Histoire des légumes cultivés en France
Paru initialement dans : Les Dossiers de l'Environnement, 21 : Agriculture et biodiversité des plantes. INRA, 2002. pp. 9-16.
Sommaire
- 1 Introduction
- 2 Les légumes de cueillette
- 3 Les plantes à racines et tubercules féculents
- 4 Les légumes secs
- 5 Des espèces détournées de leur usage premier
- 6 Des domestications tardives
- 7 Les légumes de l'antiquité
- 8 Le Moyen-Age et l'apport des Arabes
- 9 Diversification et perfectionnement des techniques du XVIe au XVIIIe siècles
- 10 Du XIXe à nos jours, l'évolution s'accélère
- 11 Mondialisation et jardin planétaire
- 12 Sources
Introduction
Les légumes constituent un groupe de plantes hétérogène d'un point de vue biologique, mais qui partagent certains modes d'utilisation culinaire. Ils sont habituellement consommés cuits, souvent en soupes ou en accompagnement de viandes, ou encore crus en salade. Ils entrent plutôt dans des préparations salées que sucrées. Ces critères varient bien sûr beaucoup d'une civilisation à une autre.
La gamme de nos légumes n'a cessé d'évoluer depuis la préhistoire, et cette évolution n'est pas prêt de cesser avec la mondialisation et la recherche de nouvelles saveurs. Le nombre d'espèces que l'homme a pu consommer comme légumes est considérable. La plupart de ces dizaines de milliers d'espèces sont resté des plantes sauvages de cueillette, et gardent une grande importance dans les sociétés traditionnelles. D'autres ont été domestiquées à diverses époques, et certaines sont devenues des produits de base d'importance mondiale. C'est cette longue histoire que nous allons esquisser brièvement.
Les légumes de cueillette
Les jeunes feuilles, les pousses, les boutons floraux, les racines d'innombrables espèces ont été utilisées avant l'arrivée de l'agriculture au néolithique. Elles étaient surtout consommées en soupes ou en divers "pots-au-feu". Pour la mauvaise saison, on pouvait les conserver par salage ou séchage, mais aussi par fermentation, ce qui a été abondamment pratiqué en Europe centrale. Il nous reste de ces pratiques des produits aussi divers que les concombres polonais, les betteraves fermentées (le vrai bortch), les feuilles de vigne et bien sûr la choucroute. Une partie de ces plantes sont des nitrophiles, que l'homme a favorisées sans le vouloir autour de ses habitats, comme le bon-henri (Chenopodium bonus-henricus), la bette (Beta vulgaris), l'arroche (Atriplex hortensis), la mauve (Malva sylvestris) ou l'ortie (Urtica dioica). L'agriculture a en fait élargi la gamme de ces ressources spontanées. De nombreuses espèces pionnières sont devenues des adventices, mais aussi des légumes de cueillette, comme le laiteron (Sonchus oleraceus), la mâche (Valerianella olitoria), le pourpier (Portulaca oleracea), la morelle (Solanum nigrum), le coquelicot (Papaver rhoeas) et de nombreuses Crucifères et Composées.
Comme ces ressources étaient abondantes et faciles à trouver, il n'y avait nul besoin de les domestiquer. Mais à partir de la Renaissance, l'urbanisation et l'introduction de légumes exotiques comme l'épinard (Spinacia oleracea) venu de Perse vont progressivement faire régresser ces cueillettes. Les légumes sauvages ont commencé à être méprisés dans l'Europe tempérée, et perçus comme les aliments de rustres qui se nourrissent "d'herbes et de racines". C'est surtout dans la région méditerranéenne que s'est maintenue la tradition de la cueillette.
