8-5 Pain de soldat et pain de guerre (Maurizio)
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On ne peut pas s'attendre à ce que le pain de soldat soit supérieur à la moyenne de l'ancien pain des paysans. Mais nous trouvons en lui, pour juger de la qualité du pain, un bon critérium. Fabriqué en grand il reproduit les exigences et les habitudes du peuple et il est intéressant aussi en ce qu'il nous renseigne sur ce que l'État, à chaque époque, a autorisé et interdit.
Nous sommes bien informés des modifications survenues dans la nourriture des soldats. En ce qui concerne le milieu du XVIIIe siècle, nous avons toutes sortes de documents comparatifs sur le pain de soldat des divers pays. Le pain de soldat (Kommiszbrot), c'est-à-dire le pain donné en adjudication était le plus mauvais qu'on puisse imaginer. De temps à autre, on essayait de remédier au mal en condamnant à mort un adjudicataire. Mais il n'en résultait qu'une amélioration passagère. Encore à présent, l'ingéniosité des fournisseurs des armées est grande. Autrefois la connivence des intéressés pesait comme une malédiction sur la nourriture des défenseurs du pays. Notre compassion s'émeut lorsque nous voyons comment les jeunes gens les plus vigoureux étaient affamés, comment le pain quotidien auquel ils avaient droit leur était dérobé. En particulier, l'Italie souffrait d'un état de choses qui fait songer aux siècles du moyen âge. Le major Farella nous apprend qu'une seule grande entreprise livre tout ce qui est nécessaire à la nourriture de tous les corps d'armée de 1'Italie « à des prix extraordinaires comme cherté » et on a supprimé l'ancienne liberté qu'avait chaque corps d'armée de se fournir lui-même. Les Russes, pendant les campagnes de 1877 et 1878, disaient que leur vie était mise en danger de deux côtés, en avant par les Turcs, et en arrière par l'intendance, et se demandaient où était le plus grand danger. L'honnêteté révoltée d'un
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citoyen libre éclate dans les paroles de Parmentier : « Le criminel rivé à sa chaîne, le forban qui s'est fait prendre, a de meilleur pain que les volontaires de la République qui combattent la coalition. » C'est la France qui prit l'initiative des améliorations. Déjà au début du XVIIIe siècle on proposa l'extraction d'une certaine quantité de son. Cependant, jusqu'en 1794, le pain de soldat resta un pain fait de grains entiers à peine nettoyés. Alors enfin aboutissent les vaillants efforts de Parmentier. De 1794 à 1798, le pain de soldat des Français est débarrassé de 10 % de son. Sur les époques anciennes, jusqu'à 1853, nous avons les renseignements donnés par Malouin, Schreber, Krünitz, Balland dans son ouvrage sur Parmentier et Poggiale. Suivant ce dernier, la comparaison du pain en usage dans les diverses armées des grandes puissances européennes donnait l'avantage, pour 1853, à celui de France, qui était un pain blanc avec extraction de 20 % de son.
Déjà en 1727 (Le Grand) avait proposé d'extraire de la farine pour le pain des soldats, 5 livres de son pour 100 livres de grain. Mais on n'en tint pas compte. Malouin ne signale pas l'extraction du son et dit, au contraire, que, pour le pain régimentaire, le son est moulu très fin. En France on prenait alors pour le pain des soldats deux tiers de froment et un tiers de seigle. D'après Malouin, en Italie, on se servait surtout de blé, en Hollande et dans la plus grande partie de l'Allemagne, de seigle, sans extraction de son. Mais le traducteur du livre de Malouin ajoute : « En réalité, en Allemagne, il y a des différences selon les lieux. Dans certaines armées on sépare un peu de son, et, dans d'autres, on laisse tout ensemble ». Très intéressant à noter est ce qu'il ajoute ensuite, disant que le règlement royal des subsistances de l'armée pour les Russes à cette époque (1769) spécifie que la farine ne sera pas tamisée et que le meunier doit rendre tout le poids du grain jusqu'à concurrence de 2 livres 1/2 de perte pour 1 « Scheffel » de Berlin. En France, il y eut peu de changements jusqu'à l'année 1772, dont Parmentier parle dans son célèbre « Rapport » disant que les amis des soldats avaient eu, jusqu'à cette époque, à lutter contre l'administration à propos de l'extraction du son qu'ils demandaient. A partir de cette année il fut ordonné de retirer 10 % de son. Mais, malgré les résultats favorables de recherches vérifiées officîellement, tout continua à aller comme auparavant. Parmentier lui-même demande une extraction de 18 %.
