Noms des plantes en Côte d'Ivoire
La Côte d'Ivoire est une mosaïque culturelle et ethnique. C'est aussi l'un des pays d'Afrique noire où la langue française est très implantée, avec des degrés divers d'adaptation ou de métissage avec d'autres langues.
Les descriptions qui suivent sont extraites de l'Introduction du Lexique de Suzanne Lafage. Nous reproduisons par ailleurs toutes les entrées de ce dictionnaire relatives aux noms de plantes.
Sommaire
Langues ethniques
Les Akan
Ils constituent un peu moins de la moitié de la population de nationalité ivoirienne (42 %) et un peu moins d'un tiers de la population globale. Ils occupent approximativement le sud-est. Comme pour le RGPH de 1988, la progression démographique actuelle du groupe se situe dans la moyenne nationale (3 251 228 en 1988 / 4 780 797 en 1998). Ils parlent des langues relevant du groupe Kwa de la famille Niger-Congo (au total à peu près 17 langues comptant de nombreux dialectes) entre lesquelles il est d'usage de distinguer :
- les langues akan proprement dites : abron, agni, baoulé;
- et les langues lagunaires : abé, abidji, abouré, adioukrou, alladian, akyé, avikam (: brignan), ébrié, éga, éhotilé, essouma, krobou, m'Batto, n'zima. (Expression du parlé, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1999).
Les Krou
Ils constituent 11 % de la population d'origine ivoirienne. Ils occupent le sud-ouest. Par rapport au RGPH de 1988, leur poids dans la population globale a diminué, passant de 14, 6 à 8, 4 %. (1 136 291 en 1988 ; 1 446 790 en 1998).
Ils parlent 16 langues assez nettement apparentées et relevant du groupe Kru [kru] de la famille Niger-Congo : ahizi, bakwé, bété, dida, gnaboua, godié, guéré, kodia, kouya, kouzié, krou (: kroumen*), néyo, niédéboua, oubi, wané, wobè. (Expression du parlé, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1999). Là aussi, on peut observer un certain flottement dans les appellations : ainsi Guéré et Wobé appartiennent en fait à l'ethnie Wè.
Les Mandé-Sud
Ils représentent 10 % de la population ivoirienne. Ils sont installés de longue date dans le centre et le centre ouest, au nord de l'aire krou. Au nombre de 831 839 en 1988, ils sont, en 1998, 1 142 336.
Ils parlent des langues relevant du groupe mandé mais nettement différenciées : gagou (: gban), gouro, mona, n'gain, ouan, toura, yakouba (: dan), yaourè. (Expression du parlé, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1999).
les Mandé-Nord
Ils représentent 16,4 % de la population ivoirienne et occupent le nord ouest ainsi que une partie centrale du nord autour de la ville de Kong. Au nombre de 1 236 129 en 1988, ils sont 1 873 200 en 1998.
Ils parlent des langues très fortement apparentées du groupe mandé de la famille Niger-Congo : bambara, dioula*, gbin, malinké (mahou, koyaka, etc.), nigbi. (Expression du parlé, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1999). Une variété de malinké, le dioula tagboussi [: de brousse] s'est imposée comme véhiculaire dans les échanges nord /sud et dans les villes de Côte d'Ivoire. Il est vrai que cette langue permet également les échanges commerciaux avec les populations mandéphones d'un grand nombre de pays de l'Afrique de l'Ouest : Mali, Burkina, Guinée, etc.
Les Gour (ou Voltaïques)
Ils représentent 17,5 % de la population d'origine ivoirienne et occupent le nord-est. Au nombre de 1 266 234 en 1988, ils sont 2 002 625 en 1998.
Ils parlent des langues Voltaïques [gur] de la famille Niger-Congo : birifor, degha (: deya), gondja, gouin (: kirma), kamara, komono, koulango, lobi, lorhon (: téguéssié), nafana, samogho, sénoufo (syènambélé : tagbana, djimini, palaka), siti (: kira), toonie. (Expression du parlé, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1999).
