Absinthe (Cazin 1868)

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Abricotier
Cazin, Traité des plantes médicinales, 1868
Acanthe

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ABSINTHE. Artemisia absinthium. L.

Absinthium vulgare majus. BAUH. — Absinthium ponticum seu Romanum officinarum, seu Dioscoridis T.

Absinthe commune ou officinale, — grande absinthe,— absin menu,— alvuine,— herbe sainte, — herbe aux vers, — aluine, — armoise amère, — armoise absinthe.

Synanthérées, tribu des Corymbifères. Fam. nat. — Syngén. Polyg. Superf. Linné.

L'absinthe (Pl. I), plante herbacée, vivace, croît dans presque tous les climats, dans les lieux incultes, sur le bord des chemins. On la cultive dans les jardins.

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[La grande absinthe a été appelée par Lamarck Absinthium vulgare, et par A. Richard A. officinale. Elle était alors regardée comme le type d'un genre distinct. On l'a aujourd'hui réunie aux artemisia, où Linné l'avait placée.]

Description. — Souche ramifiée supérieurement et portant de nombreuses racines grêles et cylindriques.— Tige droite, de 60 à 70 centimètres, dure, cannelée, rameuse, d'un gris cendré, remplie d'une moelle blanche.— Feuilles alternes, pétiolées, molles, d'un vert argenté ; les inférieures tripinnatifides, celles du milieu bipinnatifides, les supérieures simplement pinnatifides ou même entières, bractéiformes, allongées, ob- tuses ; segments lancéolés ; inflorescence en capitules. — Fleurs petites, globuleuses, jaunâtres, en grappes axillaires (juillet-septembre), fleurons hermaphrodites au centre, à cinq dents, femelles au disque, tubulés. — Calice à folioles scarieuses, globuleux. — [Réceptacle convexe, entouré de bractées inégales, imbriquées, vertes, nues, formant l'involucre, le reste du réceptacle est chargé de petits poils fins et dressés dans l'in- tervalle des fleurs. — Cinq étamines libres par leurs filets, mais soudées par leurs anthères, biloculaires, introrses. — Ovaire infère. — Style cylindrique, grêle, dressé, stigmate bilobé, ovule anatrope, dressé au fond de l'ovaire. — Le fruit est un akène obovale, nu, couronné par une cicatrice de la corolle.]

[Culture. — Demande une terre légère, une exposition chaude et du soleil, se multiplie par semis des graines ou par division des souches, qui se font au commencement du printemps; dans le nord de la France il faut, en hiver, l'abriter ou l'entourer avec un paillis.]

Parties usitées. — Les feuilles et les sommités.

Récolte. — On la récolte à l'époque de la floraison. Après avoir disposé en guirlandes les sommités bien mondées, on les fait sécher à l'étuve ou au séchoir. L'absinthe sèche doit être peu longue, portant des feuilles nombreuses, sans taches noires ou jaunes, odorante et d'une amertume très-prononcée. Selon Hoffmann et Geoffroy, elle fournit plus d'huile volatile quand elle a été cueillie par un temps pluvieux ou dans un lieu humide.

Propriétés physiques et chimiques. — D'une odeur forte et aromatique, d'une amertume devenue proverbiale, l'absinthe renferme, d'après Braconnot, une matière azotée très-amère, une matière azotée presque insipide, une matière résiniforme très-amère, une huile volatile verte, de la chlorophylle, des sels de potasse. L'eau froide et l'alcool s'emparent de ses principes actifs. L'huile essentielle s'évapore facilement dans certaines préparations, mais les deux autres principes actifs restent et suffisent pour lui conserver l'amertume qui lui est propre. Suivant Geoffroy et Cullen, les feuilles contiennent plus de principes actifs que les sommités fleuries ; elles sont, en effet, plus amères.

Substances incompatibles : les sels de fer, de zinc et de plomb.

PRÉPARATIONS PHARMACEUTIQUES ET DOSES.