Dans ses importantes discussions sur le son dans l'alimentation, ce grand homme est fort en avance sur son temps. L'objet de ses
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efforts et de ses soucis était, disait-il, d'améliorer la nourriture du peuple. « Depuis le perfectionnement des procédés de mouture et de séparation, il est rare que toutes les parties du grain soient utilisées ensemble. La farine blanche donne le pain de qualité fine, les farines blanches et demi-blanches donnent le pain de seconde qualité, ou pain de ménage. Si on y ajoute ce qu'on appelle le remoulage, on obtient le pain noir. Enfin, si on prend ensemble tous les produits de la mouture, on a le pain de soldat. Ce dernier est le plus lourd, le plus grossier et le moins nourrissant de tous ceux qui viennent d'être énumérés. Absolument personne n'en mange, à l'exception du soldat ou du mendiant, car, bien que les paysans mangent en général du pain noir, ils ont cependant soin de retirer du grain une quantité plus ou moins élevée de son, dont ils nourrissent leur vache. Les soldats seraient-ils donc seuls à ne pas profiter du progrès survenu dans la fabrication du pain ? » Dans les années 1796 à 1799 le pain des soldats français était fait de farine de froment de laquelle on extrayait 15 % de son. Jusqu'en 1822 il conserva la même composition, mais avec addition d'un quart de farine de seigle. A partir de 1822 on se servit à nouveau de farine de froment. L'extraction du son était de 10 % entre 1822 et 1844, de 15 % de 1844 à 1853. L'extraction de son est de 20 % depuis 1853 jusqu'à maintenant, ce qui veut dire que, de 100 kilogrammes de grain nettoyé, on retire 80 kilogrammes de farine pour le pain de soldat. Telle est l'histoire du pain de soldat en France. Balland l'a traitée en détail dans son Traité des Aliments, vol. 1.
Une commission nommée par le Ministère français de la Guerre fit, de 1850 à 1853, une étude comparative du pain de soldat dans les diverses armées européennes. Poggiale (loc. cit.) rédigea le rapport. A cette époque, le pain était partout du pain rassis. Poggiale ne donne que pour les États suivants les caractères du pain. L'Espagne avait du pain de froment avec 14 % d'extraction de son. La Sardaigne aussi du froment, mais avec seulement 6 % d'extraction. L'Autriche prétendait avoir du pain de froment avec 15 % d'extraction. Mais ce pain ne correspondait pas à ce qu'on en disait. Il était très pesant, et avait tous les caractères d'un pain fait avec les farines commerciales de la plus mauvaise qualité et même renfermant de la farine de seigle. Pour les autres États, Poggiale n'indique pas combien de son on extrayait, mais combien on en laissait. Ceci correspondant à son mode d'évaluation particulier. Il séparait le son en lavant le pain avec de l'eau froide et le recevait sur un tamis fin. Ce procédé n'est plus utili-
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sable actuellement, mais il permet des comparaisons et renseigne aussi sur la finesse plus ou moins grande de la mouture, car il est clair que du son moulu très finement passe en totalité à travers le crible. Voici les sortes de céréales employées, ainsi que la teneur du pain en son : Belgique : pain de froment total 11,30 % ; Hollande : pain de froment total 11,2 ; France : froment, extraction, 15 %, teneur, 6,07 % ; Francfort-sur-le-Main, froment mêlé de seigle, 11,7 % ; Grand-Duché de Bade : seigle, 4,13 % ; Prusse : seigle, 14,65 %. Par conséquent, le meilleur pain de soldat était le pain de froment des Français, et le plus mauvais le pain de seigle de la Prusse. La conclusion de Poggiale fut aussi adoptée. Son projet d'améliorer le pain français fut réalisé par le règlement du 30 juillet 1853 qui élevait l'extraction du son de 15 % à 20 %.