Aujourd'hui encore, les marchés de Grèce et d'Italie regorgent au printemps de ces salades et légumes sauvages. Avec l'usage généralisé semences triées et des herbicides, certaines espèces ont maintenant pratiquement disparu des champs, comme la mâche, ou des vignes du midi, comme le poireau des vignes (Allium polyanthum). D'autres sont récoltées dans toute la France comme le pissenlit (Taraxacum officinale), ou dans le midi comme l'asperge sauvage (Asparagus acutifolius). On assiste aussi à un engouement pour les salades sauvages, au premier rang desquelles la chicorée (Cichorium intybus), et des réseaux de collecte se constituent pour apporter dans les épiceries fines des curiosités promues par des restaurateurs, comme l'aspergette (Loncomelos pyrenaicus) et l'ail des ours (Allium ursinum).
Les plantes à racines et tubercules féculents
Les plantes féculentes sont souvent considérées comme des légumes, mais elles constituent de véritables aliments de base. Certaines étaient certainement cueillies avant même l'hominisation, et leur domestication est très ancienne. Mais le rôle de ces plantes est largement sous-estimé, pour des raisons à la fois idéologiques et techniques.
L'histoire de l'agriculture a en effet été écrite par des savants imprégnés de culture méditerranéenne, et pour nous, les plantes cultivées par excellence sont des plantes annuelles à graines (la trilogie des céréales, légumes secs et oléagineux). Il se trouve que le processus de domestication est relativement rapide chez ces plantes, car elles sont récoltées et ressemées chaque année. De plus, ces graines se conservent bien du fait de leur faible teneur en eau et des climats secs où elles sont cultivées. Leur facilité de stockage a permis leur appropriation par des chefs politiques ou religieux, ce qui a enclenché une dynamique de structuration des sociétés, de constitution d'empires et... d'invention de l'écriture. L'historien a ainsi de quoi travailler : il dispose de restes archéologiques abondants, et d'attestations écrites très anciennes.
Par contraste, les plantes féculentes se conservent peu (moins d'un an), se transportent mal, et les civilisations dont elles sont la base de l'alimentation sont souvent restées structurées au niveau de villages ou de clans. Il y a peu de restes archéologiques, car elles se trouvent souvent en climat tropical humide et leurs organes mous sont vite détruits. Enfin, leur domestication est inutile tant que la ressource est abondante, ou très lente. Souvent, l'infestation inéluctable par des virus oblige à renouveller régulièrement la gamme des clones cultivés en repérant des individus issus de graines, que ce soit dans les champs ou dans des milieux plus ou moins naturels. Si l'évolution de ces plantes est probablement plus lente, les historiens se demandent néanmoins si ces agricultures à tubercules (taro Colocasia esculenta en Océanie, ignames Dioscorea spp. en Afrique...) ne sont pas bien plus anciennes que les agricultures à graines.
La plupart de ces plantes sont originaires des régions tropicales humides, et n'ont pu être introduites dans l'Europe tempérée. D'autres comme les tubercules andins tolèrent le froid, mais n'ont pu être adaptées à des climats de jours longs. Parmi les rares exceptions, on citera bien sûr la pomme de terre (Solanum tuberosum), mais aussi la patate douce (Ipomoea batatas) et l'igname de Chine (Dioscorea opposita), implantée à la fin du XIXe siècle dans le Loir-et-Cher, et qui s'est imposée depuis 20 ans avec l'essor du marché des produits exotiques et ethniques.
Les légumes secs
Les légumineuses à grosses graines ont fait partie du premier cortège de plantes domestiquées dans les fameux "centres d'origine". Pendant des millénaires, leur mode essentiel de consommation est resté sous forme de graines mûres et sèches, ce qui en fait des aliments de base riches en protéines. Au niveau mondial, ces graines sont consommées entières, ou plus souvent décortiquées et écrasées comme au Proche-Orient et en Inde.
D'autres usages sont cependant apparus progressivement, entraînant la diversification de cultivars qui leur étaient adaptés. Ainsi, le pois (Pisum sativum) n'est devenu "petits pois" qu'au XVIIe en France quand l'usage de les consommer immatures a pris de l'importance. Quant aux poix mangetouts, dont on mange la gousse, ils apparaissent au XVIe. Il faut encore signaler les pousses de pois, qui font l'objet de cultures spéciales en Chine.