Hiérarchie des langues locales
Selon l'article 1 de la Constitution ivoirienne, la seule langue officielle du pays est le français. Mais, nous l'avons vu, la Côte-d'Ivoire est un véritable carrefour linguistique dans lequel toutes les langues parlées localement ne présentent pas le même statut.
Les vernaculaires
La grande majorité des langues ivoiriennes, bien que symbolisant l'appartenance à un groupe déterminé et constituant le facteur fondamental de cohésion du groupe, n'ont qu'une utilisation intra-ethnique. Les seules différences statutaires qui s'établissent entre elles, sont en relation avec le nombre de dialectes qu'elles comptent et l'étroitesse de la parenté linguistique qui lient ceux-ci, le nombre des locuteurs-natifs et le poids économique de la région d'implantation. Tous ces facteurs sont importants pour déterminer le taux de perméabilité linguistique et le taux d'expansion. Généralement, les langues dont les locuteurs-natifs dépassent la centaine de milliers ont une assez faible perméabilité linguistique tandis que leur dynamisme, réel, demeure cependant limité à leur environnement géographique. (Lafage, 1996 : 588) (7).
Les langues nationales
Un seul document officiel fait référence à des langues nationales bien que les langues pouvant recevoir cette appellation ne soit pas mentionnées expressément. Il s'agit du texte d'une loi portant sur la réforme de l'enseignement, adoptée le 16 août 1977 par le parlement ivoirien (titre VIII, article 67). Selon l'article 68 de la même loi, l'Institut de Linguistique Appliquée de l'Université d'Abidjan (: I.L.A) est chargé de préparer l'introduction des langues nationales dans l'enseignement. Mais les textes définissant les modalités d'application de la loi de 1977 n'ont jamais paru. Cependant, les chercheurs se sont mis en devoir de réaliser des descriptions scientifiques complètes, de préparer du matériel didactique, d'engager des expérimentations, en un premier temps pour quatre langues démographiquement dominantes et régionalement dynamiques, représentant chacune un des quatre principaux groupes linguistiques répertoriés dans le pays : le baoulé pour le groupe Akan, le bété pour le groupe Krou, le dioula pour le groupe Mandé et le "sénoufo" pour le groupe Gour.
En fait, l'ILA et la SIL (Société Internationale de Linguistique) ont accompli ensuite un travail similaire pour toutes les langues ayant un certain poids démographique. Treize langues vernaculaires (comprenant une langue gour étrangère, le mooré, représentant l’ethnie majoritaire de la plus importante communauté de résidents étrangers en Côte-d'Ivoire, les Burkinabè) ont obtenu de facto un statut de langue nationale car on leur a accordé un rôle d'une certaine importance à la radio, à la télévision, et même mais seulement pour les langues ivoiriennes, dans l'alphabétisation, le pré-scolaire et quelques expériences d'enseignement dans le primaire.
Les langues véhiculaires
De jure, la communication à l'échelle de la nation repose sur le français langue officielle mais aussi langue étrangère importée. Cependant de facto des solutions locales apparaissent : les véhiculaires que l'on pourrait définir comme "[.] tout parler spécifique à fonction interethnique impliquant une prédominance de locuteurs non-natifs ainsi que des modifications de la structure linguistique engendrées par cet usage particulier". (Lafage, 1982 : 13) (8). Deux parlers largement usités présentent localement et cette fonction et cette fonctionnalisation : le dioula tagboussi [djula tagbusi] et le français populaire ivoirien (F.P.I). Une enquête de 1992 montre d'ailleurs que le bilinguisme oral français-dioula est majoritaire (58,9 % ) sur les marchés d'Abidjan (Kouadio N'Guessan et al., 1992 : 111-191) (9).