A L'INTÉRIEUR. — Eau distillée, 15 à 100 gr. en potion.

Infusion aqueuse, 10 à 30 gr. par kilogramme d'eau froide ou chaude.

Suc frais, 4 à 18 gr. suivant l'indication, le plus souvent étendu dans un véhicule aqueux ou vineux.

Sirop (1 d'infusion sur 2 de sucre), de 15 à 100 gr., et comme édukorant.

Poudre, 1 à 2 gr. comme tonique, 4 à 16 gr. comme fébrifuge.

Extrait (par évaporation du suc, ou par réduction de l'infusion), de 2 à 4 gr. comme tonique, de 4 à 10 gr. comme fébrifuge. (On l'amène à la consistance pilulaire avec

la poudre d'absinthe, ce qui augmente son énergie.)

Vin (1 sur 30 de vin blanc), de 30 à 125 gr.

Bière (1 sur 30 de bière), de 30 à 125 gr.

Teinture (1 sur 8 d'alcool à 21 degrés), de 2 à 10 gr. et plus en potion ou dans le vin blanc.

Huile essentielle, de 50 centigr. à 1 gr. en potion, sirop, pilules.

Huile fixe, (par digestion) (absinthe, 60 gr.; huile d'olives, 500 gr.), 15 à 60 gr.

Conserve (1 sur 2 de sucre), de 4 à 15 gr. comme tonique, de 8 à 16 gr. comme fébrifuge.

A L'EXTÉRIEUR.— En infusion, décoction, pour lotion, fomentation, et en cataplasme.

[Les préparations pharmaceutiques de l'absinthe peuvent être divisées en trois groupes : 1° celles qui renferment le principe amer à peu près seul, tels sont l'extrait et la décoction d'absinthe : ce principe amer a été obtenu pur par Mein et Luck et nommé par eux absinthine; 2° les préparations qui ne contiennent que le principe volatil ou essence; telles sont l'eau distillée et l'essence ; 3° enfin, celles dans lesquelles

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les deux principes sont réunis : comme la poudre, l'infusion, le suc frais, le vin, la bière, la teinture, l'huile fixe, les conserves.]

Les préparations les plus convenables de l'absinthe sont le suc incorporé dans une conserve, le vin, la teinture aqueuse faite à froid et la poudre. La plante fraîche est plus active que la sèche, cette dernière ayant perdu une partie de son huile essentielle. La décoction et l'extrait aqueux, par la même raison, sont moins actifs que la simple infusion ou la poudre. L'eau distillée d'absinthe est un médicament peu chargé de principes énergiques.

Le sel essentiel d'absinthe produit par l'incinération de la plante, par lixiviation et évaporation, est principalement formé de carbonate de potasse, il était autrefois en grande faveur. Boerhaave donnait 2 gr. de ce sel à ceux qui ne pouvaient supporter le quinquina. On le croyait un ingrédient nécessaire à la potion antiémétique de Rivière (1 gr. 20 cent. de sel d'absinthe dans une cuillerée de suc de limon, à laquelle on ajoutait quelquefois une eau aromatique administrée au moment de l'effervescence.) On prépare aujourd'hui cette potion avec une solution d'acide tartarique ou d'acide citrique ou le suc de citron et le bicarbonate de potasse, dont le sel d'absinthe ne diffère point.

L'absinthe entre dans la teinture d'absinthe composée, le sirop d'absinthe composé, la teinture amère ou élixir de Stougton, les pilules balsamiques de Stahl, les pilules antecibum, le vinaigre antiseptique ou des Quatre-Voleurs, etc.

L'absinthe, à dose modérée, excite l'estomac, aiguise l'appétit, facilite la digestion, accélère les fonctions circulatoires et sécrétoires. À forte dose, elle détermine de la chaleur à l'épigastre, de la soif, une excitation générale.