Quant à la fève (Vicia faba), elle a eu une grande importance comme légume sec en Europe, jusqu'à l'arrivée des haricots américains (Phaseolus spp.). Des formes à petites graines sont toujours appréciées à cet effet de l'Egypte à l'Inde. En Europe, par contre, la fève s'est maintenue pour ses graines immatures, consommées crues ou cuites.
Le cas des haricots est plus complexe, car les formes sauvages sont lianescentes, et les gousses mûres explosent en dispersant les graines. Il est donc fort possible que les premiers usages de ces plantes aient porté sur les gousses immatures, ainsi d'ailleurs que sur les fleurs comestibles. Une fois domestiqué, Phaseolus vulgaris est devenu surtout un légume sec, et la diversification de cultivars adaptés à la consommation sous forme de haricots verts s'est faite en Europe.
Une situation similaire existe pour le niébé (Vigna unguiculata), qui était le haricot de l'Ancien Monde avant 1492. La plupart des groupes de cultivars est originaire d'Afrique, à l'exception des "haricots-kilomètre", qui se sont développés en Asie.
Quant au haricot mungo (Vigna radiata), il est originaire de l'Inde où il continue à être consommé comme légume sec. Mais dans l'est de l'Asie, et maintenant le monde entier, la majeure partie de la production sert à fabriquer les plantules étiolées appelées "germes de soja".
Des espèces détournées de leur usage premier
Nombre d'espèces n'ont pas été domestiquées comme légumes, mais pour un usage bien différent. C'est le cas de nombreux oléagineux, qui apparaissent très tôt cultivés pour leurs graines, comme le radis (Raphanus sativus), le cresson alénois (Lepidium sativum) et la laitue (Lactuca sativa) au Proche-Orient. C'est aussi probablement le cas d'un certain nombre de Brassica. La roquette (Eruca vesicaria), elle, est connue comme salade en Méditerranée et comme oléagineux en Inde.
En Amérique, les courges (Cucurbita spp.) ont également été domestiquées pour leurs graines oléagineuses, et des mutants à chair non amère sont ensuite apparus en culture. La pastèque (Citrullus lanatus) est aussi cultivée pour ses graines en Afrique, mais il semble que les pastèques sauvages ont été également récoltées comme légume, ou plutôt comme source d'eau non polluée.
On trouve aussi des plantes textiles qui sont devenues des légumes, comme le jute (Corchorus olitorius), dont les feuilles constituent la meloukhia de l'Egypte et du Liban, ou la roselle (Hibiscus sabdariffa). A l'inverse, la téosinte a peut-être été cultivée d'abord comme légume, pour sa tige sucrée ou ses jeunes épis, avant de devenir le maïs (Zea mays), céréale qui a à son tour donné un autre légume, le maïs doux. Quand l'organe consommé reste le même, l'évolution dans son usage est moins flagrante. Néanmoins, le piment (Capsicum annuum) a été un condiment (ou une épice) pendant des millénaires, et n'est devenu poivron qu'il y a quelques siècles. La tomate (Solanum lycopersicum) elle-même était bien plus un ingrédient de sauces pour les anciens Mexicains qu'un légume proprement dit. Dans la Méditerranée, des herbes condimentaires sont devenues des légumes par sélection de formes à organes charnus. Ainsi le fenouil (Foeniculum vulgare) et le céleri (Apium graveolens).
Quand on remonte dans l'histoire, on se rend d'ailleurs compte que les frontières entre nos catégories modernes s'estompent. Les "légumes" dont nous parlent les ouvrages du Moyen-Age sont en même temps des plantes médicinales, ou plus exactement, ces plantes sont vues sous l'angle de leurs vertus pour nous maintenir en bonne santé, pour améliorer notre hygiène de vie. C'est l'optique des Tacuinum sanitatis, ou "Manuel de l'art de vivre en santé", qui nous font l'inventaire des plantes alimentaires du Moyen-Age. Il est ainsi probable que nombre de légumes ait été cultivés pour des vertus particulières, que l'on ne retrouvait pas toujours dans les légumes sauvages. L'ail (Allium sativum) et l'oignon (Allium cepa) en sont les meilleurs exemples. Mais ce pourrait aussi être le cas du chou (Brassica oleracea), si l'on en croit l'éloge dithyrambique qu'en fait Caton.
