Deuxième Mémoire sur le Baobab (1763)
- Adanson, Michel, 1763. Description d'un arbre d'un nouveau genre, appelé Baobab, observé au Sénégal. Histoire de l'Académie Royale des Sciences, année 1761, Paris. 218-242 + 2 planches. Gallica (426-453 du pdf)
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Pour me conformer à l'usage des Botanistes, je vais avant de décrire cet arbre, faire l'énumération chronologique des Auteurs qui en ont parlé, & des différens noms qu'on lui a donnés jusqu'à présent.
- Arbre du Cap-vert à feuilles de figuier. Thevet. Singularités de la France antarctique, chap. 10.
- Baobab, Prosp. Alp. de Plant. Ægypt. cap. 17.
- Guanabanus. Jul. Cæs. Scalig. de Subtilitate, lib. VI.
- Abavo vel Abavi. Clus. Exotic. Lib. II, cap. I.
- Guanabanus Scaligeri fortè Baobab Prosperi Alpini veriùs. Clus. Plant. Indic. Lib. II, cap. II.
- Fructus quidam ex Guineâ, Guanabanus fortè Scaligeri. Gesn. Hort. Germ.
- Abavo arbor radice Tuberosâ. C. B. Pin. Lib. II, cap. 10.
- Baobab. Lippi. M. S.
- Adansona. Juss. Hort. Reg. Paris.
- Adansonia. Lin. Gen. 1094.
- Les Oualofes habitans du Sénega!, appellent cet arbre Goui, & son fruit Boui.
- Les François du Sénégal appellent cet arbre Calebassier, & son fruit Pain de Singe.
De tous les arbres nouveaux ou entièrement ignorés que produit le Sénega!, dont j'ai commencé l'histoire, le Baobab (pl. II, fig. A) est le plus singulier par sa monstrueuse grosseur. Lorsqu'on le regarde de près, il paroît plustôt une forêt qu'un seul arbre ; son tronc n'est pas fort haut, il n'a que dix ou douze pieds environ, mais sa circonférence va jusqu'à soixante-quinze, ou même soixante-dix-sept pieds & demi, ce qui fait un peu moins que vingt-cinq pieds de diamètre.
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Ce tronc immense est couronné d'un grand nombre de branches remarquables par leur grosseur, & encore plus par leur longueur, qui est de cinquante à soixante pieds ; celle qui part de son centre, s'élève vertica!ement ; mais celles des côtés s'élèvent à peine sous un angle de trente degrés, elles suivent même pour la pluspart une direction horizontale, d'où il arrive que souvent leur propre poids en fait traîner l'extrémité jusqu'à terre : cette disposition des branches fait assez juger que la forme sous laquelle se présente cet arbre lorsqu'on le regarde de loin, doit être celle d'une masse hémisphérique assez régulière, de soixante à soixante-dix pieds de hauteur, & dont le diamètre a le doubie, c'est-à-dire, depuis cent vingt jusqu'à cent quarante, ou même cent cinquante pieds.
Aux branches de cet arbre répondent à peu-près autant de racines presqu'aussi considérables, mais beaucoup plus longues ; celle du milieu forme un pivot qui pique verticalement à une assez grande profondeur, mais celles des côtés s'étendent horizontalement, & presqu'à fleur de terre. J'ai eu occasion d'en voir une qui avoit été découverte en grande partie par les eaux d'un Marigot, qui baignoit le pied d'un de ces arbres, de médiocre grosseur ; elle avoit cent dix pieds de longueur dans la partie découverte, & l'on pouvoit facilement juger par sa grosseur que ce qui restoit caché sous terre avoit encore au moins quarante ou cinquante pieds. La maîtresse racine ou le pivot des jeunes plants de l'année ressemble à un navet, ou plus exactement à un gros fuseau (pl. II, fig. GG).
L'écorce qui recouvre le tronc & les branches, est épaisse d'environ neuf lignes, d'un gris-cendré, grasse au toucher, luisante, très-unie & comme vernissée au dehors, & d'un vert picoté de rouge au dedans ; le bois en est très-mou & assez blanc ; l'écorce des jeunes branches de l'année est verdâtre & parsemée de poils fort rares.
C'est de ces jeunes branches que partent les feuilles (pl. I, fig. B) ; elles sont elliptiques, pointues aux extrémités, longues d'environ cinq pouces, sur une largeur presque deux fois moindre ; d'une substance médiocrement épaisse, lisses, entières, sans aucune
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dentelure dans leur contour, d'un vert gai en dessus, d'un vert pâle en dessous, traversées obliquement par des nervures alternes, arrondies, peu élevées & attachées au nombre de trois jusqu'à sept, mais plus communément au nombre de sept, sur un pédicule commun en manière d'éventail, précisément comme dans le marronier, avec cette différence cependant que ce pédicule est situé sur les branches du marronier de manière qu'il se trouve opposé à un autre pédicule semblable, au lieu que dans le baobab il est placé alternativement : celle de ces feuilles qui occupe le milieu ou la partie supérieure de l'éventail, est plus grande que les deux qui l'avoisinent, celles-ci plus que les deux autres, & ainsi de suite.
De l'origine de ce pédicule sortent deux petites stipules (fig. C) de forme triangulaire, assez alongées, qui tombent presqu'aussi-tôt que la feuille s'est développée, de même couleur & substance qu'elle.
Il faut remarquer qu'il y a une différence sensible entre les feuilles des vieux arbres, tels que ceux que je décris, & celles des arbres qui commencent à lever. Dans ceux- ci (pl. II, fig. D) elles sont ordinairement solitaires, presque sans pédicule, & ornées de quelques dentelures vers leur extrémité supérieure : elles ne commencent à naître au nombre de deux, trois, cinq ou sept sur un même pédicule pour former l'éventail, que lorsque le jeune plant a environ un pied de hauteur, & qu'il commence à se diviser en plusieurs rameaux ; alors chacune de ces feuilles paroît formée par une division faite autour de chaque nervure principale qui part du pédicule commun ; car on voit souvent deux ou trois de ces nervures dans les premières feuilles qui commencent à se découper, comme je les ai marquées dans le jeune arbre (pl. II, fig. HH, II) ; & lorsque ces feuilles ont manqué à se découper, il n'y a que la nervure du milieu qui soit ramifiée également à ses côtés, les nervures latérales ne sont ramifiées que du côté extérieur, & non pas du côté interne par où ils auroient se détacher du milieu de la feuille. Cette particularité que je ne sache pas avoir encore été remarquée dans la structure des feuilles qui se divisent en
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éventail, me fait soupçonner que ces ramifications de la nervure principale sont essentiellement nécessaires pour former le bourlet ou le cordon qui environne la feuille, ou du moins que ce cordon ne se forme qu'autant que ces ramifications se portent de son côté : cette observation peut fournir des éclaircissemens sur la formation du tissu réticulaire des feuilles des plantes.
