Froment (Darwin)
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Céréales. — Abordons maintenant les détails. Les céréales cultivées en Europe appartiennent à quatre genres, qui sont : le froment, le seigle, l'orge, l'avoine. Les autorités modernes les plus compétentes[1] admettent quatre, cinq et même sept espèces distinctes de froment, une de seigle, trois d'orge, et deux, trois ou quatre d'avoine, soit en tout, d'après les divers auteurs, de dix à quinze espèces différentes, qui ont donné naissance à une multitude de variétés. Il est à remarquer que les botanistes ne s'accordent sur la souche primitive d'aucune céréale. Ainsi, l'un d'eux écrivait, en 1835 : [2] « Nous n'hésitons pas à affirmer notre conviction, basée sur les preuves les plus évidentes, qu'aucune de nos céréales cultivées n'existe ni n'a existé à l'état sauvage dans son état actuel, mais que toutes sont des variétés cultivées d'espèces qui se trouvent encore en abondance, dans l'Europe méridionale ou l'Asie occidentale. » M. Alph. de Candolle[3] a, d'autre part, démontré que le froment commun (Triticum vulgare) a été trouvé à l'état sauvage dans différentes parties de l'Asie, où il n'est pas probable qu'il ait échappé à la culture. M. Godron fait remarquer, à ce sujet, que, en supposant. que ces plantes proviennent de graines échappées à l'agriculture[4], le fait qu'elles se sont propagées pendant de nombreuses générations à l'état sauvage, en continuant de ressembler au froment cultivé, autorise presque à conclure que ce dernier a conservé ses caractères primitifs. Nous devons ajouter que l'auteur néglige trop la grande tendance à l'hérédité que l'on peut constater, comme nous le verrons plus tard, chez toutes les variétés
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- ↑ Alph. de Candolle, O. C., p. 928 et suivantes. — Godron, O. C., t. II, p. 70. — Metzger, Die Getreidearten, etc., 1841.
- ↑ M. Bentham, dans Hist. notes on cultivated plants, etc. Journal of Hort. Soc., vol. IX, 1855, p. 133. M. Bentham s'en tient toujours à la même opinion.
- ↑ O. C., p. 928. M. de Candolle discute ce sujet de la façon la plus claire.
- ↑ Godron, de l'Espèce, t. II, p. 72. — Les excellentes observations de M. Fabre, faites il y a quelques années, mais mal interprétées, avaient conduit quelques personnes à croire que le froment est le descendant modifié de l’Ægilops ; mais M. Godron (t. I, p. 165) a démontré par des expériences soigneuses, que le premier terme de la série, l’Ægilops triticoïdes, est un métis du froment et de l’Ægilops ovata. La fréquence avec laquelle ces métis se manifestent spontanément et la transformation graduelle de l’Ægilops triticoïdes en vrai froment laissent encore planer quelques doutes sur ce sujet.
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du froment. Il convient aussi d'attribuer beaucoup de poids à une remarque faite par le professeur Hildebrand[1] à savoir que les plantes cultivées ne conservent ordinairement pas leurs caractères primitifs quand les graines ou les fruits possèdent des caractères qui leur sont nuisibles au point de vue de la distribution.
D'autre part, M. de Candolle insiste sur l'apparition fréquente, en Autriche, du seigle et d'une espèce d'avoine à l'état sauvage ou à peu près. Si l'on excepte ces deux cas, qui sont à la vérité un peu douteux, et si l'on excepte aussi deux autres formes de froment et une d'orge, que, d'après M. de Candolle, on a trouvées à l'état vraiment sauvage, cet auteur ne paraît pas être complètement satisfait des autres formes qu'on a présentées comme les souches primitives de nos céréales. D'après M. Buckmann[2], quelques années de culture soigneuse et de sélection attentive peuvent transformer l’Avena fatua, espèce sauvage d'avoine anglaise, en des formes presque identiques à celles de deux races cultivées très-distinctes. En résumé, l'origine et la distinction spécifique des diverses céréales sont des sujets très-difficiles à approfondir ; voyons si l'étude des variations que, dans le cours prolongé de sa culture, le froment a éprouvées, nous permettra d'asseoir un jugement définitif.
