous les soins doivent être dirigés vers son sarclage, qui ne saurait être trop parfait et doit être répété après chaque pluie, dès que les herbes adventices commencent à se distinguer sur le sol. Les bienfaits de cette opération, accomplie d'une manière parfaite, se prolongent, au reste, bien au-delà de la récolte de la garance. Ce sarclage se fait à la main ; les femmes et les enfans qui y sont destinés se mettent à genoux dans l'intervalle des billons, et épluchent exactement tous les filamens de mauvaises herbes. — Le sarclage est toujours suivi de l'opération de couvrir la garance d'une légère couche de terre prise dans l'intervalle, et destinée à raffermir la terre et remplacer celle que l'arrachement des herbes peut avoir déplacée. — Ce sarclage est répété plus ou moins la première année, selon la faculté du terrain à produire de l'herbe ; mais on doit compter sur environ trois sarclages pendant le premier été : ils exigent 22 journées de femme par hectare pour chaque fois, dans les terrains qui produisent médiocrement d'herbes ; mais cette quantité peut être beaucoup plus forte dans ceux où la végétation est vigoureuse.

Au mois de novembre, on couvre tous les billons de 2 à 3 pouces de terre, et c'est dans cet état que la garance passe l'hiver. A l'époque où l'on couvre, la fane est flétrie par les premiers froids et ne tarderait pas à sécher : il ne s'agit pas ici de la défendre des gelées, auxquelles elle résiste très bien, mais d'obliger la plante à former de nouvelles racines dans la terre dont elle est couverte, pour se montrer au jour. La première végétation du printemps est si vigoureuse, qu'elle perce cette couche avec rapidité, et que la nouvelle tige ne tarde pas à en sortir dès que les premières chaleurs du printemps se font sentir.

Nos ouvriers se chargent de couvrir les garances, à prix fait, moyennant 25 francs par hectare.

Pendant la seconde année, on continue à donner des soins au sarclage ; mais, s'il a été bien fait la première, les plantes de garance, s'étant emparées du sol, ne permettent guère aux herbes étrangères de se montrer. Oa couvre légèrement après chaque sarclage ; cependant bien des personnes ne couvrent plus la seconde année, prétendant, avec quelque raison, que l'arrachement des herbes ne peut plus déranger les racines de la garance, désormais bien établie en terre.

Quand la tige est en fleur, on la coupe pour avoir du fourrage, ou bien on la laisse grener. Les avis sont partagés sur ces deux méthodes : bien des personnes pensent que le fauchage oblige la plante à une nouvelle pousse qui doit épuiser la racine ; mais, d'un autre côté, qui ne sait comment la fructification épuise les plantes et les racines de tous leurs sucs ! Je dois dire, d'ailleurs, que l'expérience ne m'a jamais montré de différence sensible entre les produits en racine, dans les cultures traitées selon l'une ou l'autre méthode ; que d'ailleurs, dans les terrains qui ne sont pas naturellement frais, cette opération précède de peu de jours le temps où la tige se dessèche après la fructification, et où sa végétation s'arrête pendant la grande chaleur de l'été, et qu'ainsi la racine n'en est pas moins obligée à produire de nouvelles tiges aux premières pluies qui annoncent l'automne.

Sous le rapport du produit de ces deux méthodes, indépendamment de la quantité du produit en racine, il ne peut plus y avoir de comparaison depuis que le prix de la graine est si modique. La culture faite seulement d'abord sur les terres palus, où la fleur coule aisément, ne produisait qu'à peine la quantité de semence nécessaire ; mais transportée aujourd'hui, par la culture des métayers, sur des terres fortes, où la graine mûrit bien, elle en produit une quantité qui surpasse de beaucoup la demande. Sur un terrain pareil, un hectare de garance produit, en moyenne, 300 kilog. de graine, c'est-à-dire de quoi ensemencer quatre fois et demie un pareil espace. Portée en 1816 jusqu'à 3 francs la livre, elle n'a pu s'élever, depuis quelques années, qu'à 25 centimes.

