Métailié, Ethnobotanique et ressources génétiques (Hommage à Pernès)
Texte publié dans :
- Bureau des ressources génétiques, 1992. Complexes d'espèces, flux de gènes et ressources génétiques des plantes. Colloque international en hommage à Jean Pernès, Professeur à l'Université d'orsay Paris XI. 645 p.
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Résumé
Après un rappel de l'histoire et des définitions de l'ethnobotanique, l'auteur constate que l'enquête ethnobotanique est un élément important du travail de terrain dans le domaine des ressources génétiques. A l'inverse les techniques d'analyse en laboratoire comme les concepts utilisés par les généticiens des plantes sont de nouveaux outils indispensables pour certaines recherches ethnobotaniques.
Abstract
Beginning with a short history of ethnobotany and its definitions, the author notices that ethnobotanical inquiry is an important part of the field work within genetic resources field. In the same way, laboratory analysis technics and new concepts used by plant geneticist make indispensable new tools for some kind of researches in ethnobotany.
Mots-clés : ethnobotanique, millet, Chine.
En commençant cet exposé, je voudrais rappeler ce qu'on entend par ethnobotanique. C'est aux Etats-Unis que la notion est apparue : en 1875, Stephen Powers définissait dans un article, une « botanique aborigène » (aboriginal botany) qui embrassait « toutes les formes du monde végétal que les aborigènes utilisaient pour la médecine, l'alimentation, les tissus, les ornements, etc. » (Castetter, 1944). Le terme « Ethno-Botany » apparaît pour la première fois le 5 décembre 1895, dans un article anonyme du Philadelphia Evening Telegram à propos d'une conférence de l'archéologue J.W. Harshberger (Barrau, 1988). L'année suivante est publié le texte de cette conférence (Harshberger, 1896) qui présentait « l'objet de l'ethnobotanique » (The purposes of ethnobotany), à savoir :
- « élucider la situation culturelle des tribus qui utilisaient les plantes pour leur alimentation, abri et vêtement,
- informer sur la distribution des plantes jadis,
- nous aider à définir les anciennes routes commerciales,
- être utile pour suggérer de nouvelles gammes de produits, surtout textiles ».
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L'auteur achevait en suggérant la formation de collection de coupes microscopiques de sections de tous les arbres indigènes pour comparaison ainsi que la nécessité d'un jardin ethnobotanique autour des bâtiments d'un musée pour fournir des plantes vivantes pour les études en rapport avec les objets d'origine végétale exposés dans les salles. Nous constatons qu'à son origine l'ethnobotanique est une discipline annexe de l'archéologie et de la muséologie. En 1944, toujours aux Etats-Unis le terme « Ethnobiology » était proposé par E.F. Castetter pour une science réunissant ethnobotanique et ethnozoologie tandis qu'en 1950, dans une publication d'ethnologues sous la direction de G.P. Murdock (Barrau, 1988), c'est comme une branche de l'« ethnoscience » que figure l'ethnobotanique et dès lors, les principaux travaux dans ce domaine concerneront aux Etats-Unis l'étude des nomenclatures et des classifications populaires dans des sociétés contemporaines. Au sujet du terme « ethnoscience », Richard I. Ford (1978) précise que malgré les efforts pour réduire le sens à « système de savoir et de connaissance d'une culture donnée » (Sturtevant, 1964), la définition contemporaine du terme est l'utilisation, l'importance et la perception de l'environnement dans son sens le plus général par les habitants originels du continent nord-américain ou des populations aborigènes ailleurs. La monographie consacrée à la perception et au classement du monde végétal chez les Bunaq de Timor (Friedberg, 1990) qui, de surcroît, fait le point sur les travaux de l'école américaine, est bien représentative de cette approche. Cette tendance est connue sous le nom de « New Anthropology » (Ethnologie nouvelle).
Le terme français « ethnobotanique » est né en 1942 à Haïti, dans un article de Jacques Roumain, directeur du Bureau d'Ethnologie de la République d'Haïti, en référence à des études archéologiques, et l'année suivante dans L'homme et les plantes cultivées, André Georges Haudricourt et Louis Hédin, écrivaient dans leur conclusion :
« Au terme de ce livre, il convient que nous fassions le point de nos connaissances actuelles sur cette catégorie de végétaux qui, par leur liens étroits avec notre vie même, comme par leur dépendance humaine, méritent à juste titre le nom de " plantes humanisées ". (...) Le point de vue humain et l'aspect botanique des questions soulevées dans ces recherches sont indissolublement liés. C'est sans doute la raison pour laquelle de telles études, à cheval sur deux disciplines scientifiques, n'ont rencontré jusqu'à présent que peu de chercheurs et avancent si lentement.