Le dioula tagboussi ou jula de Côte-d'Ivoire. [tagbusikan]
C'est un parler mandé nord propre aux "Tagboussi" c'est-à-dire à "[.] tout Manding ivoirien ou non, et même toute personne, originaire du Nord et de religion musulmane, née dans le sud de la Côte d'Ivoire" (Téra in Braconnier, Maire, Téra, 1983 : 17) (11). Il a donc des locuteurs permanents, les Tagboussi mais aussi des locuteurs occasionnels bien plus nombreux : tout mandéphone du nord ivoirien aux parlers maternels fortement apparentés, tout mandéphone étranger d'immigration récente, (les "Nagboussi"), et même de fort nombreux locuteurs de toutes origines, puisqu'il s'agit du vecteur du petit commerce, des transports, des échanges nord / sud. Selon une enquête déjà ancienne, (Atin, 1978 : 80) (12) en 1978, le dioula tagboussi était utilisé par 47,7 % de la population. Lié à l'Islam et à l'urbanisation, malgré certaines réticences des ethnies côtières, ce véhiculaire n'a cessé depuis de s'étendre. Langue maternelle d'une partie de la population et langue seconde d'une majorité des Ivoiriens, à des degrés divers, le dioula tagboussi est né d'une nécessité d'uniformisation visant à satisfaire des besoins de communications intra-dialectaux et inter-ethniques. C'est cette fonctionnalisation qui fournit à la Côte-d'Ivoire un manding commun, à la fois différent des dialectes du terroir ouest ivoirien ou de Kong, mais également différent des parlers guinéen et malien, d'où son nom mélioratif de "dioula de Côte-d'Ivoire". C'est aussi ce qui, à côté de traits stables caractéristiques, en fait un parler « particulièrement mouvant [.] à cause de l'arrivée continuelle de nouveaux immigrants qui s'intègrent aux familles déjà installées, provoquant nouvelles modes et mimétismes chez les enfants des familles hôtes». (Tera in Braconnier et als, 1983 : 20.) (13). Doté actuellement d'une écriture, de descriptions linguistiques, de dictionnaires et de quelques manuels, ce parler est également objet d'enseignement à l'université et quelques expérimentations didactiques dans le primaire ont eu lieu en divers points du pays.
Entrées du Lexique de Suzanne Lafage
dioula, djoula, dyoula, djula, dyula, jula, [djula], n.m. Usuel, oral, écrit, tous milieux.
1- Commerçant africain musulman, le plus souvent itinérant et d'origine manding, quel que soit par ailleurs son groupe ethnique. Dans nos possessions du Sénégal et du Soudan français, on a pris l'habitude de désigner les marchands sous le nom de dioula. C'est une appellation impropre. Le mot dioula sert à désigner une partie très importante de la famille mandé. Binger, 1892, I : 38. Vers 1900, ces bracelets de pied* [.] commencèrent à se raréfier, remplacés par la verroterie colportée par les dioulas. Du Prey, 1962 : 165. Le dernier groupe des Manding du nord, les Dioulas [.] parlant un dialecte mandé, sont à ce point dispersés qu'il est impossible de préciser leur situation territoriale. Très doués pour le commerce, leur nom est demeuré synonyme de commerçant. Busson, 1965 : 62. [.] le dioula riait de lui. Koné, 1976, : 96 [.] ils se font colporteurs tant et si bien que le mot "dioula" a fini par désigner le colporteur lui même. Conte, 1981 : 40. Je vous ai laissés avec les études et les diplômes, et moi, je suis allé faire le petit dioula pour gagner de l'argent. Ekra, 1985 : 43. Elles sont dioula c'est à dire commerçantes, de par la famille, la tradition, de longue date. A. Touré, 1985 : 93. [.] La classe marchande et aventurière des "dioula" allait rapidemant, sous ce nom, faire de la langue mandingue la langue véhiculaire et commerciale de toute la région. David, 1986 : 19. Il y a quelque temps, moi, je faisais égorger et fusiller les dioulas qui apportaient les mauvaises nouvelles du front. Kourouma, 1990 : 30. Chez nombre d'Ivoiriens, la confusion entre les termes Dioulas*, musulmans, intégristes et nordistes* est presque totale. Jeune Afrique, 16-22.03.1995 : 21. De plus le terme dioula désigne en Côte-d'Ivoire les musulmans originaires soit du nord du pays, soit des états voisins du Sahel qui s'adonnent assez souvent au commerce (en bambara du Mali ce mot signifie "marchand"). Jeune Afrique, 24/30.07.1996 : 94.
