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Phaon (Marco)

laitue sauvage, Lactuca serriola
Phaon
conte de Claude Marco


A l'époque où les dieux grecs et les hommes partageaient la même terre vivait sur l’île de Mytilène un vieil homme appelé Phaon. Il était très pauvre et très généreux.

Très pauvre car il ne possédait que les habits qu’il portait, une hutte de roseaux sur la plage et une barque grâce à laquelle il survivait, faisant le passeur entre l’île et la côte Mysienne toute proche. Très généreux car en fait il ne savait pas dire non.

Un soir, alors que le soleil était bas sur l’horizon, une vieille femme, pauvrement vêtue, se présenta et lui demanda de la faire traverser. Il était visible, à l’état de ses hardes, qu’elle n’aurait pas de quoi le payer et même s’il partait sur l’instant, et vu la position du soleil sur l'horizon, il n’aurait pas le temps de rentrer et devrait passer la nuit, à terre, sous l’abri précaire de sa barque retournée.

Mais comme il ne savait pas dire non, Phaon la fit embarquer.

Pendant qu'il forçait sur les rames, elle le regardait droit dans les yeux. Ce qui, chacun sait, n'est pas le comportement d'une femme honnête, qui aurait gardé les yeux baissés.

A l’intensité du regard, il devina qu’elle n’était point une simple mortelle. En effet il s’agissait d’Aphrodite qui s’était rendue sur l’île pour rejoindre un de ses amants. Elle s’était déguisée ainsi pour tromper la surveillance de son époux, Arès, le dieu de la guerre et jaloux comme un pou. Aphrodite fixait Phaon et se disait qu'un homme qui, comme Phaon, ne saurait pas dire non, aurait la sagesse de son âge mais aussi la beauté et la fougue amoureuse de la jeunesse, serait l'amant idéal.

Aussi, dès que la barque toucha terre, elle métamorphosa Phaon en un très beau jeune homme, qu’elle s'empressa de rejoindre sous l'abri de la barque retournée.

La nouvelle de cette métamorphose se répandit dans l’île à la vitesse d’un feu de broussailles.


- Les premières femmes qui rendirent visite à Phaon furent celles qui jadis lui avaient dit non et qui, devenues veuves, recherchaient un nouveau mari. Elles traînaient sur la plage sous un prétexte quelconque et lui faisaient comprendre que s'il faisait sa demande, cette fois elles ne diraient pas non.

Phaon était désolé, car malheureusement son cœur était déjà pris. Il ne savait que répondre et finissait par les faire entrer, pour quelques heures, dans sa hutte. Quand elles le quittaient, elles savaient que c’était lui qu’elles avaient attendu en vain.


- Les deuxièmes femmes a lui rendre visite, furent celles qui au péril de leur vie se livraient à l'adultère. Pendant qu'une fidèle servante faisait le guet, elles se glissaient dans sa hutte. Et là, adossées à la porte, elle lui déclaraient, un peu essoufflées, que s’il savait se montrer discret, elles le voudraient bien pour amant.

Phaon était désolé, car malheureusement son cœur était déjà pris. Mais pour qu’elles n'aient pas pris tous ces risques pour rien, il basculait avec elles sur sa couche de joncs. Quand elles le quittaient, elles s'éloignaient convaincues qu’il était le seul capable d'embraser leur morne quotidien.


- Les troisièmes femmes à lui rendre visite furent les hétaïres, les courtisanes. Celles qui se faisaient payer par les hommes les plus riches tous leurs caprices. Arrivées dans une litière, elles envoyaient un esclave chercher Phaon.

Il était désolé, car malheureusement son cœur était déjà pris. Dire non aurait été un affront qui aurait mis fin à leurs carrières aussi il les rejoignait parmi de moelleux coussins. Quand elles s'éloignaient, elles le faisaient convaincues que pour lui et pour lui seul elles sauraient renoncer à tous leurs caprices.


Le plus grand des désordres se mit à régner sur l’île.

- Chaque femme en soupçonnait une autre d'être l'heureuse élue et lui faisait une vie d'enfer.

- Certaines femmes mariées se retournaient contre leurs maris et leur reprochaient de ne plus les faire rêver et jetaient par la fenêtre toutes les tâches ménagères. D’autres s'en prenaient à Déméter, la déesse du mariage, car elle ne leur avait pas permis de rencontrer Phaon et ne lui faisaient plus aucune offrande.

- Quant aux jeunes filles en âge de se marier, prêtes à tout pour rejoindre Phaon, leurs pères les enfermaient dans leurs chambres où elles refusaient toute nourriture. On dit même que certaines d'entres elles, désespérées, se sont jetées du rocher de Leucade. Ovide dit dans ses Héroïdes, que ce fut le cas de la poétesse Sappho. Mais comme elle est connue pour d'autres amours, nous ne le suivrons pas.

- Quant aux pauvres hommes, pères ou maris, qui recherchaient auprès d'une porné (une prostituée) un peu de réconfort, il se retrouvaient à s'agiter au-dessus d'une femme qui, les yeux aux ciels, murmurait : Phaon, Phaon, Phaon.


Aussi les délégations succédaient aux délégations auprès de l’oligarche qui gouvernait l’île, et toutes demandaient qu'on mette ce Phaon à mort. Elles finirent par obtenir gain de cause et un matin, une troupe d'hommes en armes se mit en route a la pointe du jour.

Mais, heureusement pour Phaon, Aphrodite passait la nuit auprès de lui. Elle le réveilla puis le cacha parmi des laitues. Plantes qui pour les anciens apaisaient les feux de l’amour.

L'a-t-elle fait par sagesse, elle la Déesse de l'amour, ou par jalousie envers toutes les autres femmes ? Nul ne sait car plus personne n’a jamais revu Phaon.

Alors si en vous promenant, vous rencontrez des femmes qui cueillent des laitues sauvages avec l’air de chercher tout autre chose, je vous en prie, ne vous moquez pas d’elles. On ne sait jamais.

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  • L’histoire s’inspire des quelques éléments donnés par les auteurs grecs anciens : Palaiphatos, Cratinos et Elien. Les propriétés anaphrodisiaques de la laitue sont citées, entre autres, par Dioscoride.