Coquelicot (Lebel)

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Lebel, Paul, 1942. Les noms enfantins du coquelicot. Français moderne, 10 : 40-45.


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NOTES ETYMOLOGIQUES


Les noms enfantins du coquelicot


Les étymologistes français ont reconnu que le nom du « coquelicot » n'est pas autre chose qu'une forme onomatopéique du nom du « coq », appliquée à la fleur, par comparaison de sa couleur avec celle de la crête de l'oiseau. C'est l'opinion d'Oscar Bloch (Dict. étym.). C'est aussi celle de M. Dauzat (Essais de géogr. ling., 1938, p. 134). L'explication paraît si sirnple qu'il a paru inutile de se reporter à l'article coquelicot de la Flore populaire d'Eugène Rolland (t. I, 1896, p. 117 et suiv.). On y aurait vu ainsi comment le nom de coq (ou sa variante onomatopéique) avait pu être donnée à la fleur ; on aurait compris, en outre, la signification de son nom double, « coq-poule » ou « poule-coq » en Provence et les expressions du type « poupée » qu'Edmont a recueillies au cours de son enquête.

Ce n'est pas faire preuve de puérilité que d'étudier le folklore des jeux d'enfants et de se pencher vers ce petit monde qui peut instruire quelquefois les grandes personnes. Rolland (Flore pop.), Pedrotti et Bertoldi (Nomi dialettali delle piante indigene del Trentino e della Ladinia Dolomitica, 1930, p. 268) signalent - et chacun d'entre nous pourra le vérifier - que les enfants des campagnes s'amusent avec les fleurs de coquelicot et en font plusieurs jeux que je vais énumérer.

I. « Avant l'éclosion de la fleur du coquelicot, par un phénomène bizarre, explique Rolland, les pétales encore enroulés dans les boutons, se trouvent être, sur le même pied, ou complètement blancs ou complètement rouges. Les enfants jouent entre eux à deviner quelle sera la couleur du bouton cueilli et s'interrogent ainsi : « poule ou coq ? ». Celui qui dit « poule » gagne si les pétales sont blancs, et celui qui dit « coq » s'ils sont rouges ».

Voici une autre information dont les dialectogues pourront ti-


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rer profit et qui montre combien les questions posées à un patoisant doivent être précises ou nettement différenciées.

« A Forcalquier, continue Rolland, le coquelicot est dénommé : 1° tulipan ou gueringuingaou à peu près indistinctement, lorsque la fleur est incomplètement épanouie ; 2° gaougalin, lorsque les pétales sont encore enfermés dans le calice. Dans ces boutons, les pétales, suivant leur âge, sont rouges ou blancs ; les enfants en font un jeu, en se demandant, avant de les ouvrir, si c'est un gaou (rouge) ou une galino (rose) ou une galineto (blanc) ; 3° roouro, lorsque la plante est dépourvue de fleurs et qu'on la ramasse pour la donner aux bestiaux ».

A Bligny-le-Sec (Côte-d'Or), les enfants posent la devinette à leurs petits camarades sous la forme « frère ou sœur ? », suivant que la couleur est « rouge » ou « rose ». Ce jeu n'est pas particulier à la France. Roiland en signale l'existence en Espagne, où, d'après Rodriguez Marin, la formule est « fraile o monja o capuchino ? » - « moine, religieuse ou capucin ? », selon que les pétales sont blancs (monja), roses (fraile) ou rouges (capuchino). L'AIS (carte coquelicot, III, 625) a enregistré des noms qui rappellent ce jeu : « frère ou sœur ? » (points 444, 476), « blanc ou rouge ? » (357, 359) (cf. K. Jaberg, Aspects géogr. du langage, 1930, p. 25). On dit de même « blanc ou rouge ? » dans quelques départements français.

Ces comparaisons montrent que les mots frère et sœur doivent être pris avec leur sens religieux, au même titre que d'autres noms dialectaux qui représentent seulement le début de la formulette (en France chapelain, moine, en Italie frère, prêtre, religieuse) et évoquent avec plus ou moins d'exactitude la couleur habituelle des vêtements monastiques.

De la même manière, I'interrogation « coq ou poule ? », (encore bien vivante en Provence sous des formes comme gaou-poulo, gaou-galin et dans les Pyrénées-Orientales galh-galharett) s'est réduite à « coq » (norm. coq, coquet, picard coquelet, Vosges couchot [chantant], Yonne poula, auv. dzo < gallu, Vaucluse gaou, B. Alpes djyalass) ou à « poule » (Allier jaline, cloutsa « poule couveuse », Nice galle). Le môme jeu a dû exister dans d'autres pays d'Europe, à en juger par les termes danois kokkeurt « fleur du coq », ou serbo-croate crljeni kukurik, dans lesquels on retrouve l'onomatopée du chant de l'oiseau. Celle-ci s'explique tout naturellement : c'est le nom du « coq » dans le


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langage des tout-petits, comme celui de l'œuf est coco. L'onomatopée française se termine souvent par le nom local du coq : cocorico, coricoco, cocico dans les patois où coq (on prononçait anciennement ko) désigne l'oiseau, catcalijau, caclinjaujau continue le latin gallu.