A un arbre tel que le Baobab, il falloit des fleurs qui fussent proportionnées à sa grosseur ; aussi les siennes ont-elles des dimensions qui surpassent celles de toutes les fleurs des arbres que nous connoissons, celles même du nénufar & du laurier-tulipier appelé Magnolia ;lorsqu'elles sont encore en bouton, elles forment un globe de près de trois pouces de diamètre (pl. I, fig. E), & en s'épanouissant elles ont quatre pouces de longueur sur six de largeur (fig. G) ; elles sortent au nombre de deux ou trois de chaque branche, suspendues chacune à un pédicule cylindrique long d'un pied, épais de cinq lignes, qui part de l'aisselle d'une des feuilles les plus basses, & qui est accompagné de trois écailles éparses çà & là (fig. F), & semblables pour la grandeur & la forme à celles que j'ai dit accompagner le pédicule des feuilles : elles se détachent comme celles-ci au premier épanouissement de la fleur.
Le calice de chacune de ces fleurs (fig. H) est d'une seule pièce ; il forme dans sa moitié inférieure un tube assez court, & évasé en forme de soucoupe, dont les bords sont divisés en cinq parties égales, triangulaires, qui se recourbent en demi-cercle au dessous du tube, & le surpassent en longueur ; ce calice est entièrement couvert de poils blancheâtres & luisans au dedans, & de poils verts au dehors ; il tombe dès que le fruit est noué.
Les pétales sont au nombre de cinq (fig. I), tous égaux entr'eux & à la longueur du calice, de forme à peu-près orbiculaire, recourbés en dehors en demi-cercle, blancs, assez épais, parsemés de quelques poils, relevés d'environ vingt-cinq nervures parallèles à leur longueur, légèrement ondés à leur extrémité supérieure, & terminés à leur partie inférieure par un onglet qui les attache autour du centre du calice.
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Autour du même centre, en dedans des pétales, s'élève un cylindre, ou plus exactement, un cone alongé (K) creux intérieurement, charnu, blancheâtre, très-épais, attaché en partie aux pétales & en partie au calice par son extrémité inférieure : ce cone est tronqué à son extrémité supérieure, & couronné d'environ sept cents étamines, dont les filets un peu plus longs que lui, se rabattent à peu-près comme les filets d'une houppe ; ces filets sont surmontés chacun d'un sommet (L) en forme de rein, qui s'ouvre par sa convexité en deux loges, & répand une poussière composée de petits globules blancheâtres transparens, hérissés de tous côtés de petits piquans : ces étamines avec le cone qui leur sert de base, ont un peu moins de longueur que les pétales.
Du centre du calice, part le pistil (M) qui est enveloppé en partie par le cone des étamines, & dont la longueur surpasse un peu celle des pétales : il est composé de trois parties, savoir, d'un ovaire, d'un sty!e & de plusieurs stigmates. L'ovaire (N, pl. II) est ovoïde, terminé en pointe, & tout couvert de poils épais, couchés de bas en haut & luisans : son sommet supporte un style (M) cylindrique, très-long, un peu contourné, creux en dedans, & couronnné par dix à quatorze corps prismatiques (O) triangulaires, assez grands & velus, que des Botanistes appellent stigmates.
L'ovaire en mûrissant devient un fruit considérable (P), de figure ovoïde, pointu aux deux extrémités, long d'environ un pied à un pied & demi, large de quatre à six pouces, & suspendu à un pédicule cylindrique de deux pieds de long & de près d'un pouce de diamètre. Son écorce est ligneuse, fort dure, épaisse de deux à trois lignes, & recouverte au dehors par un duvet composé de poils verts qui lui donnent cette couleur. Lorsqu'on la dépouille de ce duvet, elle paroît noirâtre & marquée fort légèrement de dix à quatorze sillons qui s'étendent comme autant de rayons sur toute sa longueur : ce fruit ne s'ouvre pas de lui-même, mais lorsqu'on le coupe en travers (R) on y découvre dix à quatorze cloisons membraneuses, rougeâtres & filamenteuses, qui le divisent longitu-
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dinalement depuis la queue jusqu'au point opposé, en autant de loges qui sont exactement remplies par les semences : ces cloisons sont attachées aux parois intérieures de l'écorce ligneuse, & se réunissent ensemble comme autour d'un axe, au centre du fruit, lorsqu'il conserve encore sa première humidité ; mais lorsqu'il est desséché, elles s'écartent beaucoup de ce centre où elles laissent un vuide. Dans cet état de sécheresse, elles ressemblent assez par leur substance & par leur forme à cette partie de la dure-mère, qu'on appelle la Faulx.
Les semences ne paroissent pas à nud à l'ouverture du fruit ; on n'aperçoit d'abord qu'une substance comme spongieuse, qui est blancheâtre dans les fruits sains, & rougeâtre dans ceux qui sont mal conformés ou extrêmement vieux ; dans sa première maturité, cette substance ne forme qu'une masse à cause de l'humidité dont elle est encore imbibée ; mais en se desséchant, elle devient friable, & se sépare d'elle-même ou par le moindre choc en un grand nombre de polyedres (S) irréguliers qui contiennent chacun une semence (T) brune, noirâtre, luisante, figurée comme un rein, de cinq lignes de longueur, & de trois lignes de largeur, de la sinuosité duquel part un cordon ou filet (V) rougeâtre & fort long, qui vient s'attacher horizontalement, comme à un placenta, au bord intérieur des cloisons qui répond au centre du fruit. Il y a encore quelques autres petits filets (X) répandus dans cette chair spongieuse, & qui servent à la nourrir.
En faisant l'anatomie de cette semence, on trouve au-dessous de son enveloppe qui est épaisse, coriace, d'une grande dureté & comme osseuse, une peau épaisse & blancheâtre qui renferme un embryon (Z) recourbé en demi-cercle autour d'un corps blancheâtre, mollet, aplati, & comme gelatineux : cet embryon est composé de deux lobes ou cotyledons (&) repliés, qui en se développant dans le temps de la végétation sont exactement orbiculaires, veinés sur leur surface, & marqués en bas d'une légère crénelure, d'où part une radicule (AA) un peu plus courte qu'eux, à laquelle tient la plume (BB) qui doit par la suite se métamorphoser en arbre : ces lobes en grandissant,
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prennent une figure elliptique (CC), & ce n'est qu'au quatrième jour que la première feuille (DD) commence à se développer. Au bout d'un mois le jeune arbre a environ un pied de hauteur (EE), & son accroinement est de près de cinq pieds en hauteur, & un pouce à un pouce & demi en grosseur dans le premier été, tandis qu'en France il ne prend guère qu'un pied en hauteur, & six lignes au plus de diamètre dans le même espace de temps, quoiqu'on l'élève sur des couches & dans des serres dont on entretient la chaleur avec soin.
Les poils que j'ai observés sur cet arbre, sont de trois espèces différentes ; ceux qui recouvrent l'ovaire & la surface interne du calice sont coniques & très-simples, ceux des pétales sont en fuseau ; mais ceux qu'on trouve sur les jeunes branches & sur l'extérieur du calice, m'ont paru singuliers en ce qu'ils forment une foie (FF) divisée presque jusqu'à sa racine, en quatre brins fort peu écartés les uns des autres. On pourroit appeler cette sorte de poils, poils en aigrette.