Giacomini, qui, en état de santé, a expérimenté sur lui-même l'absinthe sous forme de teinture aqueuse, loin de la regarder comme hypersthénisante, la considère, au contraire, comme hyposthénisante. « Lorsque j'en prenais à jeun, dit-il, je sentais de suite un très-grand besoin de prendre des aliments ; mon estomac m'accusait une sorte de vide assez incommode, puis j'éprouvais de la langueur générale, une sorte d'épuisement et même des obscurcissements dans la vue et des vertiges. Je mangeais des aliments solides, et le tout se dissipait promptement. Si, au lieu d'aliments, je me contentais de boire quelque liqueur alcoolique, les symptômes disparaissaient également. Si je prenais, au contraire, du café à l'eau ou de la limonade, le malaise augmentait. Je n'ai pas été le seul à éprouver ces effets de l'action de l'absinthe; d'autres personnes bien portantes, auxquelles j'en ai fait prendre, se sont trouvées exactement dans le même cas. Que conclure ? C'est que l'absinthe agit sur l'estomac comme un véritable hyposthénisant. »

(La doctrine du professeur de Padoue trouverait peut-être son explication dans l'existence d'une propriété narcotico-âcre, presque vireuse, dans l'absinthe. Déjà les anciens avaient remarqué les inconvénients de l'usage trop fréquent de cette plante.) Lindestolpe, dit Bodart, éprouvait de violents maux de tête et de l'inflammation aux yeux, toutes les fois qu'il faisait usage de l'extrait ou de l'essence d'absinthe. Triller affirme avoir vu plusieurs personnes atteintes de maux de tête véhéments pour avoir pris une très-petite dose d'huile essentielle de cette plante. Cartheuser en proscrit l'usage, à cause de ses propriétés narcotiques. J'ai observé ces effets chez un jeune cultivateur d'un tempérament sanguin, qui, atteint d'une irritation gastrique, avait pris du vin d'absinthe pendant quinze jours pour se fortifier l'estomac. J'ai vu, par la même cause, une femme irritable atteinte de gastralgie et d'affections herpétiques, revenant chaque printemps, éprouver des céphalalgies, des vertiges, avec injection des conjonctives.

L'addition ou la substitution de l'absinthe au houblon, dans la fabrication de la bière, soit pour en modérer la fermentation et en empêcher l'acidité, soit par économie, rend cette boisson plus enivrante ; c'est un fait que j'ai pu vérifier.

J'incline avec Trousseau et Pidoux, à reconnaître dans l'absinthe une propriété un peu vireuse, narcotique. « Il est certain, disent ces auteurs, que la

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liqueur connue sous le nom d'eau ou de crème d'absinthe enivre très-facilement, produit des vertiges et un état nauséeux qui n'appartient pas à l'alcool, mais à l'absinthe. Cet état retrace à un faible degré et incomplètement une légère intoxication par quelque substance narcotico-âcre. »

(Les opinions sont bien partagées sur le rôle de l'absinthe dans la production des accidents consécutifs à l'usage de la liqueur dont nous venons de parler (1).

Evidemment, l'action enivrante est plus grande que dans les autres boissons; mais ici, a-t-on dit, l'alcool est à 70 degrés, et la véritable cause des troubles plus graves est dans la concentration alcoolique plus grande.

Motet (2), Anselmier (3), trouvent dans la plante elle-même l'action délétère. Moreau (4) admet une action légèrement plus excitante dans la liqueur ; mais il l'attribue à son mode d'emploi, à l'émulsion que produit le buveur, mode d'emploi tellement connu, que nous ne le décrirons pas. Dans une récente communication à l'Académie des sciences (1er août 1864), le docteur Decaisne dit : « L'ivresse arrive rapidement, et l'effet produit est celui ou à peu près de l'empoisonnement par un poison narcotique, ce qui n'arrive pas, certainement, avec l'eau-de-vie à dose égale. La sensation de sécheresse au gosier existe presque toujours.