Dans les autres États, les progrès suivirent, d'après les renseignements en ma possession, la marche suivante.
D'après Laffon, le pain de soldat était très mal fabriqué, de 1770 à 1822 en France et en Italie. Il n'était pas assez pétri ni assez lavé. L'Italie avait le même pain, avec extraction de son de 12 à 13 % et tout au plus 15 %, pour les soldats et pour les prisonniers. Le pain français et le pain italien renfermaient l'un et l'autre beaucoup trop d'eau, parce qu'ils étaient très peu cuits, afin de les empêcher de perdre de leur poids. Sans aucun doute, on aurait pu faire avec la même farine, si on l'avait voulu, un pain bien cuit, ne prêtant à aucune critique du point de vue de l'hygiène, et d'assez bonne apparence.
Mais, même en France, il y avait encore des partisans du pain grossier. Poggiale croyait cependant, en 1854, que tout le monde mange avec plaisir du pain blanc et que personne ne rêve de revenir à la consommation du pain grossier, puisque personne n'en mange plus.
A partir de 1853 la consommation du pain de froment s'accrut considérablement, sans que cela ait influé beaucoup sur le pain de soldat. Les mangeurs de seigle restèrent fidèles à leur pain grossier. Au contraire, le progrès est très marqué parmi les mangeurs de pain blanc. Plus ou moins rapidement, tous les États arrivent à extraire 24 à 25 % de son.
Le pain des soldats russes resta ce qu'il était et le pain prussien ne s'améliora que faiblement. Le pain de seigle pur de Norwège fut, sur la proposition du major général de l'hygiène, Reichborn-Kjennerud, amélioré, l'extraction du son étant portée à
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23 1/2 % (Bäckerbuch, loc. cit.). Le pain régimentaire du Wurtemberg fut fait avec un mélange d'environ deux tiers de farine de froment et d'un tiers de farine d'orge. La même chose survint en ce qui concerne toute l'Allemagne du Sud, où l'extraction du son monta à 15 ou 18 %.
L'Autriche posséda plusieurs sortes de pains, ce qui correspondait aux habitudes locales des populations. Jusqu'en 1884, les farines destinées à faire le pain de soldat devaient être conformes à la réglementation suivante : froment 87 %, méteil 85 %, seigle 85 %, maïs 93,5 %, orge 75 %. Le maïs perdait 1 % comme poussière, l'orge 5 %, les autres grains 3 %. Mais les règlements récents améliorèrent beaucoup la farine et on spécifia avec des détails assez minutieux tout ce qui a trait au grain, depuis le moment où il est encore sur pied jusqu'au moment où on le mange. Comme le tableau suivant le montre, les quantités de farine panifiable et de déchets par quintal furent spécifiées.