Cet arbre quitte ses feuilles au mois de Novembre, en reprend de nouvelles en Juin, fleurit en Juillet, & parfait la maturité de ses fruits en Octobre & Novembre.
En comparant la description que je viens de faire à celle des plantes les plus connues, on jugera facilement que le Baobab a un rapport intime avec celles qu'on appelle communément Malvacées, sur-tout par la figure & la situation des pétales & des étamines ; mais comme l'on sait, les Malvacées ont pour la pluspart un double calice, & l'on n'en a connu jusqu'ici que trois genres qui eussent un calice simple, savoir, l’Abutilon de Tournefort, que M. Linnæus appelle Sida ; le Monospermalthæa de d'Isnard, nommé Waltheria par M. Linnæus, & le Napæa, auxquels il faut joindre huit autres genres dont je parlerai dans un ouvrage général sur la Botanique, qui aura pour titre, Familles des plantes : ces genres sont le Dayena, le Velaga, le Stewartia, le Lasianthus, le Tsubaki, le Durio, le Ceiba & le Baobab qui forme un genre de plante fort différent par son calice, qui tombe dès que le fruit est noué, par le nombre & la situation de ses étamines, qui au lieu d'être
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semées çà & là autour d'un cylindre, sont réunies pour former une houppe à son extrémité, & par son fruit ligneux partagé en dix à quatorze loges remplies de semences enveloppées d'une chair sèche & comme spongieuse.
C'est ici le lieu de donner le caractère qui est particulier à la famille des Malvacées, je veux dire des plantes qui ont des rapports très-prochains avec celle qu'on nomme en françois Mauve, en latin Malva ; voici en quoi consiste ce caractère.
l.° Ces plantes ont toûjours autour de leurs fleurs un calice qui est simple dans les unes, double dans les autres, & qui tombe quelquefois lorsque le fruit commence à se nouer, ou qui l'embrasse & l'accompagne jusqu'à sa parfaite maturité.
2.° Leurs pétales sont au nombre de cinq à sept, arrondis ou triangulaires, quelquefois échancrés en haut, & terminés en bas par un onglet qui les attache par-dessous autour du centre ou réceptacle du calice, & par-devant au cylindre des étamines, de sorte qu'ils paroissent ne former qu'un seul pétale, quoiqu'ils soient réellement distingués les uns des autres, & entièrement séparés par-derrière : lorsqu'ils sont épanouis, ils se recouvrent toûjours en grande partie les uns les autres, soit le côté gauche, soit le côté droit, disposition qui change se!on la situation où se trouve la fleur relativement à l'aspect du Soleil & à la tige de la plante.
3.° Les étamines varient beaucoup pour le nombre ; elles ne sont jamais moins que cinq, & vont juiqu'à sept cents & même au delà dans le Baobab ; elles sont jointes les unes aux autres par l'extrémité inférieure de leurs filets pour former un cylindre qui part du fond du calice, qui enveloppe l'ovaire & qui s'attache à la base des pétales qu'il réunit ensemble.
Les sommets qui terminent les filets ont la figure d'un rein, & s'ouvrent par leur convexité supérieure en deux loges qui répandent une poussière comparable aux molécules qu'on observe dans le sperme des animaux ; cette poussière vûe au microscope, ne paroît qu'un amas de petits globules hérissés de pointes dans toutes les espèces que j'ai observées.
Le pistile consiste en un ovaire terminé par une trompe
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ou un style creux en dedans & qui se divise communément en autant de branches ou de stigmates qu'il y a de loges : cette division n'est cependant pas une chose constante dans tous les genres, les stigmates forment dans les uns de longs sillons, & dans d'autres de petites masses sphériques de poils qui, regardés au microscope, paroissent cylindriques ou coniques.
5.° Les loges de l'ovaire sont réunies autour d'un axe qui a été auparavant la base même du style de la fleur ; ces loges ne s'ouvrent pas toûjours, mais lorsqu'elles s'ouvrent, c'est par leur angle intérieur, celui qui étoit appliqué à l'axe ; quelquefois elles se séparent en deux ou plusieurs battans, quelquefois elles n'en forment qu'un.
6.° Le nombre des semences varie dans les loges des ovaires, il y en a qui n'en contiennent qu'une, il y en a d'autres qui en contiennent plusieurs attachées à leur angle intérieur, elles ont pour l'ordinaire la figure d'un rein ou rognon de lièvre, il y en a aussi d'ovoïdes.
7.° L'embryon contenu dans la double enveloppe de chaque semence, est recourbé en demi-cercle autour d'un corps charnu, mollet & blancheâtre qui ne se trouve pas dans toutes : il est composé de deux lobes ou cotyledons orbiculaires, repliés sur chacune de leurs nervures, & d'une radicule cylindrique plus courte qu'eux.
8.° Les feuilles des Malvacées varient assez pour la forme, & souvent dans la même plante. Il y en a de longues & d'ovales, elles affectent cependant plus généralement de prendre une figure ronde ou à peu près ronde ; elles sont ordinairement dentelées dans leur contour, quelquefois anguleuses, toujours simples ou solitaires, quoique découpées de quelques sinuosités ; car ces sinuosités, quelque profondes qu'elles soient, ne vont pas jusqu'au pédicule, ou du moins elles ne se divisent pas toutes également jusqu'au pédicule. Le Baobab & le Ceiba sont les seules Malvacées connues jusqu'ici, qui aient les feuilles ainsi composées ou digitées, c'est-à-dire rassemblées plusieurs en rayons au sommet d'un même pédicule ; singuiarité qui les distingue, au premier coup d'œil, des autres plantes de cette famille.
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Les nervures qui traversent les feuilles simples des Malvacées, forment autant de rayons qui partent immédiatement du pédicule comme centre ; elles sont arrondies, trés-élevées sur le dessous des feuilles, & saillent assez sensiblement sur leur surface supérieure : ces nervures radiées offrent encore une autre singularité qui ne se trouve pas dans toutes, ce sont des vaisseaux secrétoires, des ouvertures, des pores ovales ou alongés en forme de sillons, quelquefois élevés comme autant de glandes qui s'ouvrent auprès de leur origine au-dessous des feuilles, & répandent une liqueur gluante, sucrée & comme mielleuse ; le coton a trois pores semblables, un à chacune des trois nervures qui occupent le milieu de ses feuilles ; l’Urena & le Pariti en ont quelquefois trois, mais plus communément un seul ; le Ketmia-sabdarifa & le Ketmia-syrorum en ont un semblable à la nervure du milieu seulement ; & à cet égard, je dois faire remarquer que le coton qu'on cultive ici dans les serres chaudes, perd ordinairement deux des trois pores que je lui ai observés au Sénégal.
Le pédicule qui supporte les feuilles est ordinairement arrondi en cylindre, ou en demi-cylindre, renflé à son origine, & accompagné de deux stipules ou petites feuilles vertes, de figure ovale ou triangulaire, qui ne lui sont aucunement attachées, mais seulement à la tige qu'elles quittent même assez tôt & bien avant les feuilles.