Géographes, historiens, ethnologues, archéologues, ou même les curieux et amateurs que sont les " honnêtes gens ", peuvent contribuer à éclairer, chacun à leur façon, par des observations intéressantes ou par des faits peu connus, les problèmes qui ont fait l'objet de cet ouvrage. Mais il appartiendra à des " ethno-botanistes ", dont nous espérons avoir suscité la vocation, de réunir les travaux épars de cette oeuvre collective en vue de leur critique et de leur synthèse, et surtout de procéder à des enquêtes sur le terrain, en s'intéressant au double aspect botanique et ethnologique des plantes utiles ».
Les auteurs continuaient en indiquant brièvement quelles étaient les sources et les moyens de l'ethno-botanique : sources bibliographiques, documents archéologiques et constitution de collections de plantes vivantes « dans des jardins d'études où il soit possible d'examiner leur écologie et leur génétique ».
On le constate dans ce texte fondateur de l'ethnobotanique en France, l'intérêt pour les ressources génétiques était manifeste, les auteurs regrettant
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même qu'on ignore l'origine de beaucoup de variétés parce que dans les collections de plantes cultivées existantes, on se limitait « à celles qui présentaient un intérêt utilitaire plus ou moins immédiat ». Pour eux la recherche génétique était un outil supplémentaire au service de l'ethnobotanique, domaine transdisciplinaire dont le but principal apparaissait comme l'étude de l'origine et de la répartition géographique des plantes en rapport avec les hommes.
En 1954, à Paris, à l'initiative de Jacques Rousseau, directeur du Jardin Botanique de Montréal, une section d'« ethno-botanique » est créée pour la première fois dans un Congrès International de Botanique.
En 1956, André Georges Haudricourt, précise qu'il y a deux formes de l'ethno-botanique, l'une « statique et descriptive » analysant les rapports d'un groupe humain avec son milieu végétal comme la pratiquaient des ethnographes américains — et l'autre « dynamique, historique » avec l'étude botanique et génétique des plantes cultivées ; dans ce dernier cas, Haudricourt faisait référence aux travaux de l'école de Vavilov qu'il connaissait bien pour avoir effectué une mission auprès de ce dernier en 1934-1935 (Haudricourt, Dibie, 1987) et d'ailleurs ces travaux avaient déjà fourni les matériaux pour son livre L'homme et les plantes cultivées.
Roland Portères (Portères, 1961), Professeur au Muséum National d'Histoire Naturelle et Directeur du Laboratoire d'Agronomie Tropicale, définit ainsi l'ethnobotanique :
« Discipline interprétative et associative qui recherche, utilise, lie et interprète les faits d'interrelations entre les sociétés humaines et les plantes en vue de comprendre et d'expliquer la naissance et le progrès des civilisations, depuis leurs débuts végétaliens jusqu'à l'utilisation et la transformation des végétaux eux-mêmes dans les sociétés primitives ou évoluées (...). » Plus loin l'auteur précise que l'ethnobotanique est à l'intersection des domaines de l'ethnologie, de la botanique, de l'agronomie et de la génétique » et que son « rôle est de déceler, dégager et interpréter des faits humains de caractère social profitant, en apparence, plus particulièrement à l'ethnologie et à l'étude de toutes les sociétés humaines et, par voie de conséquence, son rôle est d'apporter au profit du monde moderne la connaissance qu'ont eue celles-ci du monde végétal ». Quant aux sources et moyens de travail, à ceux indiqués par Haudricourt et Hédin, Roland Portères ajoutait, «enquêtes ethnobotaniques proprement dites, au sein des ethnies en place (...), relèvement de documents palynologiques, inventaire des jardins, enclos, champs, terroirs, plantations et cimetières (espèces et formes cultivées, commensales, adventives et adventices, compagnes mimantes ou non, messicoles, entretenues dans les cultures, friches, jachères endroits protégés, sacrés, etc...), enquêtes sur la cueillette, le ramassage, la préhension, la proto-culture, les jeux d'enfants, utilisant ou consommant des fragments végétaux, ou des plantes entières, effets de l'homme sur l'environnement végétal (...), documents chronologiques (...) ».
