Brosimum acutifolium (Pharmacopées en Guyane)
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Sommaire
Brosimum acutifolium Huber ssp. acutifolium
Synonymie
- Brosimopsis acutifolia (Huber) Ducke.
Noms vernaculaires
- Créole : [takini] (Iracoubo), bois mondan.
- Wayãpi : takweni.
- Palikur : tauni.
- Kali’na : takini.
- Portugais : mururé (Amazonie orientale).
Écologie, morphologie
Grand arbre, rare à moyennement rare, commun par place, croissant en forêt primaire.
Collections de référence
Grenand 446, 1359, 1775 ; Jacquemin 2330 ; Moretti 1324, Prévost et Sabatier 2756.
Emplois
Avec le takini, nous sommes en présence d’un complexe culturel particulier aux communautés de l’est des Guyanes, son usage psychotrope recouvrant l’essentiel de l’aire d’extension de la sous-espèce Brosimum acutifolium Huber ssp. acutifolium. Les études de terrain que nous avons menées auprès de différents groupes ethniques de Guyane confirment que les termes proches de takini (Kali’na), tauni (Palikur), takweni (Wayãpi), tahini (Tiriyó), désignent tous une drogue psychotrope utilisée par les chamanes kali’na, tiriyó (famille Karib), arawak et palikur (famille Arawak), et enfin Wayãpi et émerillon (famille Tupi-Guarani). Selon des témoignages récents, l’usage comme hallucinogène semble persister sur les rives du Maroni, chez les Kali’na d’où il serait passé chez les Bushinenge ; il s’agirait dans ce dernier cas d’une extension récente de l’utilisation à ces populations d’origine africaine.
L’examen détaillé des collections recueillies montre qu’elles appartiennent toutes à la sous-espèce Brosimum acutifolium Huber ssp. acutifolium. Son aire de distribution est limitée à l’est du Para, l’Amapá, la Guyane française et le Surinam (BERG, 1972, BERG et DeWolf, 1975).
Nous avons trouvé le latex de cette espèce couramment utilisé comme hallucinogène par les chamanes palikur et wayãpi. Par ailleurs, nous renvoyons le lecteur à la note [1] pour la discussion concernant l’historique de la découverte, les problèmes d’identification et l’aire d’utilisation de Brosimum acutifolium.
Chez les Wayãpi et les Palikur, le latex est recueilli par incision profonde de l’écorce du tronc. Tout d’abord apparaît un liquide translucide un peu comparable à du blanc d’œuf quant à son aspect ; au bout de quelques minutes d’écoulement, lui succède, après oxydation à l’air, un latex rouge légèrement moussant qui sera utilisé. Le latex et l’écorce de Brosimum acutifolium sont, pour les deux ethnies, l’un des véhicules essentiels permettant aux apprentis chamanes de domestiquer l’esprit tutélaire de cet arbre. D’autres prises peuvent encore être effectuées au cours de sa vie par le chamane afin d’affermir son alliance avec les esprits qu’il a domestiqués (Wayãpi : eima, upiwã ; Palikur : ptakigye).
Les rituels décrits par les Wayãpi et les Palikur, quoique appartenant à un fond culturel commun, diffèrent quelque peu dans le détail de leur exécution.
Pour les Wayãpi, ainsi que nous l’avons déjà vu de façon détaillée dans la deuxième partie de l’ouvrage (cf. p. 66), la quête de l’esprit est solitaire et le futur chamane doit assumer seul son initiation forestière ; en une seule prise, il absorbe entre 200 et 300 cl de latex recueilli dans une jeune spathe de palmier Oenocarpus bacaba, puis fume de longs cigares de tabac enveloppés du liber de tawali (cf. Couratari multiflora, Lécythidacées). Le futur chamane palikur observe lui aussi une période de réclusion en forêt, associée à un jeûne sévère, pour obtenir son esprit domestique. L’initiation se fait au moment où l’étoile kusukwe (l’Apocynée) monte dans le ciel (BERTON, 1997). Il est accompagné d’un assistant (ahigidi) pouvant être lui-même, mais pas obligatoirement, chamane.