L'abus de la liqueur d'absinthe produit, à la longue, des phénomènes cérébraux plus marqués, plus durables, un abrutissement plus profond que ceux de l'alcoolisme ordinaire. Ces symptômes sont-ils assez saillants pour que leur ensemble mérite le nom d'absinthisme ? Nous sommes porté à le penser. Les soldats d'Afrique nous ont donné, à ce sujet, de tristes exemples; nos poètes les plus gracieux n'ont-ils pas été les victimes de ce nouveau fléau? Stupeur, hébétude, hallucinations terrifiantes, affaiblissement intellectuel rapide, nous paraissent spéciaux à cette substance ; l'alcoolisme est doublé de l'absinthisme.

Pour vérifier l'action toxique spéciale de l'absinthe, Marcé a entrepris une série d'expériences sur les animaux (5); 2 à 3 gr. d'essence, administrés à des chiens, à des lapins, ont amené des tremblements, de l'hébétude, de la stupeur, de l'insensibilité, et tous les signes d'une terreur profonde ; à dose plus élevée, convulsions épileptiformes, avec évacuations involontaires, écume à la bouche, respiration stertoreuse.

Aug. Voisin dit avoir fréquemment rencontré une dégénérescence graisseuse du cœur et particulièrement du ventricule chez les individus qui succombent, à Bicêtre, aux suites d'excès alcooliques par l'absinthe. Renard, médecin major à l'hôpital militaire de Bathna, a constaté, dans trois cas semblables, un amincissement et une translucidité remarquable des os du crâne. Est-ce là coïncidence fortuite ou régulière ? L'étude ultérieure des faits en décidera) (6).

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(1) Plusieurs auteurs pensent que la véritable crème d'absinthe, ou absinthe suisse, est préparée avec différents artemisia voisins des génépis, et surtout avec l' A. alpestris. On y ajoute souvent de l'angélique, de la badiane, etc., pour l'aromatiser davantage. Marcé assure que, sur 100 litres d'alcool, il y a dans la liqueur jusqu'à 20 grammes d'essence d'absinthe officinale. Ce qui augmente encore le danger de cette boisson, ce sont les sophistications, les falsifications nombreuses dont elle est l'objet. Elles ont surtout pour but d'arriver à une belle coloration ; différentes substances, et surtout le sulfate de cuivre, sous le nom de bleu éteint, s'ajoutent à la liqueur pour lui donner les apparences qui lui manquent. Les moyens de reconnaître ce sel sont nombreux. Nous citerons seulement le plus simple : évaporation jusqu'à consistance d'extrait, incinération, reprise des cendres par un acide, addition d'ammoniaque. Il se produit une coloration bleue qui dénote l'existence du poison. D'après Stan. Martin, on aurait poussé la sophistication plus loin encore, en ajoutant du chlorure d'antimoine à l'absinthe !

(2) Sur l'alcoolisme et plus particulièrement des effets toxiques de la liqueur d'absinthe. Thèse inaugurale de Paris, 1859.

(3) Empoisonnement par l'absinthe. 1862.

(4) Liqueur d'absinthe et ses effets. 1863.

(5) Comptes-rendus de l'Académie des sciences, avril 1864.

(6) Recueil de mémoires de médecine et de chirurgie militaires, juillet 1864.

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Tout ce que nous venons de rapporter sur les effets physiologiques de l'absinthe révèle dans cette plante, indépendamment de ses autres propriétés, un principe dont l'action spéciale sur le cerveau et le système nerveux ne saurait être révoquée en doute. L'absinthe doit être proscrite chez les tempéraments sanguins ou bilieux, et dans tous les cas où il existe une irritation vasculaire, une prédisposition phlegmasique de l'estomac, de la pléthore sanguine, une tendance congestive vers les cavités splanchniqnes, et notamment vers la tête. Cette appréciation, fondée sur l'expérience, n'implique point contradiction.