9.° C'est une opinion assez généralement reçûe que tous les arbres & arbrisseaux sont gemmipares, mais toutes les Malvacées font exception à cette règle. Il n'y a point de boutons ou de bourgeons dans ces plantes, leurs feuilles sont sans enveloppe au bout des branches, d'ou elles sortent à nud toutes droites sur leur pédicule, & repliées seulement dans toute leur longueur, soit d'un seul pli, comme dans le Baobab & l’Abutilon, soit en autant de doubles qu'elles ont de nervures, comme dans la mauve, la rose tremière, &c. leurs stipules ne sont pas assez grandes pour les recouvrir.
Ces feuilles, lorsqu'elles sont bien développées, s'inclinent communément sous un angle de quarante-cinq degrés vers la
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terre ; & dans quelques genres, comme l’Abutilon & le Napæa, elles sont d'abord pendantes & appliquées contre la tige, leur position sur cette tige est toûjours alterne.
10.° On connoît fort peu de Malvacées qui forment des arbres ou arbrisseaux toûjours verds ; cela se réduit au Pariti, au Bupariti, & à deux espèces de Lavatera, dont Lobel appelle l'une Althæa arborea Olbia in gallo provinciâ, qui est l’Althæa frutescens folio acuto parvo flore (C. B.), & dont l'autre est figurée par Morison sous le nom de Malva hispanica foliis mollibus, &c., les autres quittent toutes leurs feuilles à l'arriere-saison, même au Sénégal, où la pluspart des arbres conservent une verdure perpétuelle.
11.° Les fleurs de ces plantes ne s'épanouissent communément que depuis neuf heures du matin jusqu'à une heure après midi, & elles changent de couleur en se flétrissant ; les rouges deviennent violettes, les blanches couleur de chair, & les jaunes blanchissent.
12.° Les poils qu'on observe ordinairement sur les Malvacées, sont de quatre espèces, savoir des poils coniques, ou en forme de soie, des poils en fuseau, des poils en aigrette, & des poils en étoiles de différent nombre de rayons : ceux-ci sont les plus connus.
13.° On sait que la principale vertu de ces plantes est émolliente & rafraîchissante, les sucs qui y abondent sont mucilagineux, quelquefois mêlés d'un acide qui y est comme enveloppé ; & lorsque l'acide domine, comme il arrive dans quelques espèces de Ketmia, alors elles sont réputées oseilles, & on les emploie comme telles dans les pays chauds.
14.° Enfin le bois de ces sortes de plantes est généralement très-mou, & peu propre aux ouvrages ; leur écorce, qui est très-liante & d'une grande souplesse, se fend en de longues lanières qu'on emploie utilement à faire d'assez bons cordages.
La classe des Malvacées ainsi établie par ces caractères généraux, peut se diviser en trois sections, relativement au calice de leurs fleurs : car il y en a qui n'ont qu'un calice simple & d'une seule pièce, & il y en a d'autres qui ont deux calices
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chacun d'une seule pièce, ou dont l'intérieur est d'une seule pièce, pendant que l'extérieur est composé de plusieurs pièces qui paroissent moins être un second calice que des appendices du premier.
Au nombre des plantes qui n'ont qu'un calice, on doit ranger les onze genres que j'ai cités ci-devant, savoir, le Waltheria, le Dayena, le Napæa, l’Abutilon, le Velaga, le Stewartia, le Lasianthus, le Tsubaki, le Durio, le Ceiba, le Baobab & un nouveau genre qu'on verra dans l'Histoire des plantes du Sénégal.
Les Malvacées à double calice, dont l'extérieur est écailleux, ou composé de petites feuilles semblables à des appendices du calice intérieur qui est d'une seule pièce, sont le Malva, le Ketmia de Tournefort & le Malvaviscus de Dillem, enfin le Malacoides de Tournefort, auxquels il faudra ajouter le Lass du Sénégal, & deux nouveaux genres que m'a procuré mon voyage en Afrique.
Parmi les Malvacées qui ont deux calices, tous deux d'une seule pièce, viennent naturellement l’Althæa, le Tsjinkin de Rumphe, le Lavatera, l’Urena, dont M. Linnæus dit que le calice extérieur est de plusieurs pièces, & que je sais très-certainement n'être que d'une seule pièce ; le Gossypium de cet auteur, qui est le Xylon de Tournefort ; enfin une plante rangée jusqu'ici par les Botanistes avec les Ketmia, sous le nom de Ketmia indica Tiliæe folio qui fait un nouveau genre, appelé Pariti dans l'Hortus Malabaricus.
Il y a beaucoup d'autres genres de plantes qui se rapportent aux Malvacées, mais qui en diffèrent cependant assez pour faire une classe à part : j'aurai lieu d'en parler un jour, & de faire voir leur analogie, tant dans mon Ouvrage sur les Familles des plantes, que dans l'Histoire du Sénégal.
Après avoir donné la description du Baobab, & suffisamment démontré que c'est un nouveau genre de plante très-distingué des autres Malvacées, que les Botanistes ont connues jusqu'ici, je crois devoir passer à son histoire, & parler des terreins où il croît plus communément, de sa culture, de ses
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maladies, de son âge ou de sa durée, des pays où on l'a observé jusqu'ici, de ses usages, enfin des Auteurs qui en ont parlé, & de ses différens noms.
Le Baobab se plaît dans les terres sablonneuses, mobiles & très-humides. Il est fort commun aux environs de l'isle du Sénégal & du Cap-verd. On en voit jusque dans le pays de Galam, qui est à plus de cent lieues de la mer, & sur toute la côte maritime, jusqu'à Sierra-lione ; mais son pivot pique difficilement dans les rochers, & lorsqu'il est légèrement égratigné, il prend une carie qui gagne le tronc, & y fait des progrès très-prompts qui le font périr, c'est pour cela qu'on trouve cet arbre en moindre quantité & plus petit sur les côtes maritimes bordées de rochers, & dans les terres dures, argilleuses & pierreuses du pays de Galam, que dans les sables mouvans qui occupent un espace de trente lieues entre l'isle du Sénégal & le Cap-verd : sa racine est sujette a se fondre lorsqu'on le trantplante trop jeune ou trop vieux, lorsqu'il commence à lever, ou lorsqu'il a une dixaine d'années : le plant de six mois jusqu'à deux ans, est celui qui réussit le mieux ; les branches prennent aussi de bouture, mais rarement, & leur progrès est plus lent que celui des plants qu'on a semés.
Outre la carie, cet arbre est sujet à une autre maladie à la vérité peu commune, c'est une espèce de moisissure qui le répand dans tout le corps ligneux, & l'amollit ou le réduit à la consistance de la moëlle ordinaire des arbres, sans changer ni sa blancheur naturelle, ni la disposition de ses fibres. Dans cet état, il est incapab!e de résister aux coups de vent ; j'en ai vû un en 1749 qui fut rompu par le milieu du tronc pendant un grain dans l'Isle-au-bois, voisine de celle du Sénégal. Il étoit pour lors habité par un grand nombre de gros vers de scarabés & de capricornes, qui ne paroissoient aucunement la cause de cette maladie ; les œufs de ces animaux y avoient été déposés, comme plusieurs insectes introduisent ici les leurs dans le tronc du Saule, lorsque son bois est dans un état de mollesse à peu-près pareil à celui que je décris, au lieu qu'ils ne l'attaquent point lorsqu'ii est bien sain.