On n'est pas sûr que le nom gaulois du « coquelicot », calocatanos cité seulement chez Marcellus Empiricus, ait été formé sur le nom gaulois du coq. En celtique insulaire, l'oiseau s'est appelé *caliacos : littéralement « appeleur » (ogam. Caliaci (au génitif), irl. cailech, gall. ceiliog, anc. corn. chelioc). Cf. skr. uṣa-kalaḥ « coq » (: « qui appelle l'aurore »).

II. Un autre jeu enfantin consiste à faire une petite poupée, avec un coquelicot bien épanoui. « Les pétales, écrivait Mme de Genlis, font l'habillement et les bras, au moyen des fils qui les rattachent. La petite tête fait le visage ; le haut de cette tête forme une calotte ; les étamines font une jolie fraise ou collerette autour du visage. » Rolland, qui cite ce passage, ajoute qu'on complétait quelquefois la ressemblance par deux brins de graminée figurant grossièrement les jambes. Cette amusette est connue presque partout.

Elle est à l'origine de plusieurs noms régionaux. En Bretagne, cette poupée est appelée « enfant de chœur » (à cause de sa robe rouge), en Angleterre « poupée » (poppy), en Chine « herba homo formosus ». La même métaphore transparaît à travers d'autres termes : en France poupi, papi, papitre, popitre (Normandie), en Italie popola, popona, madona, dona, marioneta, signoretta. A ces expressions s'apparentent les suivantes, qui désignent le même jeu : [fleur de] babi, fantina (Alpes-Maritimes), fantineta, bambola, bamboccia, etc. (Italie). Le croisement du provençal pabot et du piémontais madona a même donné l'hybride padona dans les Alpes-Maritimes.

III. Si l'on collectionnait les différentes formes de jeux auxquels se livrent les enfants, on pourrait continuer cette série. Je signale encore celui-ci : à Malmédy (Belgique), d'après Feller, les bambins nomment la fleur marque, parce qu'ils se « marquent » au front en faisant éclater les pétales. Voici le procédé : on cueille un pétale, on en rapproche habilement les bords en forme de sac, puis on fait éclater ce sac sur le front ou sur la main, avec le plus de bruit possible.


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IV. Un problème est posé par les expressions maison brûlée (Lorraine) ou simplement maison (Picardie), brûle maison (Franche-Comté), où se disait la formulette « corneille, corneille, ta maison brûle ! » ; à Bournois (Doubs), selon Ch. Rousset, les enfants la criaient aux corneilles pour les exciter à croasser.

Pour aider à la résolution de ce petit problèrne, je signale que le coquelicot est en relation, soit avec le feu, feu volant (Cher), feu volage (Puy-de-Dôme, Haute-Bretagne), feu d'enfer (Haute-Marne, Jura), chaudière d'enfer (Haute-Marne), soit avec la foudre, fleur de tonnerre ou simplement tonnerre (Wallonie, Lorraine). La raison en est fournie indirectement par Sébillot (Folk. de la France, III, p. 472) : le coquelicot, étant de la même couleur que le feu, a la propriété de l'éloigner quand on pratique certains rites. Voilà pourquoi, en Wallonie, pour détourner la foudre des habitations, on met des coquelicots sous les toits, dans la charpente, ou que l'on jette dans le feu une fleur de tonnerre, bénite le jour de l'Ascension (c'est quelquefois une variété de millepertuis, aux fleurs rouge-jaune). En Béarn, on met de même sur le feu une plante à fleur jaune, appelée « foudre » (periglade) et douée de la même vertu. C'est pour la même raison qu'on déposait des hachettes de pierre préhistoriques, dites pierres de foudre, pierres de tonnerre, sous les toitures (Dauphiné), à l'intérieur des murs (Bourgogne). Cette coutume remonte fort loin, puisque l'on a trouvé de ces hachettes dans les fondations d'un temple d'Alesia. L'appellation de feu volant s'explique peut-être par un préjugé, comme il en court en Angleterre où les enfants croient que l'action de cueillir le coquelicot fait éclater le tonnerre (Rolland, p. 176).

V. Il faut y voir le résultat d'une menace qui leur est faite. En effet, quand ils ne sont vus de personne, ils sont tentés de pénétrer dans les champs de blé pour y cueillir les fleurs rouges et se soucient peu de piétiner les épis. On les fait obéir en leur inspirant la crainte d'un malheur dont ils seraient victimes s'ils transgressaient cette défense. Voici d'autres tabous du même genre.