- COMP.: dioulabougou*, dioulakro*.
- SYN.: longs boubous*.
2- dioula, langue dioula, n.m. V. MANDENKAN*. Langue de la famille mandé nord, servant de véhiculaire pour les échanges nord/sud à l'intérieur du pays et dans les relations avec les populations manding des pays voisins : Mali, Burkina-Faso, Guinée, etc. [.] l'usage, partout répandu, partout efficace, de la langue dioula, ce malinké véhiculaire qui rivalise déjà de fait aujourd'hui avec le français comme langue d'intercommunication, surtout dans le Nord [.]. David 1986 : 65. Le dioula, une langue véhiculaire: une langue de communication et de commerce, irriguant depuis le Sahel tout le territoire ivoirien. Konaté, 1987 : 104. Déjà à ce niveau le dioula standard que vous parlez découvre ses limites. Ibid. : 23. D'Odienné ou de Bamako, les deux travailleuses parlent la même langue, le "dioula". A. Touré, 1991 : 21. [.] l'incontournable dioula qui permet de communiquer avec beaucoup de monde. Krol, 1994 : 109. Dans le cadre de l'AOF, le dioula connut une forte expansion grâce à l'arrivée de migrants [.] venus de Haute-Volta (Burkina), du Soudan français (Mali) et de Guinée, et au fait que le bambara était la langue commune des fameux "tirailleurs sénégalais". Dans les grandes villes de Côte-d'Ivoire [.] se mélangèrent tous ces apports mandingues -malinké, bambara, parlers dioulas ruraux- et il se créa un nouveau dioula urbain qui est devenu la langue commune des Dioulas de Côte-d'Ivoire et qui est utilisé sur les marchés. Jeune Afrique, 24/30.07.1996 : 95.
- ENCYCL.: on établit généralement une distinction, en Côte-d'Ivoire, entre le dioula des locuteurs-natifs (Kong), le dioula nagboussi utilisé par des populations d'origine manding installées dans le sud ivoirien et le dioula tagboussi, (: dioula des 'broussards') variété utilisée pour les échanges nord-sud, parler à fonction véhiculaire qui présente des traits de fonctionnalisation. Le dioula du blanc ou dioula du marché est aussi une variété véhiculaire contenant un certain nombre de caractéristiques de pidginisation. Compte tenu de sa diffusion originelle par des colporteurs islamisés (V. DIOULA sens 1), la langue dioula tend à apparaître souvent comme liée à la religion musulmane.
jula, [djula], n.m. V. DIOULA*. Il est néanmoins une langue qui vient concurrencer le français populaire ivoirien*, c'est le dioula. En fait, la langue qu'on appelle dioula (jula) en Côte d'Ivoire et au Burkina-Faso correspond à ce qu'on appelle bambara (bamanan) au Mali et malinké (maninka) en Guinée. C'est aussi ce qu'on appelle "mandingue" (mandenkan) par référence au pays mandingue (ou manden), région à cheval sur la frontière guinéo-malienne (et s'étendant jusqu'à Odienné) en Côte d'Ivoire qui a constitué le foyer du célèbre empire médiéval de Soundiata. Jeune Afrique, 24/30.07.1996 : 94.
mandenkan, [mãd~ɛkã], n.m. Usuel, oral, écrit ("langue du pays mandingue."), mélior. Date d'officialisation de la dénomination : août 1993, Bamako). Appellation désignant l'ensemble des langues du groupe mandé nord, très apparentées entre elles : bambara / malinké / dioula, etc. Les représentants des Etats se sont mis d'accord pour lui donner le nom officiel de "mandenkan" (langue du pays mandingue), appellation internationale qui a l'avantage d'être moins particulariste que "bambara" et "dioula" et d'être identique en français et dans la langue elle-même. Jeune Afrique, 24/30.07.1996: 95.