Dans la même publication, Jacques Rousseau (1961) présente divers exemples entrant dans le « champ de l'ethnobotanique ». En 1971, Jacques Barrau rappelle le rôle charnière que l'ethnobotanique joue entre les sciences humaines et les sciences naturelles.
La définition la plus récente aux Etats-Unis « étude des interrelations directes entre les humains et les plantes » (Ford, 1978) n'indique pas
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expressément la finalité historique, comme le précisait Portères ou Haudricourt et Hédin, et peut donc privilégier l'analyse synchronique.
De fait, les recherches sur l'histoire de la domestication des plantes cultivées semblent aujourd'hui avoir été logiquement intégrées aux études concernant les ressources génétiques. Ce problème n'est pas étranger aux préoccupations des spécialistes de ces études et de plus, leurs travaux peuvent apporter une contribution irremplaçable à cette histoire : je pense par exemple, à l'hypothèse de Gérard Second sur la triple origine des riz cultivés (Second, 1982). Songeons également à la finesse d'analyse qu'offre un concept tel que le « syndrome de domestication » que créa Jack Harlan et vous connaissez tous les travaux sur le contrôle génétique des caractères utiles à l'agriculteur chez le mil, effectués dans le laboratoire de Génétique et de Physiologie du Développement des Plantes à la fin des années 70 ou bien, quelques années plus tôt, aux Etats-Unis, ceux de Harlan, de Wet et Galinat sur le maïs (Pernès, 1983).
Nombre de généticiens marquent un grand intérêt pour l'étude des savoirs traditionnels relatifs aux plantes : les techniques culturales comme les mythes (Sandmeier et al., 1986). Parfois des prospections sont organisées par des équipes incluant généticiens, agronomes et ethnologues (Sakamoto, 1987b). Aujourd'hui, l'ethnobotanique dans le sens de l'étude des rapports que les hommes entretiennent avec leur environnement végétal, sauvage et cultivé — est donc souvent perçue comme une discipline connexe aux ressources génétiques. L'étude consacrée aux cultivars de Piper methysticum Forst., le kava, dans l'archipel de Vanuatu (Lebot, Cabalion, 1986) est un exemple d'intégration de diverses disciplines des sciences de l'homme et des sciences biologiques pour l'analyse « d'une plante océanienne aux dimensions culturelles» (Je remercie Michel Chauvet de m'avoir fait connaître cet ouvrage). Afin de répondre à un problème de développement économique, les auteurs prennent aussi en compte les savoirs traditionnels relatifs tant à l'usage qu'à la culture de la plante.
L'histoire récente du maïs en France avec la diffusion des cultures vers le Nord offre un bel exemple d'utilisation de données de nature ethnobotanique au service de l'amélioration des plantes. André Cauderon rapporte (Cauderon, 1982) comment il obtint d'un collègue, le matériel végétal à la base des lignées de maïs F7 et F2. Ce dernier, Roger de Lambergue, lui fournit un sachet de semences issues de maïs cultivés pour le fourrage dans une exploitation de moyenne altitude, nommée La Capte, sur la commune d'Anglès près de Lacaune, dans le Tarn et en rapporta l'histoire :
« Vers 1940, l'agriculteur qui exploitait La Capte avait récolté dans sa micro-culture un ou deux épis qui avaient atteint une maturité correcte : il avait ressemé les grains, et ce pendant plusieurs années, obtenant ainsi une population précoce. Il en avait distribué des semences à ses voisins, dont le jardinier de mon père : j'avais remarqué dans le potager ces maïs qui arrivaient à mûrir fin septembre ».
Nous trouvons déjà dans cet exemple la chaîne reliant savoir et habileté du paysan-sélectionneur, observation et récolte du matériel végétal et recherche de génétique appliquée en vue d'une obtention. Sans minimiser en rien l'importance de cette dernière phase, dont nous connaissons tous les difficultés et les aléas, il est amusant de constater que l'enquête de terrain, déterminante dans ce cas pour la suite, fut fortuite et spontanée. A mes
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yeux, l'aspect exemplaire — et prémonitoire — de cette découverte, est de montrer le rôle clé que peut jouer le recueil de données et de matériel ethnobotaniques dans un programme de recherche sur les ressources génétiques et à fortiori, d'amélioration des plantes.