Farine panifiable ordinaire | Farine à faire bouillir (à griller, etc...) | ||||||
Farine de biscuit de froment |
Froment | Seigle ou méteil |
Orge | Maïs | Froment | Maïs | |
% | % | % | % | % | % | % | |
Farine | 77 | 85 | 82 | 70 | 93,5 | 70 | 90 |
Son, têtes et queues |
20 | 12 | 15 | 20 | 3,5 | 10 | 7 |
Farines noires et recoupes |
" | " | " | " | " | 15 | " |
Poussières | 3 | 3 | 3 | 5 | 3 | 5 | 3 |
Le pain de soldat de l'ancienne Autriche était fait de farine de seigle pur (ou de méteil) ou bien d'un mélange de farine de froment et de seigle et mis en forme de Wecken (pains trianguluires) de 1.400 grammes, ce qui faisait 1.600 grammes environ à l'état
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de pâte. Avec 100 kilogrammes de farine panifiable il fallait faire, sans distinction de sorte, au moins 101 Wecken de 1.400 grammes, et, par conséquent, un total de 141 kilogrammes 12 de pain. Le pain de guerre était fait d'un tiers de farine de froment et de deux tiers de farine d'orge (loc. cit., 19., 83). Aucune autre armée ne connaissait la variété de pains qu'on avait là, à la limite de la culture du froment et de la culture de l'orge.
Avec l'amélioration du pain coïncida la diminution de la quantité qu'on en mangeait. Seule la Russie fait exception avec ses 1.200 à 1.400 grammes, pendant que l'Autriche, qui donnait autrefois 875 grammes, n'en donna plus tard que 700 et l'Allemagne 750. Les soldats des autres États sont des mangeurs de froment. Remarquons d'abord ce qui concerne l'Italie, dont la situation est particulière, parce qu'elle utilise, en plus du pain de farine de froment, avec extraction de son, de 16 à 20 %, des pâtes alimentaires de froment. Jusqu'en 1882 et 1892, le soldat italien recevait 918 grammes de pain (comprenant 735 grammes de pain ordinaire et 183 grammes de pain à soupe). Il reçoit aujourd'hui un pain du poids de 750 grammes. A cela s'ajoutent des pâtes, dont on donnait autrefois 150 grammes contre 200 grammes à présent par jour. Les « pâtes pour la soupe » sont une particularité des subsistances militaires italiennes, et ne sont, à part l'Italie, aussi en usage qu'en France. Ces pâtes (ou nouilles) sont une partie du rancio ou repas des soldats, qui comprend 200 grammes de viande, 200 de nouilles ou 180 de riz, avec pour 8 centimes de légumes ou de condiments. Tout cela fait ensemble deux repas (2 ranci) du temps de paix. Parmi les autres États, mentionnons la Suisse, avec son pain de froment (70 à 75 % d'extraction), la Hollande et la Belgique, qui usent d'un pain de qualité analogue, c'est-à-dire correspondant à la qualité moyenne des pays mangeurs de froment. Je dois à MM. van Woudenberg et van Stolk, de Rotterdam, les renseignements suivants. Réglementairement, on cuit 1.000 pains de soldat de 600 grammes avec un mélange de 208.151 kilogrammes de farine de froment de la sorte : 0 et 208.151 kilogrammes de farine de froment de meunerie basse. La farine de la sorte 0 (qui est à 72 ou 76 %) vient du commerce. La seconde farine est à 98 % et vient des moulins particuliers de l'armée. Les États-Unis d'Amérique ont deux sortes de pain de soldat, le pain ordinaire de garnison (ou soft bread) et le pain de campagne (field bread), tous les deux sans résidu de son. La pâte du pain de garnison comprend : farine 196, eau 116, sucre 2, sel et levure 2. Pour le pain de campagne il y a deux formules, dont
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l'une est : farine 100, eau 52, sucre 3, levure 1 1/2, sel 1 1/4. Ce pain est destiné aux soldats qui sont loin d'une boulangerie, il doit se conserver 10 à 15 jours. Les farines utilisées sont à peine au-dessus de 70 %. Le pain américain est donc le plus fin de tous ceux dont la composition a été indiquée. En Angleterre, chaque soldat reçoit par jour 660 grammes de puin (d'après Farella, loc. cit., 17). Les renseignements détaillés manquent, mais il est probable que l'extraction de la farine n'est pas supérieure à 72 ou 76 %.