Pour récolter la graine, on attend qu'elle soit d'un violet foncé ; on fauche alors la tige rez-sol, on la transporte sur l'aire, où elle se sèche ; on en sépare alors la semence en la remuant avec une fourche, ou tout au plus par le moyen d'un léger battage au fléau.

Quant au fourrage, il est d'une excellente qualité, presque aussi estimé que la luzerne ; on sait qu'il a la propriété de teindre en rouge les os des animaux qui en mangent, circonstance que l'on trouve souvent dans le pays à garance. Son produit est un assez bon critère pour juger du produit futur des racines, que les cultivateurs expérimentés estiment être égal au poids du fourrage de la première année, et double de celui de la seconde.

§ VI. — Récolte et conservation de la Garance.

La troisième année n'exige d'autre travail que le fauchage de la tige, et enfin, au mois d'août ou de septembre, aussitôt après que les pluies ont assez pénétré le sol pour le rendre facile à creuser, on se livre à l'arrachement. Si l'on peut faire arriver l'eau dans les fossés qui séparent les billons, on a l'a-

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vantage de pouvoir devancer de quelques jours la masse des arracheurs, de trouver ainsi des ouvriers et des acheteurs avec plus de facilité.

Dans les terres palus, où la ténacité de la terre est presque nulle, on peut pratiquer cette opération à l'époque que l'on veut : autre avantage de ces excellentes terres à garance. Il est important que cette opération précède le temps où l'on peut craindre des gelées, qui nuiraient beaucoup à la qualité de la racine pendant le séchage. Dans aucun cas, on ne doit faire l'extraction au printemps quand la racine est entrée en sève, car alors elle se dessèche prodigieusement, et sa couleur n'est pas de bonne qualité ; pratiquée assez souvent à cette époque, quand une pièce de garance a mal réussi ou qu'on destine le terrain à une autre culture, ou quand la terre a été trop dure, ou qu'on a été trop occupé l'été précédent, elle ne fournit jamais qu'une mauvaise marchandise.

Pour exécuter l'arrachage, les hommes sont disposés sur chaque billon ; on en place même deux si la terre est tenace et exige un grand effort ; avec leur bêche, ils renversent la terre devant eux, et creusent aussi profondément qu'ils peuvent apercevoir dans le sol des filamens de racine. Il est important pour le propriétaire que cette opération soit bien faite : dans les terres meubles, où la garance s'approfondit beaucoup, on a vu perdre jusqu'au tiers de la récolte, que des cultivateuis industrieux venaient ensuite extraire à moitié profit ; mais, d'un autre côté, dans les terrains compactes, elle s'enfonce rarement à plus d'un pied, et tout le temps employé pour rechercher de trop petits filamens causerait de la perte au propriétaire, surtout dans les années où la racine est à bas prix. Après une heure de travail, tout homme expérimenté a bientôt jugé de la profondeur où doit se borner le travail. Cet ouvrage est long et coûteux, sa durée varie dans le même terrain selon l'état actuel du sol ; mais quand on attend une pluie suffisante pour le bien pénétrer, ou qu'on l'a ramolli par l'irrigation, on rentre dans des données plus précises. J'ai cherché à recueillir, à cet égard, des notes sur les différentes espèces de terrains ; il en résulte que dans les terrains de palus, on emploie 1,320 heures de travail par hectare, et qu'il augmente de 123 heures par kilogramme de plus dans la ténacité de la terre.

Devant chaque ouvrier se trouve placé un linceul dans lequel il jette la garance à mesure qu'il la recueille ; à chaque repos, ces linceuls sont portés sur l'aire, où l'on étale la récolte pour la faire sécher : on la remue à la fourche pour en séparer la terre et la poussière qui pourraient y être restées attachées ; on la transporte ensuite dans un local sec, car l'humidité lui ferait contracter de la moisissure et la détériorerait entièrement.