Des domestications tardives
La gamme des espèces n'a cessé de se renouveler au cours des siècles. Certaines ont disparu, mais d'autres ont été domestiquées tardivement. C'est le cas de la mâche (Valerianella olitoria) au XVIIe siècle, du pissenlit (Taraxacum officinale) au XIXe siècle, à une époque où les salades d'hiver étaient rares. C'est d'ailleurs au XIXe que l'étiolement des chicorées (Cichorium intybus) a pris une grande importance, avec la barbe de capucin, puis l'endive obtenue à Bruxelles vers 1850. Quant au cresson de fontaine (Nasturtium officinale), on a aménagé son milieu naturel dès le XIIIe siècle, mais sa culture proprement dite n'a commencé qu'au XVIIIe en Allemagne. Même à la fin du XXe, on a vu la fausse-roquette (Diplotaxis tenuifolia) remplacer en partie la roquette (Eruca vesicaria) sur les marchés italiens. L'Italie se distingue d'ailleurs en cultivant des curiosités comme la soude (Salsola soda).
Les légumes de l'antiquité
Les Grecs et les Romains cultivaient déjà un certain nombre de légumes dont les noms nous sont familiers. Mais les apparences sont trompeuses, tant au niveau des espèces que des types de cultivars. Trop de vulgarisateurs pressés se font encore abuser par la similitude des noms, alors que ceux-ci ont pu désigner des espèces différentes dans le temps et dans l'espace. Si tout le monde sait maintenant que phaseolus ne désignait pas en latin un Phaseolus venu d'Amérique, mais plutôt un Vigna unguiculata, on voit encore écrit que les Romains connaissaient des courges et des potirons, alors que tous les Cucurbita sont originaires d'Amérique. Or le cucurbita latin désigne sans ambiguïté la gourde ou calebasse (Lagenaria siceraria), mais les historiens qui connaissent l'espèce perçoivent souvent cette espèce comme tropicale, et quand ils savent qu'elle était présente en Méditerranée et en Europe tempérée, pensent que ses fruits à écorce dure ne peuvent donner que des récipients. Or les fruits immatures ont de tout temps été consommés comme courgettes, et le sont encore en Sicile et en Chine par exemple.
Au niveau des types de cultivars, la tentation est grande de chercher à identifier dans l'antiquité les légumes tels que nous les connaissons actuellement. Or les légumes sont probablement le groupe de plantes que les hommes se sont le plus ingéniés à modeler en nombreuses formes, couleurs et saveurs différentes. A la différence de l'agriculteur qui cultive en masse ses plantes à graines, et pour qui l'adaptation au terroir et le rendement sont les critères essentiels, le jardinier choisit individuellement ses porte-graines, et retient volontiers les types hors-norme. La gamme des cultivars a ainsi évolué considérablement au fil des siècles, et quand on fait l'histoire à rebours, c'est-à-dire en cherchant les périodes d'apparition des types modernes, et en essayant de caractériser ceux qui les ont précédés, on se rend compte qu'il est bien difficile de savoir par exemple quels étaient les types de melons connus des Anciens.
Le Moyen-Age et l'apport des Arabes
Si le Moyen-Age européen n'a pas été cette période de recul de la civilisation que les auteurs ultérieurs ont cru y voir, il n'en reste pas moins que depuis l'Hégire, le monde arabe, ou plus exactement le monde musulman, a joué un rôle important dans l'histoire de nos légumes, pour au moins deux raisons.
Les Arabes ont assuré la transmission et le perfectionnement des savoirs scientifiques et techniques de l'Antiquité. Ils ont traduit en arabe des traités grecs de matière médicale et d'agronomie, et ils ont perfectionné les techniques de cultures irriguées, si utiles pour la production des légumes.
L'Islam a également créé une vaste zone géographique qui mettait en communication l'Orient et l'Occident, de l'Andalousie au Proche-Orient, mais aussi de la Perse à l'Inde et à la Malaisie. Ils sont ainsi devenus les maîtres du commerce des épices, et de nombreux légumes nous sont parvenus par ce truchement.