En France aussi s'est accusée la tendance qui conduit à améliorer le pain dans tous les pays où l'on vit de froment. L'amélioration remonte à 1793 dans ce qu'elle a d'essentiel. Balland en a étudié les détails, et aussi certaines particularités, comme un retour au pain grossier vers 1830. Encore actuellement, de toutes les puissances continentales, c'est la France qui vient en tête pour la qualité du pain, exagérant d'ailleurs, et se conformant en cela au vœu populaire d'avoir du pain toujours plus blanc. Dans une intention louable l'extraction du son pour le pain de soldat, qui était de 80 % a été portée à 70 % en 1912. Le mauvais effet ne s'en est pas fait attendre. La quantité de pain est devenue partout insuffisante. Le soldat ne peut plus se rassasier aussi bien qu'avant. Balland constate que ce blutage excessif tend à se généraliser et qu'à présent il atteint 50 % du grain, alors qu'autrefois, à la campagne (et il y a moins de 50 ans), on faisait avec 100 kilogrammes de froment 85 kilogrammes de farine panifiable. Il recommande donc le retour au « pain moyen » et cela pour tout le monde, aussi bien que pour les soldats. Mais les pays où l'on consomme du pain blanc ne considèrent plus comme étant du pain qu'un produit bluté à 65 % ou même 50 % et 40 %. Il est donc peu vraisemblable que les vœux de Balland contre cette exagération aient beaucoup de succès près des consommateurs. On utilise pour les animaux 20 à 30 % de parties du grain capables de faire de très bon pain et que l'on qualifie de farines noires.
Au contraire, le pain de seigle des soldats ne s'améliore qu'avec une étonnante lenteur. Plagge et Lebbin ont exposé l'histoire du pain de munition allemand pour les époques récentes. Balland en a donné beaucoup d'analyses et de descriptions, ainsi que Laffon. Lehmann en a fait un exposé général. Lehmann expose ce qu'est l'incroyable impureté de la farine complète de l'Allemagne du Nord et se plaint, exactement comme le faisait Parmentier, des mauvaises méthodes de fermentation et de cuisson en usage pour le pain noir. Le pain noir des soldats russes est le plus mauvais d'entre tous ceux que préparent les grandes puissances.
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Le pain du soldat prussien est fait avec une farine dont on extrait seulement 15 à 18 % de son. C'était un pain de seigle sans mélange de froment. A partir de 1895 et même sans doute plus tôt, on a proposé de porter l'extraction à 25 %. Dans quelques corps d'armée du sud de l'Allemagne on utilisa un mélange de froment et de seigle, mais la farine était grossière et l'extraction du son aussi faible qu'en Prusse. En Autriche les différences étaient encore plus grandes. D'après les règlements autrichiens, on pouvait utiliser pour l'armée du seigle ou du froment, purs ou mélangés ensemble, puis du maïs, mélangé avec le seigle ou le froment, selon les régions de la monarchie. Jusqu'à une époque récente le pain de soldat fut en Autriche aussi grossier et aussi chargé de son qu'en Prusse. C'est seulement en 1912 que survint une amélioration notable : la séparation de 18 à 20 % de son. La qualité et le mode de préparation du pain variaient de région à région. Ainsi les corps armés de l'Autriche, de la Bohême et de la Silésie avaient de bien meilleur pain que ceux de la Galicie et de la Bukowine. Les différences existant en Allemagne et en Autriche dans la qualité du pain de soldat selon les régions correspondent à peu près aux limites de la pénétration du pain de froment ou aux limites jusqu'où son influence se faisait sentir.
