Caladium bicolor (Pharmacopées en Guyane)
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Sommaire
Caladium bicolor (Aiton) Vent.
Synonymies
- Arum bicolor Aiton (incluant d’autres Aracées terrestres rattachées aux genres Caladium ou Xanthosoma).
Noms vernaculaires
- Créole : chou crayove [chou-krayòv], sou crayove [soukrayôv].
- Wayãpi : taya.
- Palikur : masas.
- Français : palette de peintre.
- Portugais : tajá.
- Kali’na : mo:lan, tula:la.
Écologie, morphologie
Plantes herbacées de petite taille [1].
Collections de référence
Jacquemin 2828, Prévost 3425 et cf. ci-dessous.
Emplois
Ce groupe d’Aracées terrestres (dont plusieurs sont rattachées au genre Caladium) constitue, pour ainsi dire à lui seul, le cœur des plantes magiques amérindiennes. Formant un ensemble complexe, bien que clairement délimité à chaque fois par un terme générique, ces plantes sont d’utilisation risquée, quel que soit le but, bénéfique ou maléfique, pour lequel on les emploie. Sur l’utilisation des arums terrestres dans les Guyanes, le lecteur pourra également se reporter à DE GOEJE (1943) et CHAPUIS (2001) pour les Wayana, à AHLBRINCK [1931 (1956)] et KLOOS (1968, 1971) pour les Kali’na et à VAN ANDEL (2000) pour les Amérindiens du nord-ouest de la Guyana.
Chez les Wayãpi, les taya, ainsi que nous aimerions les nommer, se divisent en poã, « remèdes » et polã, « plantes propitiatoires ». Ils sont principalement manipulés sur indication des chamanes mais en cas d’urgence, ils peuvent être utilisés par n’importe qui. Par ailleurs, il existe chez les Wayãpi des jeteurs de sorts, malamaku'a, personnes dont les dons n’ont pas été canalisés au cours d’une initiation chamanique et qui peuvent utiliser maléfiquement ces taya. D’une façon générale, qu’il s’agisse de « remèdes » ou de « plantes propitiatoires », ce sont toutes des substances à effet réversible si elles sont mal dominées ou utilisées abusivement. Par exemple, un très bon pêcheur utilisant yawakaka taya, le taya qui favorise les bonnes pêches, risque de tomber malade car il n’a pas besoin de cela pour prendre du poisson.
Les taya utilisés comme « remèdes » sont chez les Wayãpi :
- ayã poã, « le remède contre les esprits » ; c’est la forme la plus fréquente du Caladium bicolor à feuilles vert foncé avec une zone lie de vin diffusant à partir des nervures. Il peut être utilisé, sur indication du chamane ou non, contre tout signe brutal d’atteinte par un esprit (ayã) : douleurs, convulsions, évanouissements...
- manõmanõ poã, « remède contre la folie » (cf. 2e partie pour la définition de la folie selon les Wayãpi). Il s’agit d’un Caladium (Grenand 1253) aux feuilles hastées d’un vert uniforme atteignant 40 cm de long. Comme pour le taya précédent, le tubercule est frotté sur le corps du malade, provoquant de fortes démangeaisons et une sensation de chaleur.
- moy kɨya (cf. infra Caladium schomburgkii).
- taya pelele, « arum tremblant » : très petit arum jamais observé, donnant l’impression de se propager magiquement là où on l’a planté. Il serait utilisé comme ayãpoã.
- ya’ɨlala poã, « remède contre tout ce que peut avoir un enfant » soit « remède contre toutes les maladies infantiles ». Sur le terrain, nous avons observé sous ce nom un petit arum à feuilles hastées étroites maculées de rouge. Sur herbier, un informateur désigna de ce nom Curculigo scorzonerifolia (Lam.) Baker (Liliacées). Ce taya n’est pas utilisé par les chamanes mais par les mères. C’est en fait une protection suprême contre toutes les violations d’interdits de chasse par le père pendant les deux premières années de la vie d’un enfant. Les feuilles et les pétioles sont écrasés dans l’eau fraîche et cette macération courte est employée en lavage externe.
Les principaux taya, inclus dans les Aracées terrestres et fréquemment utilisés comme « plantes propitiatoires », sont chez les Wayãpi :
- kaliaku polã, « plante propitiatoire pour le daguet gris » (Mazama gouazoubira) est une variété de Caladium cf. picturatum (Ouhoud-Renoux 6), utilisée de la même façon que so’o polã et qui rend chanceux à la chasse de ce mammifère.