Dans la grande culture les travaux d'arrachage se font aussi à la charrue, à laquelle on met d'abord pour 1er couple de l'attelage une paire de bœufs, en attelant devant ceux-ci des mules ou des chevaux en nombre proportionné à la ténacité du sol ; avec ces moyens on fait un demi hectare par jour en creusant à 17 pouces (45 cent.) de profondeur. On peut aussi exécuter le même travail en passant une seconde fois dans la raie ; deux charrues, se succédant dans la même raie, ne pourraient pas servir à cet usage, parce que l'on morcellerait et l'on enterrerait la racine. Pour exécuter ces travaux, 20 hommes et 20 femmes au moins sont nécessaires pour chaque charrue ; la largeur du champ est divisée en 20 distances égales, un homme et une ou deux femmes sont attachés à chacune de ces divisions ; les hommes, armés d'un râteau de fer, étendent la terre qui vient d'être retournée par la charrue le long de leur division ; les femmes ramassent la racine dans des paniers et la déposent ensuite dans des linceuls placés à distances égales.

Dans les pays du nord, comme en Alsace et en Flandre, et c'est la principale différence avec les méthodes du dép. de Vaucluse, on est dans ia nécessité de faire sécher les racines à l'étuve au lieu de le faire sur les aires à dépiquer le blé ; c'est un accroissement de dépense assez important.

Après la dessiccation, il ne s'agit plus que d'emballer sa récolte. Il convient presque toujours au propriétaire de se charger de cette opération, parce que la récolte non emballée est soumise par l'acheteur à un triage toujours préjudiciable. 4 mètres et 12 de toile pesant 10 livres, servent à emballer 3 quintaux de garance, et coûtent 4 fr. 30 c. : ce qui donne 1 fr. 43 c. de toile par quintal de garance ; plus, l5 c. pour l'emballeur; total, 1 fr. 58 c. Il y aurait donc de la perte toutes les fois que 3 livres et 1/3 de garance ne vaudraient pas 1 fr. 58 c., c'est-à-dire environ 48 fr. le quintal ; mais la première considération, réunie à celle du moindre espace qu'occupe une récolte, à l'arrangement qu'on peut lui donner, à la facilité de la changer de place, doit faire préférer au propriétaire d'emballer lui-même en attendant la vente, à moins qu'elle n'ait lieu tout de suite après la récolte.

§ VII. — Calcul des frais et produits.

Le calcul que nous allons donner de la dépense pour un hectare de terre en garance, cultivée à bras dans une terre palus du département de Vaucluse, mettra à même de calculer approximativement pour d'autres localités, le prix de revient de cette denrée.

Première année.
Défoncer le terrain. 44 journées d'hiver à 1 fr. 50 cent., ci. 66 »
22 charretées de fumier, à 20 fr. ( prix moyen ) 440 »
Charroi du fumier (variable selon l'éloignement), à 6 fr. la charretée 132 »
Deux raies de labour pour enterrer le fumier et hersage pour égaliser la terre 24 »
Graine, 170 livres, à 25 cent. 42 50
704 50

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D'autre part 704 50
Huit journées d'homme et de femme pour semer 22
Sarcler trois fois, 66 journées de femme en été, à 1 fr. 66
Couvrir trois fois. 34
Couvrir en plein (prix fait) 24 75
Rente de la terre, au prix du pays pour faire de la garance,
location plus haute que pour d'autres emplois
165
1,016 25
Intérêt à dix pour cent. 101 62
Total de la 1re année. 1,117 87
Deuxième année.
Sarcler en plein, 22 journées 22
Couvrir une fois 12
Couvrir en plein 24 75
Rente de la terre 165
Intérêt 22 37
Intérêt du capital avancé la 1re année 101 62
Total de la 2e année 347 74
Troisième année.
Arracher, 165 journées, à 2 fr. 330
Sécher et emballer, 1 fr. 58 cent. par quintal, et 77 quintaux 121 66
Rente de la terre pour uu an 165
678 66
Intérêt du capital de la 1re année pour 6 mois 50 81
Intérêt du capital de la 2e année pour 6 mois 11 18
Le capital de la 3e année n'est déboursé que
presque au moment de la récolte et de la vente
678 65
Récapitulation
1re année 1117 87
2e année 347 74
3e année 678 65
Total. 2,144 26
Produits.
1° Fourrage de la 1re année, 77 quintaux, à 2 fr. I54
Intérêt de deux ans 30 80
2° Fourrage de la 2e année 77
Intérêt d'un an 7 70
3° 77 quintaux de racines, à 30 fr. 2,310 »
2,579 60
Ce qui fait ressortir un bénéfice de 435 24

D'après ce compte, la garance revient à 24 fr. 34 cent. 34.