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Cet arbre vit très-long-temps, & peut-être plus qu'aucun arbre connu, à cause du long accroissement qu'exige sa monstrueuse grosseur. Je puis rapporter quelques fats qui semblent le prouver : j'ai eu occasion de voir, comme je l'ai dit dans la relation de mon voyage au Sénégal [1], dans l'une des deux isles de la Magdeleine, deux de ces arbres qui portoient des noms Européens, dont les uns datoient très-distinctement du seizième & du quinzième siècle, d'autres assez confusément du quatorzième siècle, les années en ayant effacé ou rempli la pluspart des traits : ce sont probablement ces mêmes arbres que Thevet dit avoir vû, en passant par ces isles, dans le voyage qu'il fit aux Terres antarctiques en 1555, & dont je citerai le passage ci-après ; les caractères de ces noms avoient six pouces au plus de longueur, & n'occupoient pas deux pieds en largeur, c'est-à-dire, une très-petite partie de la circonrérence du tronc, environ le huitième, ce qui me fit juger qu'ils n'avoient pas été gravés dans la jeunesse de ces arbres ; en supposant cependant ce cas, qui est le moins favorable de tous, & en négligeant la date un peu confuse du quatorzième siècle pour nous en tenir à celle du quinzième siècle, qui est très-distincte, il est évident que si ces arbres ont été deux siècles à gagner six pieds de diamètre, ils seront au moins huit siècles à en prendre vingt-cinq pieds, c'est-à-dire, plus de quatre fois autant ; mais il s'en faut bien que l'accroissement des arbres suive cette progression égaie. L'expérience apprend qu'il se fait très-promptement dans les premiers ans, qu'il se ralentit ensuite par degrés, qu'enfin il s'arrête lorsque l'arbre a atteint le période de grandeur qui est ordinaire à son espèce ; & sans quitter l'histoire du Baobab, n'ayant point de fait plus présent, & ignorant qu'on ait fait à ce sujet quelques observations qui puissent me servir de terme de comparaison, je sai que cet arbre prend environ un pouce à un pouce & demi de diamètre sur cinq pieds de hauteur dans la première année, qu'il a au bout de dix ans un pied de diamètre sur quinze de hauteur, & environ un pied & demi de diamètre sur vingt de hauteur au bout de vingt ans. Tels
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- ↑ Voyez Histoire Naturelle du Sénégal, voyage, page 66.
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étoient en 1756 ceux que M. David fit planter sur l'isle du Sénégal, pendant l'année 1736, où il étoit Directeur général de cette concession ; & il est nécessaire de faire remarquer que le terrein de cette isle est sablonneux, humide, & parfaitement semblable à celui où croissent les arbres énormes dont je parle.
J'aurois desiré pouvoir faire usage de ces quatre ou cinq termes d'observations, pour calculer l'âge de cet arbre ; mais la saine Géométrie nous apprend qu'ils sont insuffisans pour rien déterminer de précis à ce sujet, c'est pourquoi je me bornerai à faire soupçonner qu'il est vrai-semblable que son accroissement qui est très-lent, relativement à sa monstrueuse grosseur de vingt-cinq pieds, doit durer plusieurs milliers d'années, & peut-être remonter jusqu'au temps du déluge, fait assez singulier pour faire croire que le Baobab seroit le plus ancien des monumens vivans que puisse fournir l'histoire du globe terrestre.
Cet arbre dont quelques voyageurs parlent comme du plus gros arbre de l'Univers, doit être considéré comme tel, & je ne crois pas qu'on fasse de difficulté d'en convenir lorsqu'on voudra en comparer les dimensions. Dans toutes les relations que j'ai lûes, je ne l'ai vu citer nulle part, comme ayant été observé en Asie ou en Amérique, encore moins en Europe ; on l'attribue unanimement à l'Afrique, sur-tout à sa partie occidentale, qui s'étend depuis le Niger jusqu'au royaume de Bénin, ainsi il paroît appartenir à cette partie du monde qui jusqu'ici a été regardée avec raison comme la mère des monstres. Néanmoins M. Thibault de Chanvalon, habitant de la Martinique, & Correspondant de cette Académie, connoît un de ces arbres sur cette isle ; mais cet arbre est encore assez jeune, quoique portant des fleurs & des fruits depuis plusieurs années : il se trouve dans l'habitation d'un particulier où il a été semé de graines apportées par quelques esclaves arrivans des côtes de l'Afrique ; il est ordinaire à ces gens de transporter avec eux lorsqu'ils voyagent, la pluspart de leurs graines potagères, sur-tout celles qui leur sont d'un usage journalier ; ils les mettent dans la seconde poche du sac à tabac, qu'ils portent en bandoulière à leur cou, ou bien ils en font un petit nouet à
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un des coins de leur pagne, c'est pour eux une espèce de trésor qu'ils ne perdent point de vûe. Les graines qu'ils portent ordinairement sur eux, sont le Baobab, que les Oualofes appellent (Goui), quelques espèces de Corchorus qui peuvent suppléer à son défaut ; le Ketmia (Kiarhaté), qu'on appelle Gombo sur la Côte-d'or, & du même nom en Amérique ; deux espèces de coton, dont les Oualofes appellent l'un (Outenn-dar) & l'autre (Outenn-oualof) ; le Mundubi ou pistache de terre (Guerté) qui n'a pas encore de nom américain ; le Ketmia, oseille de Guinée, (Bsab) ; le poivre d'Ethiopie (Guèr), qui est une épice ; le Tamarin (Dakar) ; le Palmiste (Tir) ; plusieurs espèces de haricots (Niébé) ; le Melon d'eau (Bounndè) ; le Giromont (Nagiè) & quelques autres. Toutes ces plantes, qui n'ont pas encore de noms américains, se sont ainsi vûes transplantées dans cette partie du monde, & la pluspart sont aujourd'hui multipliées dans les habitations à un point, qu'elles paroissent naturelles à ses différentes colonies. Ces productions doivent naturellement être exclues de l'Histoire Naturelle de ces pays ou être citées comme étrangères ; & je n'ai fait l'énumération précédente de quelques plantes transportées par les Africains en Amérique, que parce qu'elle peut avoir un objet d'utilité même très-essentiel, en nous empêchant de tirer des inductions fausses, relativement à l'analogie que ce rapport apparent de productions pourroit faire supposer entre deux pays aussi différens. Sans de semblables remarques, faites par des Botanistes attentifs, nous ignorerions que la Verge-d'or appelée Virga-aurea, Virginiana annua par Zanoni, est une plante de Virginie, tant elle est multipliée dans nos campagnes, dans les chemins, enfin dans les lieux les plus incultes & les plus éloignés des jardins où l'on cultivoit cette plante autrefois étrangère. Les Ouvrages du P. Plumier, qui a voyagé si utilement pour la Botanique dans presque toutes les isles chaudes de l'Amérique, l'Histoire de la Jamaïque, publiée autrefois par Sloane, & tout récemment encore par M. Browne, ne font pas mention de l'arbre dont je fais la description ; cependant comme il fructifie depuis quelques années à la Martinique,
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& qu'il pourroit arriver par la suite que son fruit étant du goût des habitans, il fût multiplié de manière à y paroître naturel, j'ai cru devoir rapporter ici le témoignage de M. Thibault, qui a fait beaucoup de recherches botaniques dans ces isles, & qui sait, à n'en pouvoir douter, qu'excepté ce seul pied, il ne s'en trouve pas d'autre, même dans le continent.