Dans un peuplement de B. acutifolium, ce dernier choisit un endroit naturellement propre (indice de la fréquentation par les esprits) où il installe pour le postulant un petit abri de palme, une estrade basse pour s’allonger, ou bien il se contente de lui amarrer son hamac. Il dispose près de lui une spathe (kuudi) de palmier Attalea maripa et une calebasse non peinte de noir à l’intérieur, à la différence de celles à usage domestique. Il dispose aussi de la nourriture, une vingtaine de minuscules cassaves de la taille d’un biscuit et la chair cuisinée d’une tourterelle urus (Leptotila sp.). Enfin, le futur chamane a apporté avec lui son coffret en vannerie (yamat) renfermant son hochet magique (wau), avec lequel il fera danser et chanter les esprits.
L’assistant prépare alors une grande quantité de macération de feuilles odoriférantes de pirimaβan (cf. Campomanesia aromatica, Myrtacées) dans la spathe et en lave le postulant, lui versant le liquide sur le corps avec la calebasse, afin de le débarrasser de sa mauvaise odeur, car les esprits détestent les odeurs fortes (fumées, transpiration, manioc roui, menstruations). À ce point du rituel, les informations recueillies présentent quelques légères variantes : le postulant peut être lavé avec le liquide obtenu en battant dans l’eau emplissant la spathe de maripa, un paquet d’écorce de Brosimum acutifolium, dont il boit ensuite quelques gorgées. Il peut également, après avoir été lavé avec la même préparation, absorber à deux reprises en une journée une petite tasse de latex recueilli séparément et dilué dans un peu d’eau. Il peut enfin remplacer le liquide par des cigares faits de liber de Couratari multiflora (Lécythidacées) contenant de la poudre d’écorce de B. acutifolium séchée incorporée à du tabac, et dont les effets sont dits beaucoup plus faibles que ceux du latex. S’il existe dans le même endroit des pieds de aβuki (cf. Bonafousia angulata, Apocynacées) et de impukiu (cf B. macrocalyx). la domestication de leurs esprits peut également être tentée mais les bains et absorptions de chaque espèce doivent être strictement séparés. Le rituel ci-dessus décrit est répété cinq à sept jours de suite de préférence à midi. À chaque fois, l’assistant se retire à bonne distance de son camarade, le laissant seul dans sa quête, mais montant bonne garde.
Les indications fournies sur les effets de la drogue par les deux ethnies, dont les contacts culturels étaient pourtant peu fréquents il y a encore vingt ans, se recoupent remarquablement, bien que l’interprétation soit différente pour chaque peuple : pour les Wayãpi le futur chamane, dès l’absorption, voit le monde des esprits. Pour les Palikur, l’esprit entre dans le corps du postulant et c’est avec son regard que ce dernier va à la rencontre du monde des esprits.
Pour les deux ethnies, la quête, précédée de contractions musculaires douloureuses et d’une sensation de fièvre, est essentiellement constituée par la présence, le plus souvent dans le dos de l’initié, des esprits de l’arbre ; ceux-ci se manifestent sous des formes diverses, dont l’une est obligatoirement un jaguar, une autre, moins fréquemment, une chenille monstrueuse ; ces apparitions manifestent leur présence par leur souffle, des frôlements, ou, pour le jaguar, des rugissements.
Pétrifié, le futur chamane mis à l’épreuve ne peut ni ne doit se retourner sous peine de mort. Alors le dialogue s’instaure ; dans le cas des Palikur, les esprits demandent au postulant d’organiser une fête en jouant de son hochet et en leur distribuant des cigares (nuhim), qui sont pour eux ce que la bière de manioc est aux hommes. Ils lui apprennent alors les chants magiques et les danses qu’aiment les esprits. Chez les Wayãpi, les esprits apprennent également les chants magiques au postulant et ce sont eux qui lui remettent son hochet magique (malaka). L’initiation est alors terminée.
Outre cet usage très spécifique, l’écorce de Brosimum acutifolium est aussi ordonnée en bain fébrifuge par les chamanes Wayãpi pour soigner certaines atteintes maléfiques. Chez les Palikur, plusieurs usages médicinaux ont été relevés. Le latex est appliqué localement pour soulager les douleurs articulaires ; quelques gouttes du même latex instillées dans l’oreille servent à soigner la surdité. L’écorce préparée en décoction est prise à raison d’une cuiller à café trois fois par jour pour combattre la perte de mémoire et les migraines.
Enfin, un bain préparé avec des écorces de Brosimum acutifolium est un remède contre les courbatures d’origine magique (kabukwene ikãy). Tous ces usages sont accompagnés d’un interdit de consommation du gibier à poil et du poisson[2].