Dans des terrains plus compactes, une première récolte de garance se fait fort bien sans l'emploi du fumier, et alors le prix de la racine revient aussi à 24 fr. environ.

Dans la grande culture, où le défoncement et l'arrachage ont lieu à la charrue et en ne portant pas de frais d'engrais, la dépense pour les trois années peut être évaluée à 871 fr. 9 cent ; le produit, en ne portant la graine et la tige que pour mémoire, étant évalué à 33 quintaux de racine, ils reviennent à 26 fr. 40.

Dans ce compte, si l'on avait des terres qui élevassent le produit à 55 quintaux, en supposant que les frais restassent les mêmes, la garance ne s'élèverait pas à plus de 15 fr. pour une première récolte ; pour les récoltes suivantes, qui exigeraient l'emploi du fumier, les frais seraient considérablement augmentés.

Dans la culture des métayers, si la récolte est de 55 quintaux, ils coûteront en totalité 1,159 fr. 12 c. ; le quintal reviendra donc à nos cultivateurs à 21 fr. 7 c. 1/2, et encore nous ne faisons pas entrer en déduction le fourrage ou la graine. On conçoit tout ce que l'extension d'un pareil système doit apporter de changement dans les prix de la garance, et par là dans toute la situation agricole du pays, et aussi dans le prix des journés payées en argent. C'est l'introduction dans la concurrence du travail d'une classe nombreuse, qui auparavant perdait une partie de son temps dans l'oisiveté, et qui vient prendre sa part au dividende général de l'agriculture, fait dont les conséquences peuvent être immenses.

§ VIII — Assolemens dans lesquels il convient d'intercaler la garance.

Une récolte peut détériorer un sol de trois manières, ou en le durcissant, ou en le salissant, ou en l'épuisant. La garance, loin de durcir le sol, lui procure un ameublissement très-profond par l'opération de l'arrachage : ainsi, sous ce rapport, elle est favorable au sol ; et, dans toutes les estimations de culture que nous avons faites, on doit, en toute justice, si l'on sait profiter, pour une récolte consécutive, de cet excellent travail du sol, déduire du compte des frais d'arrachage une somme égale à la valeur dont il peut être, et qui équivaut à la préparation du sol de la première année de culture.

Si la garance a été soignée, il ne faut pas douter aussi que la terre ne se trouve, après sa récolte, dans un grand état de netteté. Cependant, je dois observer que dans les garances de métayers et dans celles de la grande culture, où l'on néglige souvent les sarclages de la seconde année, la terre se trouve salie par cette culture ; et, quoique ces plantes paraissent peu la troisième année, où elles sont dominées par la vigueur de la garance, leurs semences, dispersées dès la seconde année, remplissent le sol, et ne tardent pas à se remontrer.

Quant à l'épuisement du sol, il est indubitable pour toute personne qui a suivi cette culture. Je dois dire, cependant, que des doutes sur son étendue m'ont été manifestés par des cultivateurs éclairés des pays du Nord. Nous différons aussi avec eux sur l'épuisrment causé par les pommes-de-terre, les betteraves, les carottes, et en général toutes les racines : il est considérable chez nous, et ils le regardent comme presque nul. Cette divergence tiendrait-elle a ce que ces

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cultures, qui végètent une partie de l'été, tirent plus du sol et moins de l'atmosphère dans nos régions du Midi, dans une saison aussi chaude et aussi sèche ? Je penche d'autant plus pour cette explication, que nous sommes d'accord sur l'intensité de l'épuisement causé par les céréales, dont la végétation a lieu dans des saisons plus constamment humides.

Quand on cultive un sol profond et riche dans toute sa profondeur, que la couche arable en a été épuisée par une longue série de cultures superficielles, la culture de la garance, ramenant à la surface, par un travail profond, les principes féconds qui n'ont pu être atteints par les labours ordinaires, semble communiquer à ce terrain une fécondité nouvelle, et l'améliorer au lieu de le détériorer. Ainsi, sur un sol d'alluvion du Rhône, nous avons vu de superbes récoltes de céréales succéder à la culture de la garance, tandis qu'elles étaient devenues chétives par une rotation vicieuse avant le défoncement du sol.