Mais la guerre a contraint les gouvernements à régler la consommation du pain dans la totalité de la population et à inaugurer le « pain de guerre ». Le sens des mesures prises a été indiqué précédemment et le pain de guerre lui-même a été étudié dans le second tome de mon ouvrage sur « l'Alimentation céréale ». Mais quelques parties de cette réglementation sont intéressantes pour l'histoire de l'alimentation par les céréales. C'est en Allemagne que la réglementation débuta. Après quelques mesures provisoires prises peu après le début de la guerre, on prescrivit, en prévision de la récolte de 1915 : extraction de la farine de seigle à 82 % au moins, extraction de la farine de froment à 80 % au moins. L'épeautre, ainsi que le Triticum dicoccum (blé à amidon) et le Triticum monococcum (petit épeautre) étaient considérés comme froment. Les gouvernements peuvent autoriser l'extraction de la farine jusqu'à 10 %. Si des moulins n'atteignent pas la proportion légale (82 et 80 %) mais au moins 70 %, on peut les autoriser à une extraction moindre. Mais la farine de froment ne peut être livrée que dans un mélange renfermant 30 parties de farine de seigle pour 70 parties de farine de froment, et ceci vaut aussi pour les moulins où le salaire du meunier est payé à façon. Il n'était pas permis de faire de pains de farines choisies. Le pain
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de froment devait donc contenir 30 % de farine de seigle et la farine pouvait être remplacée jusqu'à 20 % par de la fécule de pommes de terre. Le pain de seigle pouvait renfermer pour 90 parties de farine de seigle, 10 parties de flocons de pommes de terre ou de fécule de pommes de terre ou bien 30 parties de pommes de terre râpées. Mais, si la proportion de pommes de terre était supérieure, les pains devaient être marqués de la lettre K. Au lieu de pommes de terre, l'addition pouvait consister en gruaux d'orge ou d'avoine. Le pain de seigle pur n'avait pas à recevoir d'addition de pommes de terre quand l'extraction de la farine était supérieure à 93 %·Le pain de froment ne pouvait être fait qu'en morceaux ne dépassant pas 100 grammes. Dans la fabrication des gâteaux, la proportion du froment dans la farine utilisée (ou substance analogue à la farine) ne devait pas dépasser la moitié du poids. Telles étaient les dispositions arrêtées, mais dans le courant de la guerre, l'Allemagne en est arrivée au pain de grain total, sans extraction de son.
En Autriche, on hésita beaucoup avant de prendre des arrêtés pour assurer l'approvisionnement du pays en pain. L'ordonnance du 10 octobre 1914 (R. G. Bl., n° 274) n'autorise que des farines mélangées contenant au plus 70 % de farines de froment ou de seigle ou un mélange ad libitum des deux. Le reste doit être constitué par des farines d'orge, de maïs, des flocons de pommes de terre, des poudres de pommes de terre. Cet arrêté, avec ses compléments, ne fut mis en vigueur que le 1er décembre 1914.
Lorsque parut le memorandum du comte Stürgkh, en juin 1915, sur la réglementation déjà parue, on dut convenir qu'en ce qui concerne les céréales, la farine et le pain, l'ensemble devait être tenu pour insuffisant. Elle n'était pas sans parties contradictoires, abandonnait la surveillance aux diverses autorités régionales et à des associations et permettait de nombreuses dérogations. Le mémoire rappelait à diverses reprises que les organisations auxquelles la surveillance était confiée ne s'acquittaient pas de leurs devoirs, n'appliquaient pas la réglementation et abandonnaient à la spéculation aussi bien les approvisionnements que la distribution aux populations. Dans ces conditions il n'y a pas à s'étonner que le peuple, pour 1 kilogramme de pain de qualité moyenne de seigle ou de froment ait payé 60 heller et bien plus (commencement de novembre 1915), pendant que le très bon pain de guerre suisse, fait de farine de froment importée et blutée à 85 %, coûtait alors 45 « rappen ». En février 1916 on payait à Lemberg 70 à 90 heller pour 980 grammes de pain. Citons encore ceci au sujet de cette