En Languedoc, d'après un médecin du XVIe siècle, on disait aux enfants que la lagagne : litt. « mal d'yeux » (c'est le nom local du coquelicot) leur ferait venir les yeux rouges s'ils la regardaient trop attentivement (Sébillot, Folk. de la Fr., III,


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p. 491). L'expression maux d'yeux a été recueillie en Avignon par Rolland et aux Saintes-Maries par Edmont, qui n'en a pas compris le sens.

En Flandre et en Brabant, on fait croire aux enfants que, s'ils entraient dans un champ de blé, les coquelicots leur suceraient le sang.

Ces malédictions ne sont pas inventées de toutes pièces : elles s'appuient sur la magie sympathique, dont les effets peuvent être diamétralement opposés, suivant les pratiques observées. De même qu'il écarte ou attire la foudre, le coquelicot peut aussi guérir ou provoquer les dartres, appelées rouges dans le langage populaire.

Le jeu de la marque à Malmédy, inoffensif pour le patient, peut rappeler, bien que d'assez loin, un traitement magique des rougeurs de la peau par l'application des pétales rouges du coquelicot. N'est-il pas suggestif précisément de voir en Auvergne, dans la région de Vinzelles, le nom local de la « dartre », andarle, passer au coquelicot (Dauzat, loc. cit., p. 136) ? N'est-il pas moins curieux de noter que le latin papāver, dont le suffixe archaïque est peut-être le même que celui de cadāver (litt. « ce qui tombe »), semble appartenir à la même famille de mots d'allure enfantine lat. pap-ula d'abord « *sein » (?), puis « bouton, pustule » et lituan. papãs « mamelon de sein » ? Dès lors, pap-āver ne conserverait-il pas un ancien nom familier de la « dartre », devenu nom du coquelicot, comme l’andarle auvergnat ? Le tabou remonterait donc fort loin, ce qui ne doit pas étonner. La croyance aux vertus des pierres de foudre existait chez les Gaulois, comme nous venons de le voir. Beaucoup de rites magiques sont vieux comme le monde.

VI. Les survivances actuelles de cette sympathie entre le coquelicot et une éruption cutanée, qui fait affluer le sang sous la peau, semblent avoir provoqué d'autres appellations qui attendent encore leur explication. Celles-ci sont empruntées à des espèces animales qui sucent le sang, comme la « punaise », ou passent pour telles, par ex. la « coccinelle » (les enfants s'amusent à la déposer sur une goutte d'eau ou de salive qui rougit aussitôt ; ils croient que c'est du sang).

Dans l'Allier et en Tarn-et-Garonne, on appelle le coquelicot chienne rouge, chienne rose. La même idée semble être rendue par le mot masculin ander du Lot (à rapprocher de l'anc. fr.


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andier« chenet » et par paso rozo dans la Haute-Garonne, le Gers et la Dordogne. S'agit-il d'un nom d'insecte ? Peut-être ; en tout cas, il n'y a pas de doute pour barbalhou dans les Pyrénées-Orientales [1] ; rose punaise en Saône-et-Loire et dans le Doubs, pouta rouza en Suisse romande.

VII. Un autre jeu aurait-il inspiré une comparaison, moins évidente, du coquelicot avec un « morceau d'étoffe » (panneau en Suisse, gonfanon en Franche-Comté, mot francique composé de -fano = lat. pannu) ou avec le « paon » (paon dans l'Aisne, diminutif ponceau dans la France du Nord-Ouest) ? C'est le dernier problème que je pose ici, ne voulant pas allonger cet article, qui n'a pas épuisé la liste des noms champêtres de la « rose des blés ».

Cet examen, un peu rapide, des noms locaux d'une fleur bien caractérisée montre combien il serait désirable que les enquêteurs du Nouvel Attas linguistique de la France écrivissent en marge du questionnaire proprement dit toutes les remarques propres à éclairer la signitcation ou la spécialisation des mots qu'ils recueilleront. Edmont avait fait abstraction des rapprochements étymologiques au cours de ses interrogatoires. Cette méthode avait l'avantage d'écarter les fausses perceptions auditives et d'assurer une transcription brutale, dégagée de toute complaisance étymologique. Mais elle nous a privé, bien souvent, d'explications locales, encore saisies sur le vif par le paysan à qui ces expressions sont familières et expriment un sens.

Il y aurait donc grand avantage à questionner les sujets sur des formations du genre coq-poule, fleur de tonnerre, etc., qui sont habituellement obscures pour nous. Je ne songe pas seulement aux noms de plantes, mais aux noms d'animaux et aux locutions métonymiques sortant du français courant. Quelques questions subsidiaires éclaireront l'enquêteur d'abord, le lecteur de l'Atlas ensuite ; elles accroîtront par là même l'homogénéité et la sincérité des futures cartes qui doivent répondre à des faits linguistiques réels, bien compris du dialectologue itinérant. La valeur de l'Atlas et des recherches futures en dépendront dans une iarge mesure.

Paul Lebel.

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  1. Dans la Loire barbirotte, dans le Morvan barboulotte signifient « coccinelle ».