A ce point je crois que nous pouvons reconnaître que l'enquête ethnobotanique — quand elle est possible — est une étape utile et souvent nécessaire dans le domaine de recherche des ressources génétiques. A l'inverse un ethnobotaniste travaillant sur l'histoire des plantes cultivées par exemple, ne peut que s'appuyer aussi sur les résultats des recherches des généticiens. Ethnobotanique et ressources génétiques sont étroitement liées et un ouvrage comme Crops and Man (Les plantes cultivées et l'homme) de Jack Harlan (1975) est l'exemple même de l'intégration heureuse des deux disciplines ou plutôt des deux « pluridisciplines » de même que 35 ans plus tôt L'homme et les plantes cultivées d'A.G. Haudricourt et L. Hédin, introduisant l'ethnobotanique en France, faisait déjà la part belle à la génétique. Au spécialiste des ressources génétiques qui se demanderait quelle est finalement la démarche de l'ethnobotaniste par rapport au « terrain », outre l'ouvrage déjà cité (Friedberg, 1990), je conseillerais la lecture de l'article qu'André Georges Haudricourt a consacré aux rapports que les néo-calédoniens entretiennent avec une culture vivrière, l'igname (Haudricourt, 1964). Sans doute dans les deux domaines reconnaît-on comme texte fondateur Origine des plantes cultivées de celui qui serait donc l'ancêtre commun, Alphonse de Candolle (1883).
Je voudrais maintenant illustrer le sujet par des faits liés à une mission que j'effectuai en Chine en juillet-août 1979 avec Jean Pernès et Jacques Belliard. Jean avait tenu à ma participation à cette mission de ressources génétiques, en tant que sinologue et ethnobotaniste intéressé à l'histoire de la connaissance traditionnelle des plantes en Chine. La mission eut pour but principal de voir comment le problème des ressources génétiques était abordé pour deux plantes dans leur centre d'origine, le millet (Setaria italica (L.) Beauv.) et le riz (Oryza sativa L.). Lors de nombreuses visites dans des centres de recherche, Jean étonna beaucoup ses interlocuteurs agronomes et généticiens en insistant pour qu'on convie des vieux agriculteurs ayant une longue expérience, supérieure aux trente dernières années, c'est à dire, ayant travaillé déjà « avant la Libération ». Ses questions portaient systématiquement sur les pratiques culturales, les techniques de sélection des semences, les noms et caractéristiques des variétés cultivées, leurs avantages ou inconvénients et ceci à diverses périodes. Dans un cas, à Shanghai, pour justifier la politique de trois récoltes par an, héritée de la Révolution Culturelle, les spécialistes vantèrent les hybrides de riz précoces qui étaient réalisés grâce à l'utilisation de variétés de riz de forme indica. Les vieux paysans présents maintenaient une position différente. Ils faisaient remarquer que la situation actuelle entraînait un épuisement des sols et un surcroît de travail pour obtenir finalement un aliment dont le goût ne plaisait pas plus aux producteurs qu'aux citadins. Ils préconisaient un retour à deux récoltes associant des variétés meilleures de blé à des riz tardifs de forme japonica. Cette dernière solution semblait plus intéressante à Jean qui pensait qu'après l'oubli dont elles étaient l'objet, les variétés traditionnelles locales reprendraient toute leur valeur et tout leur poids pour permettre la création de nouvelles variétés améliorées dont la productivité associée à un cycle plus long diminuerait la charge de travail des paysans et limiterait l'épuisement
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excessif des sols (Pernès et al., 1979). Six années plus tard, j'ai appris que la politique des trois récoltes avait été abandonnée dans cette région.