Le français populaire ivoirien (FPI)
C'est vraisemblablement la variété de français autochtone la plus ancienne du pays mais ce n'est plus aujourd'hui qu'une des variétés locales dans le système de variétés que constitue la langue officielle en Côte d'Ivoire car, avec l'extension de la scolarisation, sa place tend à se réduire en même temps que le nombre des analphabètes et semble devoir bientôt se limiter aux plus de quarante ans ou aux immigrés de fraîche date. Mais on peut en retrouver l'influence profonde dans tout français ivoirien actuel.
Cette variété qu'on appellera plus tard "français populaire ivoirien" a été introduite dans le pays à la fin du XIXème siècle avec la conquête militaire. A l'origine, c'est une sorte de sabir le « forofifon naspa » utilisé par les militaires, les administrateurs ou les négociants pour communiquer avec leurs auxiliaires africains et éventuellement en former de nouveaux. Son expansion est vraisemblablement le fait des militaires soudanais (ceux que l'on appelle alors, à tort, les "tirailleurs sénégalais" mais qui sont généralement issus des actuels Mali et Burkina), enrôlés dans les troupes coloniales. Car, comme le souligne Manessy en parlant du Mali (1979 : 334) (14), dès 1882 (mais sans doute un peu plus tardivement en Côte d'Ivoire), l'instruction publique a été, en un premier temps, confiée à des sous-officiers ou à des interprètes locaux dans les principales bourgades, même si, à partir de 1895, le gouverneur Binger fait appel aux missionnaires de la Société des Missions Africaines de Lyon à qui il confie l'enseignement dans la nouvelle colonie et qui s'installeront d'abord dans le sud et le centre.
Ce parler rudimentaire se répand par la suite et se complexifie par nécessité avec les garde-cercle* et les migrations du travail* forcé. Mais son implantation va s'accélèrer avec le retour au pays des anciens combattants de 14-18, puis de 39-45. Il s’étendra enfin grâce au "miracle ivoirien" qui suit l'indépendance, par l’accélération de l'exode rural et l’accroissement de l'immigration étrangère. En effet, né de statégies de communications par contacts directs, de stratégies d'apprentissage non guidé, développé par le besoin d'intercommunication intense dans l'hétérogénéité urbaine, accru par l'extrême mobilité des populations, par un brassage ethnique qui touche même le plus petit village, cette sorte de "français parlé approximatif" fonctionne comme un sociolecte. Il semble en effet l'apanage d'une classe socialement relativement homogène quoique linguistiquement hétérogène, celle des "petits*" (mais non celle des "en bas d'en bas*" ), persuadés que toute promotion sociale passe par l'acquisition du français, fût-il des plus imparfaits. Le FPI concrétise aussi le désir d'intégration locale des immigrés de toutes origines par l’apprentissage sur le tas, du parler estimé le plus utile.
Dès les années 1960, beaucoup d'enfants des quartiers populaires, parfois avant même la scolarisation, possèdent le FPI comme langue de la rue, parallèlement à la langue africaine familiale (qui peut changer d'un foyer à un autre). On l'utilise donc, en ville, à l'école maternelle comme transition vers le français plus "académique"du primaire. Mais bien des scolarisés en conservent au delà de l'école, l'usage occasionnel dans la vie quotidienne, comme un mode d'expression parallèle au "gros français*" de l'administration, de la politique et des circonstances formelles. En somme, tout se passe comme si s'installait, pour l'utilisation locale du français, une sorte de diglossie véhiculaire.