D'autres fois, il arrive que la couche arable soumise à la charrue manque de profondeur, que l'humidité stagne l'hiver au pied des racines des céréales : la culture de la garance change l'état des choses, et produit sur ces sols une amélioration qui fait plus que compenser l'épuisement qu'elle cause.

Il arrive aussi très-souvent que la couche arable imprégnée d'humus n'est pas très-profonde, et qu'au-dessous d'elle se trouvent des argiles ou des graviers maigres ; dans ce cas, la garance détériore réellement le sol, et ce n'est que par des engrais réitérés qu'on lui rend sa fécondité première. On sent, d'après cela, que tout propriétaire qui loue ses terres pour la garance doit bien examiner leur constitution ; si elles sont maigres au fond comme à la surface, la garance achèvera de les détériorer, en leur enlevant le peu de substance organique qu'elles possèdent. Si le sol est fertile dans sa couche supérieure et maigre dans l'inférieure, il faut se garder absolument de cette culture ; mais, dans le cas où le sol est vraiment fécond dans sa couche inférieure, tout se réunit pour recommander cette opération : augmentation de fermage pour les années de la garance, augmentation de valeur du sol pour les années qui suivront.

Le temps que l'on doit laisser la garance en terre dépend de plusieurs élémens : le prix de la rente, l'augmentation du poids de la racine, et l'assurance qu'elle n'éprouvera pas de mortalité par un plus long séjour. Quand la rente de la terre n'est pas forte, et que la terre est fertile, on peut, avec avantage, prolonger la durée de cette culture ; c'est ainsi que dans la Livadie la racine reste cinq à six ans en terre. Dans les terrains légers, où la racine s'empare avec facilité des sucs de la terre, on regarde le terme de trois ans comme le plus avantageux ; il peut n'en être pas de même dans les terrains compactes, où la garance laisse une plus grande quantité d'engrais non consommés ; l'opinion des cultivateurs est que, sur ces sols, la quatrième année augmente la récolte d'en- viron 3 à 4 quintaux par hectare : la cinquième année produirait, sans doute, une augmentation moins forte. C'est une expérience à faire, mais qui dépend encore tellement des saisons et des sols, qui devrait être variée de tant de manières, qu'elle pourrait bien n'être pas aussi concluante que difficile.

Une cause qui tend à abréger la durée de la garance sur beaucoup de terrains, c'est un Rhizoctone non décrit (Rhizoctonia rubiæ), espèce de Champignon, qui attaque cette racine et l'enveloppe d'un épais réseau couleur de lie de vin ; ce rhizoctone a des rapports avec celui de la luzerne, dont il diffère d'ailleurs spécifiquement. Quand la garance est gagnée par le rhizoctone, elle jaunit et meurt, et la plante parasite, se communiquant d'une racine à sa voisine, finit par dévaster de grands espaces. Les terrains où les luzernes sont sujettes à cette cause de destruction la présentent aussi pour la garance, quelquefois dès la seconde année, mais surtout si on en prolonge la durée. Je ne crois pas que l'on ait encore bien caractérisé la disposition du sol qui occasione cette espèce de maladie des racines : ce n'est pas toujours sur des sols humides qu'on l'observe. C'est encore un sujet d'observation qui s'offre à l'agriculteur intelligent.