- muluwa taya, « arum de la grenouille Leptodactylus stenodema ». C’est un arum (Grenand 593, Xanthosoma conspurcatum Schott) à feuilles hastées piquetées de blanc et maculées de rouge aux cornes de la base. Le tubercule écrasé et mélangé avec la peinture faciale sipɨ (mélange de roucou et d’encens), sert à préparer un philtre d’amour. L’homme qui le prépare doit se garder de toucher directement au tubercule ; de la même façon, il doit appliquer la préparation par ruse avec un petit bâton pointu sur la femme convoitée. Les Wayãpi lient muluwataya à yawakakataya, disant que de l’une, peut sortir l’autre et inversement.
- paku polã, « plante propitiatoire pour le poisson pacou » (Myleus pacou). C’est un arum, selon Ouhoud-Renoux (comm. pers.), dont le jus des feuilles sert, associé à la chair sèche de la queue du poisson et au fard rouge sipi, à préparer une ornementation ointe sur le visage et les poignets et favorisant la pêche de ce poisson.
- so’o polã, « plante propitiatoire pour le daguet rouge » (Mazama americana). C’est un arum (Ouhoud-Renoux 2, variété de Caladium cf. picturatum K. Koch et Bouché) aux feuilles hastées tachées de rose et de blanc. Le tubercule, soit enveloppé dans une feuille et suspendu au cou ou au poignet en amulette, soit frotté sur le front du chasseur, son arc ou son fusil, rend chanceux à la chasse au daguet rouge.
- taitetu polã, « plante propitiatoire pour le pécari à collier » (Tayassu tajacu). C’est une variété de Caladium bicolor (Ouhoud-Renoux 5). Même utilisation que so’opolã.
- tapi’i polã, « plante propitiatoire pour le tapir » (Tapirus terrestris). C’est un grand arum importé à l’Oyapock, il y a une trentaine d’années, de chez les Wayãpi de l’Amapari (Brésil). Il atteint 1,50 mètre de hauteur ; les feuilles hastées vert foncé à nervure périphérique très marquée ont la particularité extraordinaire de présenter une excroissance foliaire sous l’apex du limbe. Celle-ci est comparée par les Wayãpi à la hure du tapir. Ce tapi’i polã a été identifié comme Xanthosoma atrovirens Kunth et Bouché var. appendiculatum Engler (Grenand 367 ; Prévost et Grenand 1929) ; c’est en quelque sorte le charme suprême. En voici l’utilisation : la feuille est laissée toute une nuit à macérer ; le lendemain, isolé des siens, le chasseur se lave avec la macération, veillant à ne pas se toucher les testicules (association symbolique avec la virilité du tapir). Puis il se repose pendant deux jours avant d’aller à la chasse : il tue alors l’agouti (Dasyprocta agouti), puis le paresseux à deux doigts (Choloepus didactylus), puis le pécari à collier (Tayassu tajacu), enfin le tamanoir (Myrmecophaga tridactyla). Alors apparaît, endormi, le tapir ; le chasseur le flèche trois fois dans son sommeil ; l’animal se lève, court un peu mais il est fléché une quatrième fois et meurt.
- yawakaka taya, « arum de la loutre géante » (Pteronura brasiliensis). Il ressemble beaucoup à muluwa taya, s’en différenciant surtout par l’absence de taches rouges. Placé sous la protection de l’esprit tutélaire de la loutre géante, considérée comme bonne pêcheuse, il sert à fabriquer un charme pour être chanceux à la pêche à l’aïmara (Hoplias aimara) ; si on ne prend pas les mêmes précautions d’emploi que pour muluwa taya (cf. supra), on risque de voir disparaître sa propre femme. L’hétérochromie est une fois encore importante, puisqu’un informateur a pris soin de préciser que dans un peuplement de yawakakataya situé sur la crique Pakoti, affluent du haut Oyapock, on peut reconnaître selon les pieds, les dessins des robes des différents poissons de la rivière.
Les Palikur, qui nomment ce groupe d’arums masas, en possèdent un nombre de variétés un peu plus restreint, ce qui étonne de la part de ce peuple à riche pharmacopée. Cela peut être expliqué par la longue influence exercée sur eux par les diverses églises chrétiennes : les masas apparaissent d’ailleurs sous un angle beaucoup plus maléfique que bénéfique ; on parle d’eux beaucoup moins comme des remèdes que comme des poisons au pouvoir spécifique (ipiimpika). Si nous n’avons pu nous faire montrer les variétés incriminées, on nous a en revanche indiqué les techniques utilisées par certains fauteurs de trouble : ils râpent le tubercule très finement, puis en jettent une pincée dans une calebasse pleine de bière de manioc ou de soupe d’amidon. D’autres, reculant l’instant afin d’éviter un mauvais goût dans le liquide, cachent sous leurs ongles des fragments qu’ils laissent tomber pendant qu’ils servent la boisson (se pratique surtout lors des fêtes). Au bout de trois jours, un masas commence à croître dans le ventre de la victime jusqu’à ce que mort s’ensuive. Sur sa tombe, surgiront encore d’autres masas, signifiant ainsi le crime aux yeux de tous.