Passons actuellement aux vertus médicinales & aux usages de cet arbre. Les malvacées sont, comme l'on sait, mucilagineuses, & ont par-là une vertu émolliente : le Baobab a aussi cette qualité, sur-tout dans son écorce & dans ses feuilles ; celles-ci sont particulièrement employées, pour cette raison, par les Nègres habitans du Sénégal. Ils les font sécher à l'ombre en plein air, puis les réduisent en une poudre qui est d'un assez beau vert; ils conservent cette poudre au sec dans des sachets de toile de coton & sans autre soin ; c'est ce qu'ils appellent le Lalo. Ils en font un usage journalier, & en mettent deux ou trois pincées dans leur manger, sur-tout dans le couscous, à peu près comme nous usons du poivre & de la muscade dans nos ragoûts , ce n'est cependant pas pour donner au couscous un goût aromatique ou piquant, le Lalo est presque insipide ; ce n'est pas non plus pour donner, par le moyen du mucilage dont cette poudre abonde, une liaison déjà assez forte dans ce mets, qui n'est composé que de la farine grossière du mil ou du panis, simplement imbibée d'un coulis de viande ou de poisson, & réduite, par une manipulation particulière & très-délicate, en petits grains comparables à la finesse du sablon. Ils ont un autre objet, c'est d'entretenir dans leur corps une transpiration abondante qui fait leur santé, & de calmer la trop grande ardeur du sang. Le mucilage du Baobab a ces vertus & j'en ai profité avantageusement pour me préserver des fièvres ardentes qui se répandent comme une épidémie sur les naturels du pays, & encore plus sur les Européens qu'elle moissonne, pour ainsi dire, pendant les mois de Septembre & Octobre, c'est-à-dire, dès que les pluies cessant tout-à-coup, le Soleil vient à dessécher les eaux qui se sont arrêtées sur les terres. Dans ces temps critiques, je faisois une tisane légère avec les
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feuilles du Baobab que j'avois recueillies au mois d'Août de l'année précédente & fait sécher à l'ombre, en les suspendant au plancher, comme font ici nos Herboristes : cette tisane n'a point de goût ; cependant lorsqu'on la fait trop forte & comme visqueuse, on y trouve un peu de fadeur, qui peut se corriger avec une très-petite quantité de sucre ou de racine de réglisse : j'en usois tous les ans pendant ces deux mois seulement, en prenant une chopine le matin, soit avant, soit après mon déjeûné, & autant le soir après la plus grande chaleur du jour, c'est-à-dire entre cinq & dix heures : j'en prenois aussi quelquefois vers le milieu du jour, mais ce n'étoit que lorsque je sentois quelque migraine qui m'annonçoit une fièvre prochaine. Par ce moyen, j'ai sû prévenir pendant cinq ans que j'ai demeuré au Sénégal, les diarrhées & les fièvres ardentes, qui sont presque les seules maladies qu'on ait à craindre dans ce pays. Enfin pour rendre plus frappans les bons effets de cette tisane, prise dans les temps critiques que je viens d'indiquer, il suffira de dire que dans le mois de Septembre de l'année 1751, où les fièvres ardentes furent plus répandues qu'on ne les avoit vûes depuis plusieurs années sur l'isle du Sénégal, je continuai mes chasses & mes herborisations fatigantes avec autant d'ardeur que j'aurois pû le faire dans ce pays-ci ; & qu'un de mes amis, qui usoit, à mon exemple, de la même tisane, fut le seul, avec moi, qui vaqua à ses occupations ordinaires, pendant que tous les autres Officiers françois étoient alités, chose qui les surprenoit fort, sur-tout à l'égard de mon ami, dont le tempérament très-délicat leur sembloit plus susceptible des impressions du mauvais air qui paroît être la premier cause des maladies épidémiques de cette saison. Un remède aussi innocent, aussi facile & dont j'ai ressenti de si bons effets, devroit être employé dans ces temps, pour prévenir non seulement les fièvres chaudes, mais même les ardeurs d'urine, qui sont très-fréquentes pendant la haute saison, c'est-à-dire depuis le mois de Juillet jusqu'à celui de Novembre. L'expérience m'a appris que cette tisane seule suffit, pourvu qu'on s'abstienne du vin pendant qu'on en fait usage.
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Le fruit du Boabab n'a pas moins d'utilité que les feuilles dont je viens de parler, on en mange la chair fongueuse qui enveloppe les semences ; elle a un goût aigrelet assez agréable, sur-tout dans les fruits de l'année qui conservent encore un peu de leur première fraîcheur. Le temps fait perdre à ce fruit beaucoup de sa première bonté ; néanmoins on le vend dans les marchés, c'est même un objet de commerce, petit à la vérité dans le pays du Sénégal où l'arbre qui le porte est trop commun, mais assez avantageux pour ceux qui en portent chez les peuples voisins. Les Mandingues reconnus de tout temps pour les plus grands voyageurs de l'Afrique, portent ce fruit dans la partie orientale & méridionate de ce continent, pendant que les Arabes qu'on appelle Maures au Sénégal, le font passer dans les pays voisins du royaume de Maroc, d'où il se répand ensuite dans toute l'Egypte : car, suivant le témoignage de Prosper Alpin, « ce fruit est apporté au grand Caire, non pas dans son état de fraîcheur, mais assez sec pour que sa pulpe puisse se réduire en une poudre qu'on appelle dans cette ville, la terre de Lemnos. (Cayri etiam, quo loco recens fructus non habetur, ejus pulpâ in pulverem paratâ ii utuntur, quæ est terra Lemnia, observatur: estque apud multos familiarissimus illiusce terræ usus ad pestiferas febres, &c.) Elle est d'un usage familier dans les fièvres pestilentielles, dans les crachemens de sang, la lienterie, la dysenterie & le flux de sang hépatique : on s'en sert encore pour procurer les règ!es. La dose de cette poudre passée au tamis fin est d'une dragme ; les Médecins la prescrivent pour les maladies ci-dessus mentionnées, & la font prendre ou en dissolution dans l'eau de plantain, ou bien en infusion ou en décoction dans l'eau commune. Le même auteur ajoûte qu'il a appris que dans les contrées brûlantes de l'Éthiopie où ce fruit croît naturellement, les habitans l'emploient comme un rafraîchissant pour éteindre les ardeurs de la soif, & que les gens riches tempèrent son acide avec un peu de sucre ; qu'on s'en sert encore plus particulièrement pour toutes les affections chaudes, dans toutes les fièvres putrides, sur-tout dans celles qui sont pestilentielles,
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soit en mangeant sa pulpe avec du sucre, soit en buvant son suc tiré par expression & mêlé avec une quantité suffisante de sucre, ou même réduit en sirop. » Prosper Alpin auroit dû nous apprendre quels sont les peuples de l'Éthiopie où cette dernière préparation est en usage ; ce sont sans doute ceux qui habitent la partie orientale de l'Afrique, car elle est tout-à~fait inconnue aux Nègres qui sont dans la partie occidentale, d'autant plus que la canne de sucre ne croît pas naturellement chez eux, & que, quoiqu'ils aient une espèce de mil qui pourroit y suppléer, ils n'en font cependant aucun usage : cela n'empêche pas néanmoins que tout ce que cet auteur rapporte sur les vertus du fruit en question, ne soit conforme à la vérité & mis en pratique chez les Nègres.