Dans les terres qui ont porté plusieurs récoltes de garance, les céréales qui suivent cette culture sont très-pauvres, à moins qu'on ne leur applique une fumure considérable. Après une première récolte, leur réussite dépend de la valeur de la couche inférieure que l'on a ramenée au-dessus ; mais, en général, elle est moins belle que celle que l'on retirerait après un repos d'un an ; quant aux fourrages artificiels, ils réussissent fort bien après la garance ; j'ai vu des sainfoins donner deux bonnes coupes dès la première année de leur semis, et dans une année sèche où les autres sainfoins étaient sans produit. Des luzernes en donnent plusieurs très-belles ; mais on a besoin de semer épais à cause de la perte de la semence, et de rouler le terrain comme pour les céréales. Le défoncement du sol produit donc un effet tellement marqué sur ce genre de récolte, qu'on ne doit pas hésiter à la préférer, toutes les fois que cela se rattache aux autres convenances agricoles : bien entendu que, si c'est de la luzerne que l'on sème, il faut lui consacrer les mêmes engrais qu'on lui destine ordinairement. Sur les sols médiocres ou mauvais, on profite aussi de ce défoncement pour planter des vignes, des arbres, etc., et les frais du premier établissement se trouvent ainsi réduits à rien. Il est facile d'imaginer que les racines se trouvent très-bien de cette préparation, et qu'avec des engrais suffisans, elles ne peuvent donner que de belles récoltes.

§ IX. — Commerce de la garance.

Après avoir produit il faut pouvoir vendre, et pour bien vendre il faut des concurrens. Le bas prix que l'on offre d'une denrée nouvelle dans un pays, dépend de ce que les négocians qui l'achètent tâtonnent eux-mêmes, et ne veulent sortir du cercle de leurs spé-

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culations ordinaires que sur l'appât d'un gain qui surpasse de beaucoup celui dont se contentent ceux qui en font leur affaire suivie. Dans les pays où la culture de la garance est étendue, tout est préparé pour son emploi : des marchés florissans où se rendent les acheteurs et les vendeurs, des courtiers spéciaux, des usines, des correspondances avec les pays de consommation, des commis qui vont pour voir les manufactures ; le prix que reçoit le cultivateur est toujours le maximum de ce qui peut lui être offert dans le moment, en raison de la proportion des produits à la consommation : mille concurrens en sont le garant.

A moins d'être producteur habituel d'une masse très-considérable de garance, il ne convient pas à l'agriculteur de vendre ailleurs que dans son grenier : il est dupe de toute préparation manufacturière ou de toute opération commerciale qui va au-delà de la récolte.

Non que je croie qu'il soit impossible de faire passer au cultivateur une partie du bénéfice des négocians. Ainsi, dans la récolte de la soie, le cultivateur s'est emparé, en grande partie, du bénéfice de la filature ; mais il faut que ce mouvement vienne du petit propriétaire, qui fait ses opérations sans frais au moyen de sa famille ; et quand la concurrence a tout régularisé, a fixé des prix équitables, alors le grand propriétaire peut participer aussi au même avantage. Je sais que déjà de petits moulins à garance, mus par des chevaux, se sont établis sur plusieurs points ; sans doute il se formera aussi un commerce intermédiaire de négocians qui, n'ayant point d'usines, recueilleront les petites quantités de poudre provenant des récoltes particulières, et les assortiront ; sans doute le propriétaire pourra s'emparer de la mouture de la garance, si toutefois il peut jamais joûter dans la préparation en petit avec celle d'un moulin bien et convenablement disposé. Nous donnerons ici une idée rapide du commerce de la garance, pour que le propriétaire puisse lui-même juger de ses difficultés, et de la nécessité où il se trouve de vendre sa racine aux fabricans dans les pays où cette branche du commerce est bien établie, et qu'il n'ignore pas les moyens d'en tirer parti, s'il veut tenter cette culture dans une contrée où elle sera nouvelle.

La racine de garance est composée, comme toutes les autres, d'écorce, d'aubier et de bois. Quand la plante est en sève, on sépare facilement ces trois parties l'une de l'autre ; l'écorce est dépourvue de propriétés colorantes, et altère même la couleur des poudres auxquelles elle serait mêlée ; l'aubier fournit la véritable fécule colorante. Le bois en contient une dose beaucoup moindre et beaucoup moins énergique. D'où il suit d'abord qu'une racine contient d'autant plus de matière colorante que, proportionnément à son poids, elle renferme plus d'aubier et moins d'écorce et de bois. Dans les terres compactes ou trop sèches, la garance acquiert beaucoup d'écorce : les petites racines ont plus d'écorce proportionnellement à leur volume. Une garance trop vieille ou trop grosse a une plus grande proportion de bois ; de plus, celle qui est plantée a plus de fibres latérales que celle qui a été semée. La garance arrachée en sève au printemps, surtout quand elle n'est pas parvenue au terme de son accroissement, et qu'on l'arrache un an après son semis ; enfin, une garance conservée trop longtemps en magasin perd aussi de ses propriétés colorantes : le négociant juge au coup-d'œil de ses qualités, et sait y proportionner ses prix.

