Chicorée (Marco)
Si vous voulez savoir pourquoi les fleurs de chicorées bordent nos chemins et nos routes et pourquoi certains les surnomment les fiancées du soleil, il vous faut écouter cette histoire :
Il était une fois une mère, qui sur son lit de mort, fit promettre : au père, hagard de chagrin, de ne pas tenter de la rejoindre, avant d'avoir marié ses deux filles ; à l’aînée, Flora, de s’occuper de toute la maisonnée et à la cadette de ne pas se marier avant sa sœur. Si la plus jeune avait hérité de la beauté de sa mère, Flora n’avait hérité que du bleu de ses yeux. Aussi l’habillait-on, depuis son plus jeune âge, de bleu, espérant par cet artifice atténuer l'ingratitude du sort.
Après la mort de sa mère, Flora s'efforça de maintenir un semblant de vie dans la maison. Quand elle fut en âge de se marier, aucun prétendant ne se présenta. Puis quand ce que fut le tour de sa sœur, ils se mirent à affluer. Le père les accueillait à la porte. Flora montait dans sa chambre enfiler ses plus beaux habits bleus. Mais, chaque fois, résonnait le prénom de sa sœur qui descendait et pour honorer sa promesse répétait son refus. Ces visites se firent, avec le temps, de plus en plus rares.
Le père, désemparé, multipliait les raisons de s’éloigner. Et un matin, lorsqu’on frappa à la porte, c’est Flora qui ouvrit à un jeune homme très beau. Il venait demander sa main, à elle, Flora. Elle en fut immédiatement amoureuse. Il avait un sourire éclatant et se faisait appeler Phœbos, "celui qui brille". Pendant qu'il débitait son compliment, elle devina, à la froide avidité de son regard, que c'était un coureur de dot, suffisamment avisé pour demander la plus disgracieuse des deux sœurs et empocher la plus belle des deux dots. Mais Flora, emportée par la violence des battements qui résonnaient dans sa poitrine... Et un baiser ne suffit-il pas à changer un crapaud en prince charmant ? On n'y croit pas bien sûr. Mais... Flora répondit oui.
Le jour des noces, alors qu’elle pouvait prétendre à la blancheur du lys, c’est vêtue d’un bleu lumineux qu'elle monta vers l'autel. Et le soir dans la chambre, en dégrafant son corsage, elle dit à Phœbos : "Ici tout est à toi" et le geste s'élargit à la maison entière. Plus tard, dans la lueur mouvante d'une chandelle, ses bras, ses jambes, ses lèvres s'offraient, s'ouvraient, anticipaient. "Fais ! Fais ! Fais, tout ce qui te plait de faire !" Phoebus qui prenait plaisir à faire faire, aux femmes dont il empruntait le lit, ce qu'elles ne voulaient pas faire. Qui en tirait une jouissance, froide. La même que dans ses arnaques, dont il se vantait, accoudé au bar, "Ah ! Celui-là, je l'ai bien baisé". Phoebus en fut troublé mais un instant seulement. Il s'en amusa plusieurs nuits, avant de se lasser. Définitivement.
Et un matin, Flora trouva sa couche vide et sa dot envolée. Son père, sa sœur, savaient qu'elle allait commettre une folie et se relayaient pour la surveiller. Mais une nuit, le père relâcha sa vigilance et Flora en profita pour s'enfuir avec pour seul bien les habits qu’elle portait. Elle partit sur les chemins à une époque où ne s'y déplaçaient que les hommes ; les femmes restaient dans les maisons. Quand Flora rencontrait un voyageur, elle l'agrippait par la manche et ne le lâchait qu'une fois obtenue la promesse que s'il rencontrait un jeune très beau, avec un sourire éclatant, qui disait s'appeler Phœbos, de lui dire de revenir, qu'elle n'avait même pas eu à lui pardonner. Qu'elle l'attendait. Et pour que l'homme n'oublie pas sa promesse, elle s’arrachait un lambeau de tissu bleu qu’elle lui tendait.
Mais le plus souvent, à peine avait-elle tourné le dos, l'homme relâchait le morceau d’étoffe qui voletait un instant et s’accrochait au rameau le plus proche.
Depuis, les siècles et les siècles ont passé. Et ne nous reste, de la quête de Flora, sur le bord de nos routes, que ces fleurs bleues. Que peut-être, comme moi, vous ne pourrez plus regarder de la même façon.
____________________
- Histoire inspirée du résumé d’un conte rapporté par Angelo de Gubernatis dans l'article chicorée de La Mythologie des plantes (1878), Connaissance et Mémoires Européennes, 1996, T. II, p. 87.