L'absinthe, au point de vue de son action thérapeutique, est généralement considérée comme tonique, stimulante, fébrifuge, antiseptique, anthelmintique, diurétique, emménagogue. On l'emploie principalement dans les affections atoniques du canal digestif (dyspepsies nerveuses ou par débilité de l'estomac, helminthiase, diarrhée chronique, flatuosités, etc.), dans la chlorose, l'aménorrhée asthénique, les affections scrofuleuses, le scorbut, l'hydropisie et surtout l'anasarque, les fièvres intermittentes et leurs effets consécutifs, tels que les engorgements spléniques ou hépatiques, la cachexie paludéenne manifestée par la pâleur, la bouffissure, l'œdème, l'hydropisie, la faiblesse générale. — A l'extérieur, l'absinthe est employée comme détersive, antiseptique, tonique et résolutive.

L'absinthe est une des plantes indigènes les plus précieuses. Les anciens ont célébré ses vertus. Galien la regardait comme un puissant tonique, et cette opinion est encore celle des médecins les plus distingués de nos jours. Lupis (l) a publié de nombreuses observations constatant que l'extrait d'absinthe, donné à la dose de 2 à 4 grammes, a guéri des fièvres intermittentes de divers types. Ce fébrifuge a réussi entre les mains de Pinel (2), qui l'employait fréquemment à l'hôpital de la Salpêtrière; dans celles d'Alibert ; de Burtin (3); de Wauters, qui l'a proposé comme succédané du quinquina et du quassia amara.

Chaumeton, dont l'incrédulité en matière médicale indigène est connue, s'exprime ainsi sur les propriétés fébrifuges de l'absinthe : « J'ai mille fois employé cette plante avec succès pour la cure des fièvres intermittentes de tous les types : lorsque j'avais à traiter une simple tierce, je me contentais de prescrire une légère infusion des feuilles et des sommités : s'agissait-il d'une quotidienne ou d'une quarte, je faisais prendre chaque jour 30 grammes de vin d'absinthe, et si je remarquais des obstructions abdominales, je diminuais la quantité de vin et j'administrais tous les matins 2 grammes d'extrait. » Bodart a subjugué plusieurs fièvres intermittentes rebelles au moyen du suc d'absinthe fraîche aromatisé avec un peu de jonc odorant, à la dose d'une demi-cuillerée, administrée à plusieurs reprises dans un véhicule vineux.

J'ai souvent employé l'absinthe dans les marais du Calaisis contre les fièvres intermittentes, quand l'état des voies digestives me le permettait. Elle m'a surtout réussi dans les cas de récidive, après un long usage des préparations de quinquina, et lorsque l'atonie générale, l'engorgement de la rate, la décoloration de la peau, l'infiltration du tissu cellulaire se présentaient comme symptômes consécutifs de l'intoxication miasmatique. Entre autres faits, je citerai celui d'un manouvrier âgé de quarante et un ans, d'un tempérament lymphatique, habitant une chaumière basse, non aérée, sur le bord d'une tourbière, et qui, depuis deux ans, était atteint d'une fièvre intermittente, plusieurs fois suspendue par l'usage du sulfate de quinine, et reparaissant ensuite sous divers types. Je vis ce malade en novembre 1832.

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(1) Journal de pharmacie, t. XIV, p. 62.

(2) Médecine clinique.

(3) Mémoire couronné par l'Académie des sciences de Bruxelles, p. 41.

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Atteint alors d'une fièvre quotidienne, il était accablé sous le poids de la misère et de la maladie. Les accès avaient peu d'intensité ; mais les extrémités inférieures étaient œdématiées, la face infiltrée et blafarde, la rate manifestement engorgée, la débilité très-grande. Le vin d'absinthe, à la dose de 60 grammes en augmentant graduellement jusqu'à celle de 150 grammes par jour, rétablit promptement les forces, augmenta la sécrétion urinaire, diminua peu à peu le volume de la rate, fit disparaître l'œdématie, intercepta les accès dans l'espace de six à huit jours, et amena un rétablissement complet, et non suivi de récidive, au bout de vingt jours de traitement.