C'est le cas du chou-fleur (Brassica oleracea Groupe Botrytis), apparu au XIIe siècle en Syrie, et arrivé en Italie au XVIe ; de l'épinard (Spinacia oleracea), domestiqué en Asie centrale au VIe siècle, et connu en Espagne vers 1100 ; de l'aubergine (Solanum melongena), domestiquée en Inde bien avant notre ère, qui arrive en Espagne au Xe siècle et dans l'Europe chrétienne au XVe.
Ce pourrait aussi être le cas de la betterave potagère (forme à racine renflée de Beta vulgaris), inconnue en Europe avant le XVIe siècle, et peut-être originaire d'Asie centrale ; et aussi de nos carottes modernes (Daucus carota), venues d'Afghanistan après le Xe siècle. Quant à l'artichaut (Cynara cardunculus), il était déjà présent dans l'ouest de la Méditerranée, mais a attendu le XVIe siècle pour se diffuser en Europe.
Dans d'autres cas, ce sont de nouveaux types de cultivars que les Arabes auraient contribué à diffuser en Méditerranée, comme pour la pastèque, appelée "melon de l'Inde" (battikh al-hindi) ou "melon du Sind" (battikh al-sindi), d'où découle le nom espagnol sandía.
Quelques légumes tropicaux sont aussi arrivés jusqu'à la région méditerranéenne, comme le gombo (Abelmoschus esculentus), décrit en Egypte au XIIIe siècle et introduit en Turquie et en Grèce ; ou l'aubergine africaine (Solanum aethiopicum), retrouvée récemment dans le sud de l'Italie.
Diversification et perfectionnement des techniques du XVIe au XVIIIe siècles
La Renaissance marque le début d'une longue période d'essor des sciences et des techniques. Les Européens explorent le monde, et les botanistes s'organisent pour répondre au défi de nommer et décrire une multitude de plantes inconnues des Anciens. Les introductions de plantes s'intensifient au travers des jardins botaniques, et aussi bien les nobles que les riches bourgeois s'entichent des jardins, et leurs jardiniers rivalisent d'ingéniosité pour cultiver des curiosités et produire à contre-saison. Dans le même temps, l'essor des villes entraîne l'apparition des ceintures maraîchères, et les jardiniers se professionnalisent. Cette période nous a légué les premières descriptions détaillées des légumes et de leurs variétés par les botanistes, ainsi que de nombreux traités d'agronomie et de jardinage. Mais une bonne part de l'innovation reste anonyme.
C'est bien sûr aussi la période où nous sont arrivées les "plantes de la découverte". On peut d'ailleurs s'étonner qu'il s'agisse pour l'essentiel de plantes américaines. La raison tient à la biogéographie des découvertes. L'Amérique du Nord a un climat tempéré, et n'offrait donc pas d'obstacle particulier. Quant au Mexique et à l'Amérique du Sud, nombre d'espèces proviennent de zones d'altitude, et sont donc relativement tolérantes au froid. Parmi celles qui pouvaient se cultiver comme annuelles, la sélection a pu produire des types adaptés à nos jours longs.
Par contraste, les Portugais ont exploré les côtes de l'Afrique et de l'Océan indien, dont le climat tropical humide était peu propice à la réussite des introductions. Il faudra donc attendre le XIXe siècle pour que les Européens puissent avoir accès aux régions tempérées de Chine et du Japon, et que nous arrivent des plantes comme l'igname de Chine, le chou chinois (Brassica rapa Groupe Pekinensis) ou le crosne (Stachys affinis). Ces introductions ne faisaient que compléter les échanges plurimillénaires entre l'Asie et l'Europe via l'Asie centrale. La ciboule (Allium fistulosum) nous est ainsi arrivée de Chine au Moyen-Age sans se faire remarquer, car elle a été perçue comme un type d'oignon (Allium cepa).