La coque ou l'écorce ligneuse de ce fruit, & le fruit lui-même, lorsqu'iil est gâté, servent aux Nègres à faire un excellent savon, en tirant la lessive de ses cendres & la faisant bouillir avec l'huile de palmier qui commence à rancir.
On peut encore rapporter aux usages du Baobab celui que les Nègres font de son tronc ; la carie le creuse souvent, sur-tout ceux qui croissent dans des terreins pleins de rochers qui égratignent son pivot, comme il arrive dans le pays de Kayor ; les Nègres savent profiter de ces cavités, ils les régularisent pour en former des chambres obscures, ou plustôt de vastes cavernes qu'ils destinent à être le tombeau des gens qu'ils jugent indignes des honneurs ordinaires de la sépulture : tels sont ceux qu'ils appellent Guiriots, ce sont leurs poëtes, leurs musiciens, leurs tambours, leurs bouffons ; il y en a des deux sexes, ce sont ces mercénaires qui président aux bals & aux danses, dont ils ont le talent d'animer la liberté par leurs bouffonneries. Les Nègres ont une crainte respectueuse pour ces gens & pour tous ceux qui ont des connoissances supérieures aux leurs, les traitant de sorciers ou de démons, ce qui se prend chez eux en bonne part, comme qui diroit des esprits sublimes ; ils les honorent même pendant leur vie, mais aussi-tôt après leur mort ce respect craintif se change en un objet d'horreur. Ils ne permettent pas qu'on les enterre ni qu'on les jette à la
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mer ou dans quelque rivière ; ils s'imaginent que l'eau où on les auroit jetés ne nourriroit plus de poissons, & que la terre où on les auroit ensevelis seroit enchantée, qu'elle détourneroit les eaux du ciel, enfin qu'elle ne produiroit plus rien. Ces motifs supertitieux dont ils sont intimement persuadés, leur font refuser la sépulture à ces sortes de gens ; ils les suspendent donc dans des troncs d'arbres ainsi creusés, dont ils ferment l'entrée avec une planche : ces hommes ainsi suspendus se dessèchent parfaitement, & font une espèce de momie sans le secours des parfums & des embaumemens.
Le Baobab a au Sénégal presqu'autant de noms qu'il y a de royaumes. Les Oualofes dont la langue est la plus répandue dans le pays, donnent le nom de Goui à cet arbre, & celui de Boui à son fruit ; les François l'appellent Calebassier & son fruit Pain de singe : ces noms de Calebassier & de Goui n'auroient-ils pas donné lieu à l'erreur du P. Labat, qui dans sa relation du Sénégal, dit qu'on y voit beaucoup de calebassiers, & qui confond cet arbre avec le calebassier d'Amérique dont il lui substitue la figure, quoique ces deux arbres soient très-différens ? Le nom de Coui qu'on donne en Amérique au fruit du Calebassier de ce pays, est peut-être dû à une confusion pareille, occasionnée par le nom de Goui que des Nègres du Sénégal auront donné à cet arbre qui porte des fruits en calebasse comme ie Baobab : peut-être aussi ce nom de Coui est-il dérivé du terme Cujète par lequel les habitans du Bresil désignent cet arbre suivant le rapport de Marcgraaf.
Si nous cherchons l'origine de nos connoissances sur le Baobab, nous trouverons qu'elle ne remonte pas plus haut que Thevet parmi les Voyageurs. « Il y a, dit-il dans son Livre sur les singularités de la France antarctique (chapitre 10) auprès du Promontoire verd, trois petites isles [1] prochaines de terre ferme, autres que celles que nous appelons isles du Cap verd,
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- ↑ Il n'y en a plus que deux aujourd'hui, dont l'une n'est qu'un rocher nu, fréquentée seulement par les pigeons ramiers & les goélans ; la troisième aura sans doute disparu par quelque tremblement de terre : au reste, ces deux isles n'ont pas changé de forme depuis que la Compagnie françoise des Indes possède cette concession.
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assez belles pour les beaux arbres qu'eiles produisent ; toutefois elles ne sont habitées : en l'une de ces isles, se trouve un arbre lequel porte des feuilles semblables à celles de nos figuiers : le fruit est long de deux pieds ou environ, gros en proportion, approchant des grosses & longues coucourdes de l'isle de Cypre. Aucuns mangent de ces fruits, comme nous faisons des sucrins & melons, & au dedans de ce fruit est une graine faite à la semblance d'un rognon de lièvre, de la grosseur d'une fève ; quelques-uns en nourrissent les singes, les autres en font des colliers pour mettre au cou, car cela est fort beau quand il est sec & assaisonné. » Tout ce que rapporte ce Voyageur, est assez juste, excepté la comparaison qu'il fait des feuilles de cet arbre avec celles du figuier, dont les découpures ne sont certainement pas aussi régulières ni taillées sur un modèle semblable.