Je me suis toujours très-bien trouvé de l'emploi du vin d'absinthe dans l'anasarque provenant de fièvres intermittentes négligées ou se prolongeant sous l'influence permanente de l'humidité et des effluves marécageux. Je prévenais les rechutes en ajoutant à ce vin, après la disparition de l'hydropisie, 30 à 60 grammes de teinture de Mars tartarisée. J'ai employé ce mélange avec succès, non-seulement dans la cachexie paludéenne, mais aussi contre la chlorose, la chloro-anémie, si fréquentes dans les lieux où les fièvres intermittentes sont endémiques.

La leucorrhée, liée à l'atonie des voies digestives, a été souvent combattue avec succès par l'usage des préparations d'absinthe. Alibert les employait avec avantage dans cette maladie. Parmi les cas semblables où l'absinthe m'a réussi, je rapporterai le suivant comme le plus remarquable :

La vicomtesse de F , âgée de trente-six ans, tempérament lymphatico-nerveux, ayant eu deux enfants (le dernier âgé de trois ans), se fatigua beaucoup dans les soirées, les bals et les concerts de la capitale pendant l'hiver de 1846. De retour à sa campagne au printemps, où elle réclama mes soins, je la trouvai atteinte de flueurs blanches, abondantes, jaunâtres, inodores, contre lesquelles un médecin distingué de Paris avait prescrit des pilules de goudron, des injections alumineuses, et, en dernier lieu, des injections avec le sulfate de zinc et le tannin. Ces moyens n'avaient diminué que momentanément l'écoulement leucorrhéique, exempt d'ailleurs de toute douleur utérine et d'irritation vaginale, et n'ayant apporté aucun changement dans la menstruation ; seulement le col de la matrice était boursouflé, mou. Devenu d'une abondance extrême, ce flux était accompagné de tiraillements d'estomac, de dyspepsie, de constipation, de débilité générale, d'une diminution notable de l'embonpoint et d'une profonde tristesse. Je fis immédiatement administrer à Mme de F… le vin d'absinthe à la dose d'abord de 30 grammes, que j'augmentai progressivement jusqu'à celle de 60, 80 et 100 grammes, par jour, en plusieurs fois. On n'employa plus à l'extérieur que des injections d'eau simple. Après dix jours de ce traitement, aidé d'un régime analeptique, le flux utérin avait diminué de moitié, les digestions étaient plus faciles, l'état général plus satisfaisant, la gaîté revenue. La leucorrhée, diminuant chaque jour de plus en plus, était tarie au bout d'un mois, et le retour à la santé complet.— Dans la recherche des indications curatives, on oublie trop souvenl le point de départ d'une maladie, la cause qui la produit ou l'entretient ; on se préoccupe exclusivement des manifestations extérieures et locales, que l'on considère à tort comme idiopathiques, et qui, dans beaucoup de cas, ne sont que des effets contre lesquels la médication est inutilement dirigée.

L'absinthe n'a d'efficacité, comme emménagogue, que dans les cas d'aménorrhée par inertie utérine, ou par débilité générale. Elle a moins d'action spéciale sur l'utérus que l'armoise vulgaire. (Dans la coupable espérance de ramener un flux menstruel, dont la disparition avait une cause plus que présumée, nous avons vu plusieurs malheureuses ingurgiter des quantités considérables d'absinthe, et cela sans le moindre effet attendu.) Plusieurs praticiens, et entre autres le célèbre Haller, ont vanté les bons effets de l'absinthe dans les affections goutteuses, compliquées d'atonie des organes

