Préface aux dessins de courges de Duchesne

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Texte paru dans : Paris, Harry S., 2007. The drawings of Antoine Nicolas Duchesne for his Natural History of the Gourds / Les dessins d'Antoine Nicolas Duchesne pour son histoire naturelle des courges. Paris, Publications scientifiques du Muséum national d'histoire naturelle. (coll. Des Planches et des Mots 4). 454 p.


Préface
Michel Chauvet
ethnobotaniste, chargé de mission à Agropolis International, Montpellier


Antoine Nicolas Duchesne est surtout connu pour son Histoire naturelle des fraisiers (1766). A l'occasion de la publication de ses dessins de fraisiers dans cette collection (Staudt, 2003), j'avais été frappé par le caractère précurseur des idées de Duchesne, dont il était d'ailleurs conscient quand il se qualifiait lui-même de "botaniste cultivateur", se distinguant ainsi des "naturalistes profonds".

Avec ce travail sur les courges entrepris immédiatement après celui sur les fraisiers, on ne peut qu'être admiratif devant la constance d'esprit de Duchesne et son ambition incroyable de chercher à mettre de l'ordre dans un groupe de plantes dont la diversité des formes et des couleurs défie encore aujourd'hui l'entendement. Il fallait une ténacité sans faille et un profond sens de l'observation pour venir à bout de cette tâche. Dans ses commentaires, Paris exprime à quel point, dans la quasi totalité des cas, Duchesne a vu juste.

La publication des dessins de courges de Duchesne constitue un événement considérable pour l'histoire des plantes cultivées. Avec 258 planches en couleurs représentant une centaine de cultivars, ce livre nous offre un panorama exhaustif de la gamme des cultivars connus en Europe à la fin du XVIIIe siècle, soit moins de trois siècles après 1492, date qui marque le début d'une longue période d'échanges de plantes entre Ancien et Nouveau Monde.

Avec les travaux de Duchesne sur les fraisiers, nous pouvions assister à la naissance d'une nouvelle espèce de fraisier sous l'effet de la domestication. Mais avec ceux sur les courges, l'accent est mis sur la naissance et la diversification des groupes de cultivars au sein d'une seule espèce, Cucurbita pepo L. On sait maintenant de façon sûre que tous les Cucurbita sont issus du Nouveau Monde, et sont arrivés en Europe après 1492. Ces introductions se sont probablement étalées sur une longue période, au gré de l'avancée de la colonisation européenne dans toutes les contrées du Nouveau Monde. Grâce aux travaux de Paris, on peut avoir une bonne idée des groupes de cultivars qui s'étaient déjà différenciés, et de ceux qui n'étaient pas encore apparus. L'historien des plantes retiendra surtout le fait que la plupart des courges cultivées en Europe ont d'abord été des formes ornementales sans intérêt culinaire (les coloquintes). On retiendra aussi le fait qu'il a fallu plusieurs siècles pour que le matériel génétique introduit évolue et s'adapte aux nouvelles conditions de milieu, en particulier aux jours longs de nos climats tempérés, alors que nombre de courges tropicales étaient des plantes de jours courts. Et pourtant, la biologie des courges se prêtait bien à une évolution rapide, puisqu'elles présentent à la fois une allogamie préférentielle (qui permet une recombinaison des caractères à chaque génération) et une autocompatibilité (qui permet la fixation des cultivars par autofécondation, naturelle ou mieux artificielle quand le jardinier l'effectue lui-même). De plus, on peut penser que de nombreux jardiniers ont très tôt été attirés par des plantes aussi curieuses qu'attractives, et que les échanges de graines à travers l'Europe et avec ce qui allait devenir les Etats-Unis ont été intenses, ce qui a favorisé les hybridations.

Il restera aux historiens, aux anthropologues et aux agronomes à comprendre plus en détail la dynamique de création et de diffusion des divers groupes de cultivars, et à peser le poids respectif des facteurs biologiques, techniques et culturels dans cette histoire. Cette tâche est difficile et ambitieuse, et reste encore aujourd'hui à l'état d'esquisse. Les historiens des plantes cultivées, à la suite d'Alphonse de Candolle (1882), se sont efforcés de retracer l'origine des espèces, leur introduction dans divers pays et leur histoire. Ce travail n'est pas terminé, mais il a le défaut d'en rester au niveau de l'espèce. Or l'on sait qu'au sein d'une même espèce biologique peuvent coexister des cultivars et groupes de cultivars très différents par leur forme, leur biologie et surtout leurs usages. Chacune de ces groupes de cultivars peut avoir sa propre histoire.