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règlementation. Les semoules et la farine fine de blé ne devait employer que 15 % du grain. Les nombreux types des farines en usage en Autriche étaient ramenés à trois : la farine fine de boulangerie, la farine à faire bouillir, la farine à pain. Le froment, si on obtient tous ces types de farine, doit être moulu jusqu'à 80 %, et jusqu'à 85 % si on n'en tire qu'une seule farine. Si on moud du seigle ou de l'orge, on n'en doit tirer qu'une seule farine (le type moyen} en tirant du seigle 82 % et de l'orge 70 %. La farine de maïs ne doit être faite qu'avec du maïs sec et dans des conditions telles qu'on en sépare au moins l9 % de germes et d'enveloppes. On ne peut utiliser sans mélange que la quantité indiquée ci-dessus (15 %) de semoules et de farine fine. Toutes les autres sortes de farine de froment ou de farine de seigle ne peuvent être vendues que mélangées de farines d'orge, de maïs, de riz, ou de flocons de pommes de terre. La farine de froment pour préparations par ébullition doit être mélangée dans la proportion de 70 à 30 avec de la farine d'orge. La farine de froment pour le pain, ou hien le type « moyen » de froment, ainsi que la farine de seigle, doivent être mélangées dans la proportion 67 à 33 avec de la farine d'orge ou bien dans la proportion de 70 à 30 s'il s'agit d'autres farines de remplacement. Il y eut ensuite une aggravation de la réglementation par l'ordonnance du 30 janvier 1915. Il ne fut plus permis de faire du pain avec la farine de froment panifiable, ni avec la farine de froment pour la cuisine. A l'avenir la farine de froment panifiable ne dut être panifiée qu'après des additions telles que la proportion de froment fût abaissée à 50 % (aussi bien pour la farine de froment pure que pour les farines assimilées, en particulier de seigle). Le reste devait être constitué par les farines de remplacement énumérées ci-dessus. L'addition de farine de pommes de terre est fixée à 20 % comme maximum. On prévoit aussi l'addition à la farine de 5 % de sucre. Un règlement qui vint ensuite imposa la mouture du maïs à 74 %. Dans la suite de la guerre, l'Autriche se trouva, e11e aussi, contrainte de s'imposer le pain de grain total.
Pendant ce temps les neutres aussi durent s'arranger pour se coucher suivant la grandeur de leurs draps. Ils souffrirent plus que les pays de l'Entente. Le « Bundesrath » suisse décida, le 27 août 1914, avee clause d'application immédiate, que tous les moulins de pays seraient tenus de fabriquer une seule sorte de farine, celle qu'on nomma « pleine farine » et le son fut séparé sans trace de farine sur lui. L'extraction de la farine s'éleva ainsi à 80 % et monta parfois à 85 %.
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Plus tard le ministère de la guerre permit de faire de la farine blanche, mais par petites quantités ne dépassant pas 2 %. En Allemagne et en Autriche on avait créé des « cartes de pain » qui autorisaient chacun à recevoir les quantités de pain et de farine auxquelles il avait droit. L'Italie, par règlement du 7 mars 1915 institua une farine de froment de composition uniforme pour toute la population, mais évita la carte de pain. Cette dernière n'exista pas partout en Autriche. La Russie ne changea rien à son pain populaire de grain total, à son pain noir. Son pain de soldats primitif était à environ 98 %. En Angleterre et en France, où règnent des exigences particulières quant à la qualité du pain de froment, il n'y eut de mauvais pain que du fait de malfaçons. Les pains de guerre italien et suisse étaient encore du pain blanc de bonne qualité, savoureux et agréable. Il serait désirable que les populations restassent fidèles à ce pain-là. Mais s'il est certain qu'en temps de guerre la population, contrainte par la nécessité, veut bien entendre raison, il est certain aussi qu'en temps de paix elle s'abandonne à nouveau à son habituelle gourmandise.