L'importance identitaire et économique des millets est bien connue pourla Chine ancienne (Chang Te-Tze, 1983). Cependant la culture du millet (Setaria italica (L.) Beauv.) avait subi une nette diminution du fait de la concurrence du maïs dès que l'amélioration des conditions d'irrigation l'avait permis et il nous fut même quasiment impossible d'en voir un seul champ au début du séjour à cause de la réticence de nos hôtes. Nous apprîmes par la suite que la culture en avait même été interdite dans certaines zones où elle était traditionnellement dominante, comme à Feicheng dans la province du Shandong. Là aussi nous constations une attitude radicalement opposée de la part des « cadres » justifiant l'abandon d'une culture archaïque et les paysans ne tarissant pas d'éloges sur les qualités gustatives et la valeur diététique — c'est l'aliment essentiel des convalescents et des jeunes mères — des variétés non gluantes et l'importance festive des variétés gluantes, base de bières artisanales et de galettes sucrées pour les célébrations du Nouvel An. Il était frappant de constater que l'assouplissement politique allait de pair avec la réapparition de millet sur les marchés provenant d'ailleurs souvent des « lopins privés ». Aussi, suis-je heureusement étonné d'apprendre qu'un centre a été créé spécifiquement pour l'étude et l'amélioration d'une céréale qui, outre ses qualités agronomiques, est d'un grand intérêt culturel. Les sources chinoises à son sujet sont riches de quelques 250 documents au moins (Hu, 1959), écrits du cinquième siècle avant notre ère à la fin du XIXe siècle ainsi que de restes archéologiques. Nous avons constaté aussi l'intérêt qu'une approche de terrain pouvait avoir par rapport à ces matériaux. Lors de visites d'exploitations agricoles dans le Nord-Est et le Nord-Ouest, nous avons remarqué la présence fréquente dans les champs de millets de pieds d'une « mauvaise herbe » appelée guyouzi ou youzi, termes que les dictionnaires chinois modernes ainsi qu'une flore des graminées de Chine (Keng, 1965) identifient à Setaria viridis L. Ces plantes nous semblaient différentes de cette espèce sauvage que d'ailleurs les paysans que nous interrogions nommaient systématiquement d'un autre nom, gouweicao «queue de chien ». Vraisemblablement il s'agissait de formes intermédiaires ou d'hybrides entre Setaria viridis L. très abondant au bord des chemins et Setaria italica (L.) Beauv. Une enquête systématique nous conduisit à constater que les termes pour la forme intermédiaire sont partout connus des paysans interrogés et récemment une histoire des plantes cultivées en Chine (Li Fan, 1984) reconnaît aussi ce sens pour guyouzi. Youzi a un sens figuré péjoratif en chinois tout à fait analogue à celui de « ivraie » en français. Partant de ces constations j'ai abordé les sources écrites d'un œil nouveau. Youzi figure déjà dans quelques poèmes du Shijing (IXe-Ve siècle av. J.C.) et par bonheur ce terme est une entrée du premier dictionnaire de caractères chinois composé vers le ler siècle de notre ère, le Shuo wen jie zi ; voici la définition qu'en donne l'auteur Xu Shen (Ding Baofu, 1927) : « pousse sous les millets » ! Partant du sens moderne du terme relevé chez les agriculteurs, on est tenté d'interpréter cette définition comme correspondant bien à une des formes intermédiaires d'autant que certains des nombreux commentaires que ce dictionnaire a eu au cours de l'histoire chinoise, notent la quasi impossibilité à le différencier du millet à cause de ses propriétés mimantes. Mais d'autres commentaires tardifs l'assimilant aussi à gouweicao, je suppose que cela provient sans doute d'une interprétation de lettré travaillant essentiellement sur des textes. C'est, en effet, à la fin du
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XVIe siècle que le pharmacologue le plus célèbre de Chine, Li Shizhen, introduisit le nom de gouweicao dans sa pharmacopée, le Bencao gangmu et indiqua en synonymie le terme archaïque youzi. Si aujourd'hui gouweicao désigne pour les botanistes Setaria viridis L. stricto sensu, ce terme à l'époque de Li Shizhen avait certainement une valeur générique, englobant les diverses espèces sauvages de Setaria qui poussent en Chine ; si nous l'interprétons comme « mauvaise herbe ressemblant au millet », son champ sémantique pourrait recouvrir ainsi selon les cas, intermédiaires, hybrides ou espèces sauvages de Setaria et la synonymie youzi = gouweicao pourrait ainsi s'expliquer mais ce n'est plus le cas à l'époque moderne où il faut réserver youzi pour désigner les intermédiaires ou les hybrides.
Des travaux récents comme ceux présentés lors de ce colloque par Roger Zangré et al., ou publiés par Sakamoto Sadao (1987a, 1987b) ou encore de Wet, Œstry-Stridd et Cubero (1979), confirment l'existence de différentes régions de domestication du millet. Cependant à propos des régions de mise en culture en Chine, une enquête ethnobotanique auprès de populations montagnardes et insulaires de Taiwan amène un autre auteur (Fogg, 1978) à considérer que c'est dans une zone humide que la domestication a dû s'effectuer. Cette hypothèse vaudrait sans doute une recherche en laboratoire et en tout cas, l'analyse du point de vue de la génétique du problème de la domestication du millet en Chine mériterait certainement en parallèle une exploitation systématique des sources historiques disponibles en chinois.
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