Cette tâche est difficile, car elle suppose de disposer d'un corpus de données considérable. La première condition est la disponibilité d'un référentiel exhaustif de la diversité botanique et génétique des complexes de plantes concernés. Ce référentiel existe maintenant pour Cucurbita pepo L., et plus généralement pour le genre Cucurbita. Il est indispensable, parce qu'on ne peut identifier une plante (surtout dans les sources historiques) que si elle a été préalablement repérée et décrite convenablement, et que si cette description a été rendue disponible pour les scientifiques des autres disciplines. Mais la description botanique ne suffit pas. Il faut y intégrer des données d'intérêt technologique, comme la teneur en matière sèche de la pulpe, la composition chimique, les caractéristiques de l'écorce du fruit ou du tégument des graines, en général tout ce qui rend possible un usage particulier. Car ce sont les usages qui déterminent le sort d'une forme de plante particulière et sa perception par les gens.

Le deuxième condition est la disponibilité d'un inventaire complet des noms populaires dans un grand nombre de langues. Cet inventaire est particulièrement critique dans le cas des Cucurbitacées, qui présentent de larges similitudes au travers des espèces et des genres botaniques, ce que Vavilov a formalisé par sa "loi des variations parallèles". Ces similitudes expliquent que les plantes nouvellement introduites se sont souvent vu donner les mêmes noms populaires que celles qui étaient précédemment connues. Ce processus bien connu des linguistes s'est opéré dans toutes les langues et dialectes et à toutes les époques, dans une mesure telle que l'on peut affirmer que toutes les identifications opérées par les historiens (sans parler des vulgarisateurs pressés) demandent à être revues. Cela est d'autant plus important que, plus on remonte dans l'histoire, plus les descriptions deviennent laconiques et se réduisent à la simple mention d'un nom, et l'anachronisme guette. A ces processus de changements de noms s'ajoute la variation des taxinomies populaires d'une langue à l'autre. Cela nous a posé des problèmes redoutables dans la mise au point de ce livre bilingue. Une "gourd" en anglais n'est pas nécessairement une "gourde" en français, et la distinction entre "squash" et "pumpkin" ne recoupe pas celle entre "courge", "citrouille" et "potiron".

Un autre corpus de données, que Paris a très bien utilisé dans ses recherches sur l'histoire des courges, est apporté par l'iconographie. L'intérêt de l'iconographie a été montré de façon exemplaire par Banga (1957) pour l'histoire des carottes, où les peintures de nature morte hollandaises permettent de dater précisément l'apparition des carottes oranges au XVIIIe siècle. De même, Finan (1948) a pu montrer que deux types différents de maïs étaient connus en Europe à la Renaissance, ce que l'on interprète maintenant comme la trace de deux introductions distinctes, l'une d'un maïs tropical des Caraïbes et l'autre d'un maïs tempéré d'Amérique du Nord, cette dernière introduction n'ayant pas été documentée par les historiens. Mais l'usage de l'iconographie est resté limité par des contraintes techniques (le coût des reproductions) et légales ou financières (les droits des musées et bibliothèques sur les œuvres qu'ils détiennent, et ceux des photographes). Avec la généralisation d'Internet, on ne peut qu'espérer que soient trouvées des solutions pour que l'iconographie soit rendue largement accessible. Pour qu'elle soit utilisable, il faudra disposer d'un vaste corpus, et non pas d'images isolées. D'autre part, il faudra organiser un contexte de travail collaboratif où pourront s'exercer les regards croisés des spécialistes de diverses disciplines. L'expérience montre en effet que les historiens de l'art sont mal armés pour observer les caractères qui intéressent l'agronome ou le généticien, et qu'à l'inverse ceux-ci ont des connaissances historiques limitées.

En attendant ces évolutions souhaitables, tous les spécialistes et amateurs de Cucurbitacées ne bouderont pas leur plaisir à consulter ce livre qui fera date dans la cucurbitologie comparée ! Personne mieux que Harry Paris n'était plus qualifié pour décrire et interpréter les dessins de Duchesne, en alliant sa profonde connaissance des courges à sa ténacité à résoudre les mystères bibliographiques qui entouraient une œuvre trop méconnue.


  • Banga O., 1957. The development of the original European carrot material. Euphytica, 6 : 64-76.
  • Candolle Alphonse de, 1882. L'origine des plantes cultivées. éd. 1. Paris, Germer Baillière, 1883 [en fait, 1882]. VIII-379 p.
  • Finan John J., 1948. Maize in the great Herbals. Ann. Missouri Bot. Gard., 35 : 149-183.
  • Staudt, Günter, 2003. Les dessins d'Antoine Nicolas Duchesne pour son Histoire naturelle des fraisiers. Préface de Michel Chauvet, pp. 9-15. Paris, Muséum national d'histoire naturelle. 370 p. (Collection "Des planches et des mots").
  • Zeven A.C. and W.A. Brandenburg. 1986. Use of paintings from the 16th to 19th centuries to study the history of domesticated plants. Econ. Bot., 40: 397–408.