Un pays, l'Italie, a joué dès le XVIe siècle un rôle déterminant de foyer de diversification légumière. La multitude de terroirs et de particularismes culturels et politiques qui la caractérise a permis l'émergence d'une gamme inouïe de cultivars. Aujourd'hui encore, les marchés de chaque ville se distinguent par la couleur et l'aspect de leurs choux-fleurs et brocolis, de leurs salades ou de leurs artichauts.
L'Italie a aussi été une étape dans l'introduction en Europe de légumes exotiques comme l'aubergine, la courgette, le poivron ou la tomate, non seulement en sélectionnant des cultivars adaptés, mais aussi en intégrant les nouveaux-venus dans les coutumes culinaires.
La diffusion des légumes italiens a été largement facilitée par le rayonnement culturel de l'Italie, qui exportait alors aussi bien des musiciens, des peintres et des architectes que des jardiniers. En Pologne, on en est même venu au XVIIIe siècle à appeler les légumes włoszczyzna, les "choses italiennes". Le relais de l'innovation allait ensuite passer à l'Europe de l'Ouest, en particulier la France et les Pays-Bas.
Du XIXe à nos jours, l'évolution s'accélère
Le XIXe siècle est celui de l'expansion de la société industrielle. L'amélioration du réseau routier, suivie par la construction des chemins de fer après 1850, permettent à des régions éloignées des villes de se spécialiser dans des productions pour l'expédition.
Le XIXe siècle a aussi été le "siècle des hybrideurs". Il aura en effet fallu que l'on découvre au XVIIIe siècle le rôle du pollen pour que savants et jardiniers se mettent à pratiquer des hybridations raisonnées et contrôlées, et apprennent ainsi à distinguer espèces et variétés. Des marchands-grainiers se spécialisent pour fournir aux producteurs des semences de qualité. Certains comme Vilmorin-Andrieux en profitent pour réaliser un inventaire des cultivars qu'ils rassemblaient de toute l'Europe.
Cependant, les moyens techniques des premiers sélectionneurs restaient faibles. Leurs efforts ont d'abord porté sur des plantes autogames de grande culture, comme le blé. Les légumes, du fait du grand nombre d'espèces avec des caractères biologiques différents et des marchés réduits, sont venus bien plus tard. On s'est contenté pendant longtemps de pratiquer une sélection massale (pour les allogames) ou de créer des lignées pures (pour les autogames).
Il faut attendre les années 1950 pour voir apparaître les premiers hybrides F1 chez les légumes, avec l'oignon et la tomate. Ces nouveaux cultivars apportaient de grands avantages tant pour le sélectionneur, qui gardait la maîtrise de ses obtentions et pouvait ainsi rémunérer son travail, que pour le producteur, qui disposait d'une production homogène et mécanisable. Les légumes de conserve allaient être les premiers concernés, suivis par les productions de légumes sous serre verre, qui se développent aux Pays-Bas dès 1950, et les abris plastiques, qui se répandent vers 1960 dans la région méditerranéenne.
En l'espace de cinquante ans, la production de légumes est ainsi pleinement entrée dans l'ère industrielle. Cette évolution a eu de nombreuses conséquences, dont une diminution sensible de la gamme des espèces et des cultivars. Une part croissante du marché a été prise par la grande distribution, et l'ouverture du marché a entraîné une longue guerre des prix, souvent au détriment du goût des produits.
Mondialisation et jardin planétaire
Au début du XXIe siècle, il est néanmoins possible d'observer des évolutions qui infirment l'idée répandue que l'érosion génétique et l'affadissement du goût seraient inéluctables. Il semble en effet que le marché ait tendance à se différencier en produits de masse standardisés et en produits de niches, bénéficiant de prix plus élevés.