Quantifier le nombre de locuteurs du FPI est une entreprise périlleuse. On ne peut qu’en tenter une approximation relative. Ainsi, si l'on considère comme essentiels locuteurs "naturels" de ce français approximatif, les résidents de 6 ans et plus, décrits comme francophones analphabètes, on peut grâce au RGP (: Recensement général de la population) de 1975 les évaluer déjà à 686 000 (sur 1 864 100 Francophones des deux sexes répertoriés) et grâce à l'EPR de 1978 (: Enquête à passages répétés) à 852 000 sur 2 529 400 Francophones des deux sexes répertoriés), ce qui souligne la rapidité de la diffusion du français dans la population alphabétisée ou non.
De nombreux travaux ont tenté la description scientifique de ce FPI, appelé aussi FPA (Français populaire d'Abidjan) car il est évident qu'il s'est particulièrement répandu dans la mégapole du sud (15). Il apparaît, en fait, comme une sorte de « pré-créole continuum », système de variétés très approximatives et encore assez instables, en voie de créolisation sur certains points, dans lequel trois modèles d'évolution se font jour : une restructuration interne sur le modèle des langues africaines (spécialement les plus répandues comme le dioula et le baoulé) ; une restructuration sur le modèle de la langue-cible, pas forcément d'ailleurs en totale conformité avec ce modèle ; et une restructuration interne, à la fois indépendante des diverses langues sources et de la langue cible. (cf. Hattiger, 1983) (16).
L'importance sociale du FPI est illustrée par les abondantes représentations écrites stéréotypées que l'on peut trouver dans le théâtre (cf par exemple la "pièce "L'oeil" de Bernard Zadi Zaourou), dans la presse (anciennes rubriques de "Moussa" du défunt Ivoire-Dimanche, journal "Zazou" des années 1980, et actuels "Gbitch!" et "Ya Fohi*"), les bandes dessinées comme "Dago à Abidjan" etc. Il s'agit là, bien évidemment, de pastiches à des fins humoristiques, produits par des intellectuels dont le FPI n'est pas le mode usuel de communication en français mais dont l'observation est assez fine quoique surtout orientée vers les traits les plus différenciateurs. Les spécialistes désignent ces représentations stéréotypées des années 1970-1980 par l'appellation "français* de Moussa" (le locuteur type étant le paysan du Nord, héros de chroniques bien connues) ou "Français* de Dago" (le locuteur type étant le paysan du sud-ouest, héros de la célèbre bande dessinée).
Cependant, avec la démocratisation massive de l'enseignement, touchant, à presque parité dans le sud les filles et les garçons, avec les efforts de l'alphabétisation en français diffusée auprès de jeunes adultes, le FPI, sans disparaître totalement, semble actuellement n’exister sous sa forme pidginisée des années 1970 que chez les peu ou non scolarisés les plus âgés ou à l’intérieur du monde rural. Partout ailleurs, il s’est fondu dans la communication ordinaire, non sans se transformer quelque peu, l'urbanisation ayant engendré un certain nombre de remises en cause des valeurs anciennes traditionnelles, ce qui ne va pas sans conflits sociaux, adaptations linguistiques et besoins communicatifs impératifs à assouvir.
Le français et ses variétés
Le français est donc en Côte-d’Ivoire en situation de continuité intralinguistique « emboitée » car sa variété basilectale, le FPI est, comme nous le disions supra intrinsèquement un continuum dans lequel ont été classées jusqu’à ce jour des réalisations plus ou moins approximatives, allant d’un quasi sabir, jusqu’à des formes pidginisée voire créolisées. Nous opposerons donc le FPI à l’autre continuum que constituent les diverses variétés produites par les scolarisés, variétés entre lesquelles on a coutume de distinguer le basilecte, le mesolecte et l’acrolecte, même si cela ne correspond plus véritablement à grand chose dans la communication francophone ordinaire actuelle du pays. Nous essaierons de mettre succinctement en évidence quelques points de repères tentant de montrer certaines spécificités de chacune des variétés ainsi assez arbitrairement désignées mais nous chercherons surtout à en souligner les lignes d’évolution à partir des points de convergence qui aboutissent à faire de ce français abidjanais un « français avancé » dans lequel la vernacularisation pourrait déboucher sur l’autonomisation.