Après l'abondance de la matière colorante, vient la couleur elle-même. Dans les terres sèches, la garance a une couleur jaune ; dans les terres fraîches, elle est plus ou moins rouge : c'est cette dernière qui se paie le mieux. M. Schlumberger, de Mulhausen, dans plusieurs excellens mémoires récens, a fait voir : 1° que le carbonate de chaux était nécessaire pour fixer la partie colorante de la garance ; 2° qu'il était contenu à l'état naturel dans la garance d'Avignon, tandis que celle d'Alsace en est dépourvue ; 3° que cela lient à la nature du terrain, les terres palud de Vaucluse qui fournissent toujours les garances de première qualité, contenant de 90 à 93 p. 100 de carbonate de chaux ; celles d'autres districts qui ne donnent que des qualités secondaires, en contenant de 7 à 38, enfin la terre du jardin de Mulhausen n'en renfermant que 5 pour 100 ; 4° que les garances d'Avignon, transplantées dans un sol peu calcaire, donnent des racines de la même qualité que celles d'Alsace, et vice versa ; 5° qu'ayant préparé des terrains calcaires factices, et y ayant planté des boutures de garances d'Avignon et d'Alsace, elles n'ont présenté à la récolte aucune différence, et ont produit, dans la teinture du coton mordancé, des couleurs aussi solides que la garance d'Avignon ; tandis que les racines cultivées à côté, dans le terrain ordinaire non calcaire, ont donné la même garance qu'à Strasbourg, c'est-à-dire ne rendant à la teinture que des couleurs sans solidité. Il conclut de ces faits que l'assimilation de la craie par la garance a lieu aussi bien sous le climat de l'Alsace que sous celui de Vaucluse, et qu'on doit pouvoir facilement obtenir de la garance pareille à celle d'Avignon dans des terrains analogues, par exemple dans les sols crayeux, légers et pulvérulens de la Champagne.

On augmente la coloration en rouge de la garance en la faisant sécher quand elle est humide ; mais cette préparation détériore la fécule et ne peut être tentée par un propriétaire honnête, qui d'ailleurs pourrait voir rejeter sa partie par un acheteur clairvoyant. Certaines grottes ou magasins légèrement humides développent aussi la couleur rouge dans les garances qui y sont conservées, nous en avons des exemples ; mais il y a aussi à courir le danger de la moisissure, et une garance qui a une odeur de moisi perd presque toute sa qualité, et immédiatement le tiers ou la moitié de son prix : elle n'est plus achetée que pour falsifier, par la mixture, de la bonne garance.

Les achats de la garance se font au comptant, et on s'engage au moyen d'arrhes plus ou moins fortes. Sur les marchés on achète à la vue de l'échantillon ; mais les négocians commencent aussi à envover des commis chez

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les détenteurs de la denrée qu'ils achètent à la vue de la récolte, ce qui est préférable pour les uns et les autres, et prévient les difficultés.

Dans le département de Vaucluse, un grand nombre de moulins à farine ont été convertis en moulins à garance, et partout où l'on a pu établir une prise d'eau, il s'est formé une de ces usines ; d'après tous les faits que j'ai pu recueillir, la pulvérisation de la garance revient à environ 1 fr. 50 cent. par quintal au propriétaire d'une de ces usines, savoir : 85 cent. représentant la main-d œuvre, et 65 cent. l'intérêt du capital. Ainsi, le négociant qui possède de la garance à 27 fr. 50 cent. verra ses frais augmentés de la manière suivante par la pulvérisation :

Perte sur le poids, 10 p. 100. 2 fr. 75 c.
Pulvérisation 1 fr. 50 c.
Tonneaux, 16 fr. par tonneau de 20 quintaux  » 50 c.
5 fr. 05 c.
Plus, la valeur d'achat de la garance 27 fr. 80 c.
Total 32 fr. 55 c.