Ce que la meunerie réalise actuellement tient du miracle. Elle livre vingt sortes différentes de semoules et de farines et on pourrait en ajouter à ce nombre. Mais cette merveilleuse technique accomplit ses chefs-d'œuvre comme pour elle-même, on pourrait dire sans pensée. Le blutage exagéré a conduit au pain blanc des soldats français qui, pour finir, est devenu trop bon et insuffisant. Le pain italien du temps de guerre, celui qui était distribué à la population avec extraction de son de 20 %, le pain suisse avec 15 % d'extraction, sont le pain jadis en usage dans les campagnes, en pays mangeurs de froment, celui auquel Balland recommande si vivement qu'on revienne. Mais les perspectives pour qu'il en soit ainsi sont bien faibles. Les mangeurs de pain blanc n'estiment mériter ce nom qu'un produit fait non pas de farine à 80 ou 85 % mais de farine à 60 %, 40 % et au-dessous. Pendant la guerre, ni Français ni Anglais ne se sont laissés convaincre de penser autrement. En Allemagne, au contraire, où on consomme principalement du pain de seigle pur ou un pain mélangé de froment et de seigle, la population a très bien supporté l'addition des pommes de terre. La Cour donna l'exemple dès que l'on commença à fabriquer le pain de guerre, exactement comme la cour anglaise l'avait fait en 1800 et en 1847. Du reste l'addition de pommes de terre ne devait pas dépasser 15 % ou 20 % tout au plus, parce que davantage aurait empêché le pain de lever. Au contraire, si on avait voulu faire consommer des « pains-flans », les mangeurs de seigle
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n'en auraient pas voulu. Dans les quartiers riches de Berlin, au commencement, les boulangers et leurs clients ne voulaient pas se conformer aux règlements et les journaux organisèrent contre eux une campagne inspirée de patriotiques intentions.
La corporation des boulangers intervint dans le confiit, affirmant, par exemple, « que c'était le besoin de l'État, le sentiment du devoir qui avait imposé cette nouveauté et non une spéculation intéressée ».
Mais ni chez les mangeurs de froment, ni en Allemagne ou dans les pays de l'ancienne Autriche, les règlements de la guerre n'ont fait prendre une autre direction aux goûts qui existaient déjà[1].
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- ↑ Poggiale, Du pain distribué aux troupes des puissances européennes, Paris 1854 ; Parmentier, loc. cit. ; Balland, loc. cit. ; Krünitz, loc. cit. ; Plagge u. Lebbin, Unters. ü. d. Soldatenbrot, Berlin, 1897 ; Grotjahn (A.), u. Kaup (J.), Handwörterb. d. soz. Hygiene, Berlin, 1912. T. II, 431 ; Le Grand d'Aussy, loc. cit. 1, 109 ; Malouin, loc. cit., Tl. 3, 190 ; Parmentier (A. A.), Rapport sur le pain des troupes, le 21 brumaire an V (d'après Balland qui a le premier publié ce rapport sur lequel l'Académie ne fit connaître qu'une courte note ; Laffon (Giuseppe), loc. cit., 422, Pain de Norvège ; Pusch, Bäckerbuch, loc. cit., 266, 279. Pains allemands et français : Balland, Revue des services de l'Intendance militaire, 1896, T. IX, 659 et 1898, T. XI, n° 3 ; Pains prussiens : Plagge, Lebbin, loc. cit. Estimation de la teneur en son : Paggiale, Millon et autres, Cf. Balland, Les travaux de Millon sur les blés, Paris, 1905, 237-250 ; Pour l'Autriche, l'Italie, l'Amérique : Worel (Karl), Handb. d. Verpflegsdienat. Œmütz, 1881, 10. Vorschrift f. Verpflegung d. k. k. Heeres betreff. d. Verpfl. i. Frieden. Wien., t. II, XXI, 435 et t. VI, 361, aussi t. I, 83 ; Farella (M.), L'Alimentazione della trupa, 2 Auf., Modène, 1912, War Department. Office of the commiss. generaL Washgl. 4 mai 1911, circular n° 5.