Le français populaire ivoirien (FPI)
Ainsi que nous l’avons montré (cf. 2.1.3.2), ce que l’on a appelé plus tard le « français populaire ivoirien » est la première et la plus ancienne variété de français local implanté en Côte d’Ivoire par les colons. Elle a évolué, selon toute vraisemblance, à partir du « forofifon naspa » ou « français-tiraillou » des troupiers indigènes dont Delafosse donne quelques exemples (1904 : 263-265).
Le français des élites
Nous ne parlerons que peu ici du « français des élites » (i.e. celui des diplômés de l’enseignement supérieur et des personnes occupant des fonctions de statut social élevé) parce que leur français diffère peu de celui de leurs homologues de l’hexagone. Nous nous contenterons seulement de noter que, plus le temps passe, plus le nombre d’Ivoiriens qui ont fait localement leurs études supérieures s’accroit, ce qui pourrait expliquer qu’un accent spécifiquement ivoirien est de plus en plus sensible, peut-être d’ailleurs parce que parler comme un Parisien (on dit ici «chocobiter*») induit désormais dans le pays une image défavorable de m’as-tu-vu ridicule. Par ailleurs, la langue châtiée locale, admet désormais en matière de lexique un certain nombre d’ « ivoirismes » de bon aloi : emprunts de nécessité (realia), créations ou glissements sémantiques correspondant à l’expression d’un univers de pensée africain, (cf. « bouche*»), expressions préférentielles estimées élégantes comme « poser* un acte ». Mais sans doute faudrait-il remarquer que même pour les élites, la norme n’est plus exogène, au contraire, par bien des côtés elle semble devenir endogène et intégrer des réalisations qu’on aurait classées autrefois dans le mésolecte. Les opinions qui se faisaient jour chez la majorité des étudiants des années 80 ont visiblement prévalu plus tard.
En effet, les années 1990, avec l’effervescence liée à l’amorce de démocratisation, la légalisation du multipartisme ont véritablement libéré la parole et levé les vieux interdits. Les « conférences nationales », la naissance d’une multiplicité de journaux de tous bords, l’explosion de la chanson contestataire ont véritablement provoqué une sorte d’accélération dans l’évolution de la langue française en Côte-d’Ivoire. Ce changement est même visible dans la langue littéraire. On est loin des boursouflures maintenant décriées de l’écriture d’antan. Le modèle serait plutôt un français harmonieusement africanisé « susceptible de devenir une langue littéraire, comme l’a tenté avec succès Amadou Kourouma dont la langue n’est pas plus celle des Abidjanais que des Guinéens ou des Maliens, mais un compromis littéraire qui compose avec le procédé du calque comme avec celui de la création néologique, une véritable « subversion du français » . (Prignitz, 2002, comm. pers.) (33).
Le français « ordinaire » des Ivoiriens
En fait, une variété de français semble dominer la communication quotidienne puisque l’acrolecte tend à se fondre dans le mésolecte, et que les formes basilectales plus ou moins proches du FPI se marginalisent avec le temps. C’est ce que, comme F. Gadet, nous sommes tentée d’appeler le « français ordinaire » de Côte-d’Ivoire, bien que nous entendions par là toute une gamme de niveaux différents de possession et de normalisation (liés à divers facteurs : durée des études, profession exercée, lieu de vie, durée d’urbanisation, etc., du locuteur). Car, actuellement, en milieu urbain, les situations de communication sont pratiquement isomorphes à celles que l’on pourrait rencontrer dans le milieu hexagonal équivalent. Un francophone moyen abidjanais a, en français, généralement le choix entre plusieurs modes d’expressions : langue orale surveillée, parler relâché, familier ou vulgaire, plus ou moins régionalisé, argot identitaire (nouchi, zouglou,..), voire FPI plus ou moins stéréotypé. Ce choix dépend à la fois de la personnalité que le locuteur veut endosser, des interlocuteurs auxquels il s’adresse, etc.