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digestifs. Vitet la recommande aiguisée de carbonate de soude, à l'intérieur, en bains, en lavements contre les scrofules. Elle a été donnée avec succès dans l'hydropisie par Matthiole, Vesling, Haller et Heister. Ce dernier parle d'une femme ascitique avec anasarque, guérie par l'usage de l'infusion d'absinthe avec des baies de genièvre, usant de bière pour boisson. L'absinthe agit, dans ce cas, en même temps comme tonique et diurétique. Willis, au rapport de Chomel, recommande pour l'anasarque le remède suivant : « Faites calciner jusqu'à blancheur les cendres d'absinthe ; passez-les par un tamis et en mettez en digestion 4 onces (123 gr.) dans 2 livres (1,000 gr.) de vin blanc, dans un vaisseau bien bouché, pendant trois heures ; passez la liqueur. La dose en est de 6 onces (185 gr.), même de 8 onces (250 gr.), deux fois par jour. » Les cendres de genêt produisent le même effet que celles d'absinthe. L'effet diurétique est dû au carbonate de potasse qu'elles contiennent.

L'absinthe est un excellent vermicide, dont l'usage, continué après la destruction des vers intestinaux, en empêche la reproduction. Le vin composé d'absinthe et d'ail (de chaque 30 gr. pour 1 litre de vin blanc), donné à la dose de 30 à 100 gr. par jour, m'a réussi comme fébrifuge et anthelmintique chez les sujets pauvres, lymphatiques, détériorés par la misère, habituellement vermineux ou soumis à l'influence délétère des marais. Je donne aussi avec avantage le vin d'absinthe auquel j'ajoute les fleurs ou les fruits de tanaisie. L'huile fixe d'absinthe à l'intérieur, à la dose d'une ou deux cuillerées à bouche et en topique sur le bas-ventre, tue promptement les vers. Sylvius préconisait la poudre des feuilles étendue dans du miel. Ce mélange, épaissi en consistance convenable et employé en suppositoire, est très-efficace contre les ascarides vermiculaires, de même que la décoction concentrée de la plante en injection dans le rectum.

« Lorsque le tænia donne lieu à des accidents graves, le moyen qui les apaise avec le plus de promptitude, dit Hufeland, est une cuillerée à bouche de teinture d'absinthe. »

J'ai mis en usage avec succès un vin fait avec l'absinthe et l'écorce de saule blanc. Il m'a offert, dans la plupart des cas, le même avantage que le vin de quinquina. Je l'ai employé dans la débilité des organes digestifs, et dans la leucorrhée chronique causée ou entretenue par cette débilité, dans l'épuisement des forces à la suite de longues maladies fébriles, d'hémorrhagies utérines, de suppurations abondantes, etc. Dans ces cas, j'en fais prendre une ou deux cuillerées à bouche trois ou quatre fois par jour. Comme fébrifuge, j'en administre 80 à 150 gr. dans l'intervalle des accès.

Lorsque les circonstances nécessitent un long usage de l'absinthe, on doit en suspendre de temps en temps la prescription. Ses effets thérapeutiques deviendraient nuls par l'habitude. Cette plante peut d'ailleurs, à la longue, donner lieu à une irritation permanente de la muqueuse gastrique, agir sur le système nerveux, et amener les phénomènes que nous avons signalés en parlant de ses effets physiologiques.

(S'il faut en croire l'école de Salerne (1), le mal de mer trouverait dans l'absinthe un remède infaillible.)

(Les vétérinaires donnent l'infusion aux moutons frappés de cachexie aqueuse, en poudre incorporée dans du miel (8 à 16 gr.); elle est utilisée dans les cas d'hydroémie ou pourriture.)

A l'extérieur, l'absinthe est puissamment détersive et antiseptique. Elle arrête la dégénérescence putrilagineuse des plaies, la pourriture d'hôpital, la vermination dans les ulcères, la gangrène. J'ai eu l'occasion de l'em-

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(1) Prêt à vous embarquer, buvez du vin d'absinthe;

Contre les maux de coeur c'est un préservatif ;

Du nitre de la mer, de son air purgatif,

Vous n'aurez tout au plus qu'une légère atteinte.