Une fraction croissante de consommateurs recherche en effet des produits de qualité, ou simplement différents. En témoigne la relance des produits de terroir ou la vogue de l'huile d'olive. Pour les légumes, l'exemple de la pomme de terre est frappant. Il y a vingt ans, les producteurs se lamentaient d'être contraints de vendre des masses de produit médiocre à vil prix. Maintenant, il est devenu chic de proposer à ses invités une salade de pommes de terre à chair ferme, et les premières primeur de Noirmoutier ont un succès étonnant. L'évolution est similaire pour la fraise, où la 'Gariguette' s'est implantée à côté de l'innommable fraise espagnole, ou pour les salades dont la gamme s'est sensiblement élargie. Un certain nombre de légumes qualifiés d'anciens ou oubliés reviennent sur les marchés, portés par les tenants de l'agriculture biologique.
Cette évolution se double d'une autre, qui est loin d'être appréciée à sa juste valeur. Il s'agit de l'essor des cuisines ethniques, produit en partie par le tourisme de masse qui initie vaille que vaille à des goûts exotiques, mais surtout par les vastes migrations humaines que nous connaissons. L'Europe disposait depuis longtemps d'épiceries fines où une clientèle fortunée, ou nostalgique des tropiques, venait s'approvisionner en produits rares. Mais ces marchés restaient confidentiels jusqu'à ce que les communautés immigrées s'organisent pour importer et distribuer leurs produits d'origine. Il existe maintenant à Paris des quartiers chinois, indiens, africains, maghrébins, turcs, antillais, réunionnais... où l'on peut se procurer une gamme incroyable de produits exotiques.
D'abord importés par avion, ces produits ont commencé à être produits en Europe. Cela a d'abord été le cas des choux chinois (Brassica rapa Groupe Pekinensis) et de l'igname du Loir-et-Cher (Dioscorea opposita). Mais peu de Français savent que le gombo (Abelmoschus esculentus) et la brède mafane (Spilanthes oleracea) sont produits dans le Gard, et les feuilles de manioc (Manihot esculenta) près de Lyon.
Mieux encore : le hasard ayant fait qu'un ancien camp de harkis près de Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne) ait accueilli des boat-people vietnamiens, cette région maraîchère est devenue un pôle de culture de nombreux légumes vietnamiens : courge cireuse (Benincasa cerifera), margose (Momordica charantia), chayote (Sechium edule), périlla (Perilla frutescens), pétioles de taro, basilic thaï (Ocimum tenuiflorum), liseron d'eau (Ipomoea aquatica) et bien d'autres.
On a ainsi toute une géographie de la production de légumes exotiques en France, qui s'est largement développée dans l'ignorance des services officiels, si sourcilleux par ailleurs vis-à-vis des aliments non conventionnels. Dans un monde marqué par la mondialisation, pour le meilleur et pour le pire, ces tendances ne peuvent que s'amplifier. Le marché des légumes devient international et multi-ethnique, et le consommateur solvable pourra faire son choix dans le jardin planétaire. Les pauvres du Sud, eux, continueront longtemps à se contenter d'une alimentation de survie.
Sources
- Bois Désiré, 1927. Les plantes alimentaires chez tous les peuples et à travers les âges. I - Phanérogames légumières. Paris, Lechevalier. 593 p.
- Bureau des ressources génétiques, 1986. La diversité des plantes légumières : hier, aujourd'hui et demain. Actes du colloque d'Angers, 17-19 octobre 1985. Paris, JATBA. 230 p.
- Chaux Claude et Foury Claude, 1994. Productions légumières. Paris, TEC & DOC-Lavoisier. 3 vol. 576-656-576 p. (Col. Agriculture d'aujourd'hui).
- Gibault Georges, 1912. Histoire des légumes. Paris, Lib. Horticole. VIII-404 p.
- Vilmorin-Andrieux et Cie, 1883. Les plantes potagères. Description et culture des principaux légumes des climats tempérés. ed. 1. Paris, Vilmorin-Andrieux. fig., XVI-650 p. -id-, 1891, ed. 2, XX-732 p. -id-, 1904, ed. 3, XX-804 p. -id-, 1925, ed. 4, XX-812 p.
- Zohary Daniel et Hopf Maria, 2000. Domestication of plants in the Old World. The origin and spread of cultivated plants in West Asia, Europe and the Nile Valley. Oxford, Oxford Univ. Press. ed. 3. xi-316 p.