Les Palikur utilisent plus innocemment d’autres masas qui, à une exception près, sont des Caladium, à la façon des charmes des Wayãpi. Les rhizomes et parfois les feuilles sont écrasés avec un peu d’eau, le mélange étant frotté sur les bras. On peut aussi faire une boule qui est emportée à la chasse dans la musette (RENOUX et GRENAND, 2003). Les plus connus sont :
- masas uukβey, « l’arum-remède contre les serpents Bothrops », cf. infra Dracontium polyphyllum.
- masas yitβey, « l’arum-charme pour le daguet rouge », est utilisé pour donner la chance à la chasse de Mazama americana (cf. Sterculia pruriens, Sterculiacées).
- masas kayakuβie, « l’arum-herbe pour le daguet gris ». Même utilisation pour la chasse de Mazama gouazoubira.
- masas audikaβey, « l’arum-charme pour le tapir ». Même utilisation pour la chasse de Tapirus terrestris.
- masas uwanβey, « l’arum-charme pour le paca ». Même utilisation pour la chasse de Agouti paca.
- masas bukutruβey, « l’arum-charme pour l’agouti ». Même utilisation pour la chasse de Dasyprocta agouti.
- masas kiuriβie, « l’arum-charme pour le piraroucou ». Il est utilisé pour la chasse au harpon du poisson piraroucou (Arapaima gigas) qui hante les savanes inondées des Palikur de Urucauá (Brésil).
- paasiβie ou paasivie, (Grenand 1611) « le remède des Français ». C’est une variété de Caladium bicolor à petites feuilles et taches blanches. Le tubercule, frotté sur le front, était utilisé pour pacifier les visiteurs étrangers.
- masas uwakβey, « l’arum-charme pour la gymnote électrique (Electrophorus electricus) » et
- masas pakihβey, « l’arum-charme pour le pécari à lèvre blanche » cf. Arrabidaea chica, Bignoniacées.
Enfin, les Caladium peuvent être utilisés de façon beaucoup plus « profane ». C’est le cas de la variété muluwataya des Wayãpi et du soucrayove des Créoles : le tubercule écrasé est appliqué sur les plaies des animaux domestiques, surtout des chiens, lorsqu’elles sont infestées par les vers [2]. Chez les Wayãpi du Sud, le tubercule râpé de muluwataya est appliqué sur les morsures de serpent pour aspirer le venin et restreindre le phénomène de nécrose en favorisant la cicatrisation. Les Palikur utilisent le tubercule sec et réduit en poudre de paasivie pour éliminer les taches du masque de grossesse (maye), d’autres taches du visage sans doute d’origine mycosiques (igka) et celles dues aux coups de soleil (wõhe) : la poudre légèrement humectée est appliquée localement. Le traitement dure huit jours et est accompagné d’un interdit alimentaire sur le piment, le sel et la viande grillée.
Étymologie
- Créole : le mot soucrayove est une altération de chou tayove, tayove venant lui-même du tupi taya.
- Wayãpi : taya, vient de ay, « magie » ; ya, « maître de » soit « les maîtres de la magie ».
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- ↑ Les Aracées terrestres sont, selon nos critères, soit des plantes protégées, soit des plantes sauvages. Elles sont reproduites, y compris les plantes « sauvages» que l'on introduit parfois dans les villages, par voie végétative. Pour les Amérindiens, elles ne sont cependant ni sauvages ni cultivées, puisqu'elles sont soit l'émanation d'un mort, soit la plantation d'un esprit. Ajoutons que de nombreuses variétés de ces plantes depuis longtemps considérées comme ornementales sont aujourd'hui innocemment cultivées dans les jardins urbains de Guyane.
- ↑ Une utilisation similaire chez les humains pour tuer les vers, les vers macaques, et les chiques a été observée chez les Tiriyo (CAVALCANTE et FRIKEL, 1973) et chez les Carib de la Barama en Guyana (VAN ANDEL, 2000).