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ployer avec succès dans le phlegmon diffus gangreneux ; je me sers, dans ce cas, d'une forte décoction des feuilles, à laquelle je fais ajouter une certaine quantité de sel commun. On peut aussi en faire une décoction dans l'eau de mer ou dans la saumure. Contre les ulcères atoniques ou scrofuleux, de même que dans les plaies entretenues par l'abondance de la suppuration, j'applique le suc exprimé d'absinthe étendu plus ou moins dans l'eau, et dont j'imbibe les plumasseaux. L'hiver, j'emploie de la même manière l'extrait, préparé par inspissation du suc au soleil ou au bain-marie, ou par macération et évaporation. La décoction d'absinthe en lotions a été recommandée dans le traitement de la gale, de l'œdème, des engorgements lymphatiques ; introduite en vapeur dans l'oreille, elle a produit du soulagement dans l'otalgie. La teinture alcoolique d'absinthe est employée comme excitante et résolutive ; elle peut remplacer la teinture d'aloès comme détersive et antiseptique. — (Les Arabes broient la plante dans l'huile ou le miel, et l'appliquent sur le crâne préalablement rasé, dans le but d'arrêter la chute des cheveux.)

ABSINTHE PONTIQUE ou ROMAINE

petite absinthe, absinthe romaine (Artemisia pontica), cultivée dans nos jardins. —30 centimètres environ de hauteur, tiges nombreuses, garnies de feuilles finement incisées et deux fois ailées ; fleurs petites, arrondies, penchées, en grappes droites et terminales; odeur plus forte, mais saveur moins amère et action plus faible que la grande absinthe. Employée dans les mêmes cas. [Sous le nom de petite ab- sinthe, %on livre souvent au commerce des espèces bien distinctes : ce sont les Artemisia gallica, W. ; aragonensis, Lamk. ; cœrulescens, L., etc.]

ABSINTHE MARITIME

(Artemisia maritima, L., absinthium, seriphium belgicum, G. Bauh.). Plante des côtes maritimes de l'Europe, qui croît en abondance dans les marais de la Saintonge ; de là son ancien nom de Santonicum ; se trouve aussi en abondance sur les côtes du département de la Somme ( Petit-Lavier, Petit-Port, Noyelles-sur-Mer, Saint-Valéry), dans le Pas-de-Calais et le Nord (Etaples, Boulogne, derrière la citadelle de Dunkerque, autour du fort Nieulay, à Calais); plus cotonneuse et plus grêle que la grande absinthe. Tige de 3 à 6 décimètres, striée, rameuse; feuilles multifides, à lobes linéaires, plans, sub-obtus; fleurs jaunâtres, petites, nombreuses, pendantes, à grappes terminales ; involucre ovoïde, cotonneux à la base, renfermant cinq ou sept fleurs, dont deux ou trois femelles (septembre).

[Le duvet abondant dont elle est recouverte la différencie de l'absinthe pontique; on la distingue de la grande absinthe par l'étroitesse de ses feuilles, sa saveur moins amère et par son odeur plus agréable, qu'on a comparée à celle de la mélisse ou de la citronelle.]

Cette plante est employée, d'une manière tout a fait populaire, dans nos campagnes comme anthelmintique. On en fait bouillir 4 gr. dans 100 gr. d'eau ; on édulcore avec suffisante quantité de sucre, et l'on administre cette dose à jeun pendant plusieurs jours. (Stan. Martin (1) en a exalté les propriétés vermifuges.) L'absinthe maritime est un excellent tonique. Je l'ai vu employer avec succès dans tous les cas où l'absinthe commune est indiquée, et principalement dans les affections scrofuleuses, en l'associant au varech vésiculeux. Une forte décoction de ces deux plantes a dissipé des engorgements glanduleux contre lesquels divers moyens avaient été inutilement mis en usage.

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(1) Bulletin général de thérapeutique, t. XXI, p. 113.