Prosper Alpin est ie premier parmi les Botanistes qui ait parié de cet arbre. « On apporte, dit-il, de l'Ethiopie au grand Caire, un fruit que l'on appelle Baobab ; il a la forme & la grosseur d'un citron, & contient des semences noires, dures, repliées en demi-cercle, enveloppées d'une chair semblable à celle des calebasses, mais rougeâtre & acide. » Wesling ajoûte dans ses notes sur ce passage de Prosper Alpin, que « l'écorce de ce fruit est également dure & épaisse, & que sa noirceur extérieure est un indice certain pour reconnoître son pays natal ; qu'il est un peu ridé vers son pédicule, qu'ensuite il s'arrondit comme la calebasse pour se terminer ou en pointe ou en rond à l'extrémité opposée ; que ce fruit sec tel qu'on le vend en Ecypte, étant coupé en travers, montre un amas de membranes fibreuses & longitudinales entre lesquelles sont logées les semences ; qu'en séparant ces membranes, on découvre les semences qui sont enveloppées d'une substance rougeâtre qui, pressée entre les doigts, se réduit facilement en une poudre très-fine. Il faut remarquer sur ce passage, que Prosper Alpin n'a vû que des fruits fort petits du Baobab, même en fort mauvais état, étant dépouillés sans doute par le frottement d'un long voyage, du duvet verdâtre qui les recouvre, & rougeâtres en dedans, tels que les fruits de conformation défectueuse qui
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n'ont acquis qu'une maturité imparfaite, ou qui ont séjourné une année sur l'arbre après leur maturité : ces sortes de fruits sont ordinairement de rebut au Sénégal, & on ne s'en sert que pour faire du savon. « J'ai vû, continue Prosper Alpin, dans un verger du Caire, un arbre de l'espèce de ceux qui portent ces fruits ; il ressembloit parfaitement à l'oranger, tant par sa grandeur, que par la figure de ses feuilles. » Cet auteur s'en est rapporté bien légèrement à la première vue de cet arbre, & la figure qu'il donne d'un rameau chargé de feuilles, de fleurs & de fruits, fait voir clairement qu'il l'a faite d'imagination : les feuilles y sont solitaires, les fleurs à quatre pétales, attachées deux à deux comme les fruits par un pédicule extrêmement court, ce qui est entièrement contraire à l'observation.
L'Écluse Clusius, qui vivoit dans le XV.e siècle, comme Prosper Alpin, est beaucoup plus retenu dans sa description & sa figure des feuilles & du fruit du Baobab, qu'il avoit reçûs sous les noms d’Abavo & Abavi, d'Honorius Bellus &. de Garet, qui eux- mêmes les avoient eus de quelques Matelots anglois revenus de l'Ethiopie, il veut dire de la côte de Guinée ou du Sénégal : i! se contente de donner ce qu'il a vû, sans rien hasarder au-delà. « Le fruit de l'Abavo, dit-il, ressemble parfaitement à celui que Prosper Alpin décrit si négligemment sous le nom de Baobab : il a environ un pied de long, seize pouces de circonférence, & est attaché à un pédicule long de deux pieds & de la grosseur du doigt. Il est marqué dans toute sa longueur de quelques sillons peu apparens, un peu plus étroit à son origine vers le pédicule, & terminé en pointe à l'extrémité opposée : son écorce, qui est épaisse & médiocrement dure, est recouverte d'un duvet verdâtre. Intérieurement ce fruit est parcouru dans sa longueur, depuis son pédicule jusqu'à la pointe opposée, par des nervures & des fibres entre lesquelles on voit une pulpe ou une substance blancheâtre, d'un goût aigrelet, assez friable, qui renferme des semences dures, noirâtres, figurées comme de petits reins remplis intérieurement d'une amande blanche assez agréable au goût, & attachées
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par l'ombilic à plusieurs filets contournés & comme frisés. Les feuilles de l'Abavo,suivant l'observation de Bellus, qui en a élevé plusieurs pieds ressemblent à la vérité à celles du citronnier dans les premiers jours de la naissance de cet arbre, elles sont alors sans pédicule ; mais dès qu'il a pris la hauteur d'un pied & qu'il commence à se ramifier, alors les feuilles ne sont plus solitaires, elles croissent deux à deux, trois à trois ou quatre, ou même cinq à cinq sur un pédicule commun, à peu près comme les feuilles du lupin ou du marronier d'Inde, de manière que celle du milieu est plus grande que ses deux voisines, & celles-ci plus que les autres. Les Portugais appellent le fruit de cet arbre, Calabacera ». Nous ne pouvons reprocher à Clusius qu'un défaut dans cette description, c'est d'avoir dit que chaque semence est attachée à plusieurs filets.
On voit dans Jules-César Scaliger une description fort courte du même fruit, apporté autrefois à Anvers de la partie de l'Ethiopie qu'on appelle Mozambique ; il le nomme Guanabanus. Le Guanabanus, dit-il, a une écorce dure, sillonnée comme le melon, & recouverte d'un duvet verdâtre, comparable, par la mollesse, à celui du fruit du coignassier. « A son extrémité supérieure on voit un pédicule ferme, épais & fibreux par lequel il est suspendu aux branches des arbres ; son extrémité opposée se termine en pointe : ce fruit est rempli d'une pulpe blancheâtre, si friable qu'on peut, par la seule pression entre les doigts, la réduire en une poudre très-fine ; cette pulpe a un goût aigrelet ; les Éthiopiens s'en servent pour appaiser la soif dans les fièvres ardentes ; elle est parsemée de semences noires, semblables à des reins ou à celles de l'anagyris, attachées par des fibres à leur ombilic ; ces graines ayant été semées, donnèrent de jeunes plants à feuilles de laurier, qui périrent aux premières approches de l'hiver.
Caspard Bauhin, qui a rassemblé dans son Pinax les citations de tous les Auteurs qui ont parlé des plantes avant lui, après avoir cité ceux dont je viens de parler, détigne le Baobab sous le nom de Abavo arbor radice tuberosâ. Il ajoûte que son fruit qu'il a reçu de Crète par Honorius Bellus, & qui
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venoit d'Ethiopie, égale la grosseur d'un melon, qu'il eu recouvert d'un court duvet, que ses feuilles qui sont quelquefois attachées seules à seules, quelquefois deux à deux ou trois à trois sur un même pédicule, sont tantôt dentelées & tantôt sans dentelures dans leur contour. »
Après ces auteurs qui vivoient dans les premiers temps de la Botanique, nous pouvons citer M. Lippi dont les observations ne sont encore que manuscrites. Ce savant Observateur qui a été la victime d'un voyage entrepris par ordre de Louis XIV pour l'Abyssinie, pendant un temps de tumulte & de révolutions dans ces pays, est le dernier qui ait donné la description du fruit du Baobab ; il l'a vû au Caire où on l'apporte de la haute Egypte. Je lui rends avec plaisir cette justice, qu'il l'a observé d'une manière plus exacte que tous les auteurs qui l'ont précédé. Je ne transcrirai point ici sa description, parce qu'elle est assez semblable à ia mienne, à quelques omissions près, & je n'aurois rien eu à ajoûter après lui sur cet arbre, s'il l'eût vû en nature & en fleurs : c'est ie jugement favorable que me donne lieu de porter sur les travaux de ce vigilant Observateur, la lecture de ses manuscrits précieux que M. de Jussieu a bien voulu me communiquer.
Par les passages que je viens de rapporter des différens auteurs qui ont parlé du Baobab, il est évident qu'on n'en a connu jusqu'ici que les feuilles & le fruit ; & que ses fleurs qui étoient la partie la plus essentielle aux Botanistes pour décider quelle place il doit occuper dans le règne végétal, ont resté jusqu'ici ignorées, ainsi que l'arbre même qui les porte, & dont la monstrueuse grosseur présente un fait des plus singuliers & des plus remarquables que l'histoire de la Botanique & peut-être l'histoire du Monde ait encore produits.
EXPLICATION DES FIGURES.
PLANCHE I.
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PLANCHE II.
(Voir images)