Le nouchi
Le nouchi*, terme d’origine controversée, est mentionné pour la première fois dans un long article de Bernard Ahua et Alain Coulibaly paru dans Fraternité-Matin (06.09.1986 : 2-3). Il est décrit comme une langue métissée (français / langues africaines) qui serait apparue vers 1980 dans des bandes de jeunes des quartiers périphériques d’Abidjan, plus ou moins mêlés à des activités répréhensibles . Les Woya, groupe musical de François Konian auraient adopté ce parler pour les paroles de leurs « tubes » et les média en diffusant ces derniers l’auraient répandu à travers toute la jeunesse ivoirienne. La mode aidant, le nouchi aurait pris la place du FPI en l’assimilant et serait devenu emblématique pour les jeunes « qui le revendiquent en tant qu’affirmation de leur esprit créateur et de leur volonté de liberté » car ils y trouveraient « un palliatif affectif en même temps qu’un code qui peut avoir plusieurs fonctions : se faire reconnaître par les membres du clan, échapper à une autorité qu’on veut braver, revendiquer un certain talent créateur. »
Ce parler, étudié et décrit par un petit nombre de linguistes, en particulier Kouadio N’Guessan en 1990 (39) est en réalité un argot dont à l’origine les raisons d’être n’étaient pas très différentes de celles qui ont provoqué la vogue du verlan chez les jeunes des quartiers défavorisés en France : volonté cryptique, signe de reconnaissance, identification à un groupe, etc. Mais, du point de vue linguistique, le nouchi a provoqué un phénomène sans précédent en Côte-d’Ivoire et en pleine extension : l’hybridation croissante des énoncés. (Lafage, 1998 :279-291) (40). Nous avons choisi d’utiliser le terme « hybridation » plutôt que « métissage » car il ne s’agissait plus là d’interpénétration entre deux langues déterminées. Le corpus nouchi ne touche que le lexique (sa morphosyntaxe est celle du français ordinaire ivoirien, largement marqué de FPI) mais ce lexique est très clairement plurilingue, bien qu’on puisse distinguer une certaine prédominance du dioula ivoirien véhiculaire dans l’apport allogène du français local.
Le zouglou
Le zouglou est apparu à Abidjan au tournant des années 90 dans un climat de fortes tensions, tant à l’université que dans le pays tout entier, à l’instigation d’un groupe d’étudiants convertis à la chanson : « Les parents* du campus » (45). A l’origine, le zouglou est un syle mélodique venu de l’ouest (foyer de la contestation) qui, adapté et modernisé, est devenu une danse chantée très appréciée aux figures symboliques. « Du cadre estudiantin de départ, le mouvement se transforme rapidement en exutoire pour une génération d’exclus du système, refoulés de l’institution scolaire et du marché du travail qui prend la parole et témoigne de sa détresse, sans se départir d’un humour dévastateur ». (Tchisggfrey, n°33, 1995-2 : 72) (46).
Le zouglou n’est donc pas à proprement parler une variété de langue mais il crée ce qu’on appellera bientôt le « style* Z ». Né de la chanson, il s’inspire des paroles de chansons et se répand dans toute la jeunesse par ce puissant canal médiatique. Du point de vue linguistique, il serait plutôt caractérisé par le passage continuel du standard au non-standard. On y rencontre pêle-mêle des traits relevant certes de l’oralité, sans aucune structure uniforme tant dans la morphosyntaxe qui passe du FPI au « français ordinaire » que dans le lexique qui puise aussi bien dans le nouchi que dans le lexique courant, les régionalismes les plus répandus, voire la langue recherchée.
Références
On dispose pour la Côte d'Ivoire d'un excellent lexique de Suzanne Lafage. Ce lexique porte principalement sur le français populaire ivoirien, mais de nombreux synonymes dans les langues ethniques sont donnés, ainsi que l'étymologie des noms français. Les entrées portant sur des realia sont en fait encyclopédiques, et une attention particulière a été portée à la flore. C'est pourquoi nous en avons reproduit la partie botanique.