Étymologie
Notons la grande similitude des mots takini (kali’na), tauni (palikur), takweni (Wayãpi et émerillon), auxquels nous pouvons ajouter tahini (tiriyó) récemment relevé par M. Plotkin (comm. pers.), alors que les langues de ces diverses ethnies appartiennent à trois familles linguistiques différentes (respectivement Karib, Arawak, Tupi-Guarani).
Notons cependant que les Arawak proprement dits sont les seuls, parmi tous les utilisateurs connus à ce jour de Brosimum acutifolium à des fins chamaniques, à le nommer sur une racine différente (hijarli) (DE GOEIE, 1928).
Pour les Wayãpi au moins, le mot takweni est sans nul doute un emprunt, puisque dans les langues tupi l’espèce est nommée mururé et qu’ils indiquent eux-mêmes que son usage fut introduit chez eux par un fameux chamane du nom d’Asapo, l’un des derniers Norak qui, venant de l’Approuague, s’intégrèrent aux Wayãpi vers 1840.
Chimie et pharmacologie
Cette espèce n’apparaît pas dans la monographie sur les plantes hallucinogènes de SCHULTES et HOFMANN (1973). La seule Moracée mentionnée est Maquira sclerophylla (Ducke) C. C. Berg, sur laquelle on possède des informations anciennes très incomplètes. Il nous a donc paru important d’entreprendre l’étude chimique et pharmacologique de Brosimum acutifolium : en raison des affinités étroites entre Moracées et Cannabinacées, nous avons aussi recherché la présence éventuelle de cannabinoïdes dans un échantillon de latex lyophilisé (méthode de Bram), recherche qui se révéla négative.
Les recherches d’alcaloïdes, que nous avons réalisées selon les méthodes chimiques classiques – extraction par le chloroforme en milieu alcalin et par le méthanol – sur du latex et des écorces de tronc, se sont avérées négatives. Des phénols du type flavane ont aussi été isolés (TEIXEIRA et al., 2000).
D’un Brosimum sp. appelé takini, recueilli au Surinam, ont été isolés des stérols assez communs dans les végétaux : sitostérol et de la friedeline (HEGNAUER, 6, 1973). Des flavanes dont la 4’-hydroxy-7,8[2-(2hydroxyisopropyle) dihydrofurane] flavane, la 4’,7-dihydroxy-8-(3,3-diméthylallyle) flavane, et la 4’,7-dihydroxy-8-prénylflavane, ont été isolées des écorces de tronc (TORRES et al., 2000).
Parallèlement aux études chimiques, nous avons cherché à mettre en évidence l’action sur le système nerveux central à partir d’un échantillon de latex lyophilisé. Les essais pharmacologiques effectués ont donné les résultats suivants :
Action sur le S.N.C. : pas d’activité anxiolytique (test des quatre plaques) 60 mg/kg IP ;
- pas d’activité anticonvulsivante à 60 mg/kg IP ;
- pas d’activité antidépressive (hypothermie et antiptosis à la réserpine à 60 mg/kg IP, hypothermie à l’apomorphine à 16 mg/kg IP) ;
- très légère activité sédative (actimétrie), à 60 mg/kg IP ;
- toxicité aiguë (DL 50) : 600 mg/kg par voie intrapéritonéale (IP).
Dose maximale tolérée : supérieure à 4 g/kg par voie orale.
Enfin, poursuivant la recherche de substances psychotropes dans cette drogue, nous avons mis en évidence dans le latex le 5 NN hydroxy-diméthyle tryptamine, un composé dont le mode d’action est celui des inhibiteurs de la mono-amine oxydase (IMAO) et dont les propriétés psychotropes peuvent expliquer l’usage comme hallucinogène dans le plateau des Guyanes. Les concentrations sont comprises entre 23,4 mg/ml et 25 mg/ml. Une prise en une seule fois de 300 ml de latex, comme nous l’avons relevé chez les Wayãpi, semble donc suffisante pour produire un effet hallucinogène. Il est intéressant de noter que le latex translucide qui s’écoule en premier, non utilisé, ne renferme que des traces de ce composé (GAILLARD et MORETTI, 2002). Les écorces de tronc de divers mururé entrent dans une préparation délivrée par l’IEPA à Macapá, pour le traitement auxiliaire des rhumatismes et des douleurs musculaires. Mais l’incertitude botanique [2] relative aux espèces entrant dans la préparation de ce remède peut selon nous se retrouver aussi dans les publications scientifiques et limite l’intérêt d’une compilation bibliographique des propriétés de cette drogue.