Celui-ci doit alors opérer la mixture de ses poudres de manière à assortir les différentes sortes, les différens degrés de coloration, de force, etc., que les besoins de ses acheteurs lui font connaître : ce travail ne demande qu'une certaine habitude et une connaissance des débouchés.

S'il est un principe prouvé en économie politique, c'est que les prix d'une denrée sont en raison directe de la consommation et inverse de la production de cette denrée. Quant à la garance, quelle que soit l'augmentation de la production, il semble que celle de la consommation n'a pas été moins grande, puisque le produit n'a pas cessé de se maintenir au-dessus du prix de revient ; ce qui continue à étendre cette culture même hors des terrains qui ont des qualités privilégiées pour sa réussite, et à enrichir tous les pays qui s'y sont livrés. Le prix moyen des dix années de 1813 à 1823 étant, pour les racines jaunes, de 30 fr. 63 c, n'est-il pas remarquable que, pour les vingt et une années de 1813 à 1834, il soit de 31 fr. 30 c. ? Cette permanence indique une limite qui pourrait bien encore profiter à l'avenir, et la difficulté d'étendre indéfiniment la culture pourrait en donner l'explication.

D'après les relevés statistiques les plus récens, l' importance du commerce de la garance dans le seul département de Vaucluse, serait de 20 millions de kilos, fabriqués par 50 usines et 500 moulins, et d'une valeur totale de plus de 14 millions de francs. On évalue la quantité exportée à environ 7 millions de kilos, qui vont principalement en Angleterre, en Suisse, en Prusse et aux Etats-Unis.

On voit donc que la culture de la garance a enrichi le pays où elle a commencé à se développer, et où elle était devenue comme un monopole par l'incurie de ses voisins ; qu'elle a fait long-temps la prospérité de la Zélande, de l'Alsace et du comtat d'Avignon ; qu'aujourd'hui son cercle s'étant étendu, elle n'est point cependant descendue au niveau des récoltes ordinaires ; mais qu'elle affectionne certaines natures de sol où elle se produit toujours avec un avantage marqué, comparativement aux autres récoltes ; que ces terrains sont les terrains légers, frais et riches, naturellement ou artificiellement.

En outre, elle offre une occupation active aux ouvriers, dans une morte-saison ; elle leur fournit un moyen de faire épargne, pour ainsi dire, de leur travail, et leur payant, au bout de trois ans, une somme considérable, les met dans l'aisance, et leur facilite les moyens d'acquérir et d'entreprendre, qu'ils n'auraient pu trouver dans le prix de ce travail, payé quotidiennement.

Ajoutons que, bien différente des autres denrées, la garance, ayant créé un corps de négocians qui s'occupent spécialement des spéculations qui s'y rapportent, ne reste jamais invendue ; mais qu'en suivant le cours, on est sûr de trouver, à toute heure, la vente de telle quantité de racine que ce soit, et d'en être payé comptant, avantage immense dans les années où les blés, les fourrages, etc., n'offrent point les mêmes avantages, parce que ceux qui commercent sur ces denrées ne sont presque partout que des spéculateurs, qui, n'ayant point de grands établissemens formés, peuvent suspendre leurs achats quand cela leur convient, pour reprendre le même commerce plus tard, et avec les mêmes avantages. Les pays où l'on fabrique de la farine offrent, dans le commerce du blé, quelque idée de ce qu'est ailleurs le commerce de la garance ; il faut, dans les pays à garance, que les moulins s'approvisionnent de racines, les propriétaires d'usines ne veulent pas les laisser chômer, et ne peuvent les appliquer instantanément à un autre usage. Les achats sont donc continus, comme la fabrication, quel que soit le prix de la matière première, et quelque mince que soit le bénéfice sur ia matière fabriquée. Partout où l'on réunit toutes ces facilités, où l'on peut se procurer aisément des ouvriers, et où il existe des capitaux qui peuvent attendre les produits, la culture de la garance peut présenter des avantages réels aux cultivateurs.

De Gasparin.