Tests chimiques en fin d’ouvrage.
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- ↑ La carrière botanique de Brosimum acutifolium et celle ethnobotanique du takini ont
longuement évolué séparément et leurs avatars méritent d'être contés ici. En 1897, HECKEL signale
pour la première fois un tachini dont le latex rouge, bien que toxique, est utilisé comme
antirhumatismal par les Kali'na de Guyane française. En 1910, HUBER décrit botaniquement le
mururé des métis d'Amazonie sous le nom de Brosimum acutifolium et LE COINTE en 1922, signale
sous ces deux noms associés (le vernaculaire et le scientifique), l'usage du latex et de l'écorce
comme dépuratif et comme remède spectaculaire des rhumatismes articulaires, soulignant
comme effet secondaire – et cela nous renvoie aux remarques des Amérindiens de Guyane – « des
sueurs abondantes et des douleurs fortes le long de la colonne vertébrale ». Ces usages restent
d'actualité en Amazonie brésilienne (cf. note 2).
En 1928, DE GOEJE indique pour la première fois le rôle du takini dans les chamanismes kali’na et arawak, lui attribuant une simple fonction symbolique. Il recueille d'ailleurs chez les seconds un mythe très intéressant associant l'arbre à l'origine culturelle du chamanisme. Les premières remarques induisant ou concluant à des effets hallucinogènes, apparaissent dans AHLBRINCK ([1931] (1956), STAHEL (1944) et OSTENDORF (1962). Selon STAHEL (ibid.), « le latex est bu par les nécromanciens amérindiens, les amenant à un état d'inconscience avec hallucinations ». C'est cependant à l’anthropologue KLOOS (1968, 1971), que l'on doit la première description détaillée de l’utilisation du takini dans le chamanisme des Kali'na du Maroni. Paradoxalement, en dépit d’excellents témoignages, il conclut plutôt à des effets toxiques qu'à des effets hallucinogènes. Par ailleurs, il identifie le takini des Kali’na comme étant Helicostylis tomentosa (Poepp. et Endl.) Rusby (Moracées), suivant en cela OSTENDORF (1962) et (ou) Helicostylis pedunculata Benoist, d’après les indications orales fournies au professeur Uffelie de l’Université d'Utrecht.
C'est à partir de cette piste que BUCKLEY et al. (1973) étudient alors le takini de Surinam sur des échantillons d'Helicostylis tomentosa collectés près de... Belém (Brésil), ce qui constitue pour le moins une méthodologie hasardeuse. Enfin, en 1972, C. C. BERG, dans la Flora Neotropica et BERG et DE WOLF, en 1975 dans la Flora of Suriname établissent définitivement, à partir des herbiers existants portant mention des noms vernaculaires, que le takini est bien Brosimum acutifolium. Les échantillons collectés par notre équipe pluridisciplinaire de l'Orstom chez les Wayãpi et les Palikur et déterminés également par C. C. BERG, appartiennent tous à cette même espèce.
En dépit de cette belle unité qui a le mérite de prouver que Brosimum acutifolium est bien le principal takini de l'est des Guyanes, une zone d'ombre persiste, et ce, pour trois raisons :- l'échantillon de takini collecté par Plotkin chez les Tiriyo a été provisoirement identifié comme étant Helicostylis pedunculata ;
- sur échantillon stérile, les rameaux feuillus de cette espèce sont très proches de ceux de B. acutifolium (feuilles recourbées en coque) et leur latex est très similaire d'aspect ;
- les Palikur distinguent trois takini : le blanc, tauni seinõ, le jaune, tauni waruye et le noir, tauni priyu.
- ↑ 2,0 et 2,1 La seule zone actuelle d'utilisation de Brosimum acutifolium en dehors de l'est des Guyanes est
le bas Amazone (AMOROZO et GÉLY, 1988) où il sert, soit à soigner les douleurs articulaires et les
rhumatismes, soit comme plante propitiatoire pour favoriser les actions de chasse et de pêche et
pour dissiper la panema (cf. 2e partie, p. 60).
Enfin l'étude des specimens d'herbier de Guyane française et d'Amapá, menée dans le cadre du programme Tramaz, montre que si le terme de takini et ses dérivés désigne en Guyane essentiellement B. acutifolium, le nom de mururé semble au Brésil recouvrir plusieurs espèces de Brosimum, dont en particulier Brosimum utile (Kunth) Pitt., auxquelles on attribue les mêmes propriétés anti-inflammatoires.