Metzger décrit sept espèces de froment, Godron cinq et de Candolle quatre seulement. Il est possible, qu'outre les formes connues en Europe, il puisse, dans différentes parties éloignées du globe, en exister d'autres bien nettement caractérisées. Loiseleur-Deslongchamps[3], en effet, mentionne trois nouvelles espèces ou variétés envoyées, en 1822, en Europe, de la Mongolie chinoise, et qu'il regarde comme indigènes à ce pays. Moorcroft[4] cite aussi le froment Hasora de Ladakh, comme très-particulier. Si les botanistes, qui admettent l'existence d'au moins sept espèces primitives de froment, sont dans le vrai, les variations que les caractères importants de cette céréale ont éprouvées sous l'action de la culture sont très-légères ; mais s'il n'y a eu, dans l'origine, que quatre espèces ou même moins, il est alors évident qu'il s'est formé des variétés assez tranchées pour que des juges compétents aient pu les regarder comme spécifiquement distinctes. Toutefois, l'impossibilité où nous nous trouvons de déterminer quelles formes doivent être considérées comme espèces, et quelles autres comme variétés, rend inutile la discussion détaillée des différences que présentent les diverses sortes de froment. Les organes de la végétation, pris dans leur ensemble, varient peu[5] ; mais quelques formes croissent serrées et droites, tandis que d'autres s'étalent et traînent sur le sol. La paille diffère de qualité, et peut être plus ou moins creuse. Les épis[6] varient de couleur et de forme ; ils sont quadrangulaires, comprimés ou presque cylindriques ;
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- ↑ Die Verbreitungsmittel der Pflanzen, 1873, p. 129.
- ↑ Report to British Association for 1857, p. 207.
- ↑ Considérations sur les Céréales, 1842-43, p. 29.
- ↑ Travels in the Himalayan Provinces, etc., 1841, vol. I, p. 224.
- ↑ Col. J. Le Couteur, Varieties of Wheat, p. 23, 79.
- ↑ Loiseleur-Deslongchamps, Consid. sur les Céréales, p. 11.
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les fleurons diffèrent par leur degré de rapprochement, leur pubescence et leur plus ou moins grande longueur. La présence ou l'absence de barbes dans les épis constitue une différence très-apparente, et est considérée comme un caractère générique chez certaines graminées[1] ; toutefois, comme Godron le fait remarquer[2], la présence des barbes varie chez quelques graminées sauvages, et surtout chez celles qui, comme le Bromus secalinus et le Lolium temulentum, croissent au milieu de nos céréales, et se trouvent ainsi accidentellement soumises à la culture. Les grains varient en grosseur, en poids et en couleur ; une de leurs extrémités est plus ou moins couverte de duvet ; ils sont lisses ou ridés, arrondis, ovales ou allongés; enfin, ils diffèrent au point de vue de la structure interne car ils sont tendres ou durs ou même cornés, et au point de vue de la proportion de gluten qu'ils contiennent.
Presque toutes les races ou espèces de froment, ainsi que le fait remarquer Godron[3], varient d'une manière parfaitement parallèle, — ces variations portent sur les grains qui sont tomenteux ou glabres, sur la couleur, sur la présence ou l'absence de barbes, sur les fleurons, etc. Ceux qui admettent que toutes les différentes variétés descendent d'une espèce sauvage unique peuvent expliquer cette variation parallèle par l'hérédité d'une même constitution, d'où une tendance à varier de la même manière. Ceux qui croient à la théorie générale de la descendance avec modifications peuvent étendre leur manière de voir aux diverses espèces de froment, si jamais elles ont existé à l'état de nature.
Peu de variétés de froment présentent des différences très-marquées ; leur nombre est cependant considérable. Pendant trente ans, Dalbret en a cultivé de cent cinquante à cent soixante sortes, qui toutes ont conservé leur type, exception faite, toutefois, de la qualité du grain ; le colonel Le Couteur possédait plus de cent cinquante variétés, et Philippar trois cent vingt-deux variétés[4]. Le froment étant annuel, nous voyons combien des différences insignifiantes peuvent rester strictement héréditaires pendant un grand nombre de générations. Le colonel Le Couteur appuie fortement sur le même fait. Dans ses tentatives persévérantes et heureuses pour créer, par sélection, de nouvelles variétés, il commença par choisir les plus beaux épis, mais trouvant que, dans un même épi, les grains différaient beaucoup les uns des autres, il fut conduit à trier les grains séparément, et chaque grain transmet généralement ses caractères propres. Le major Hallett[5] est allé beaucoup plus loin encore ; il a élevé pendant plusieurs générations successives des plantes provenant de grains d'un même épi et est arrivé ainsi à constituer une généalogie du froment et des autres céréales, généalogie
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- ↑ Hooker, Journ. of Botany ; vol. VIII, p. 82, note.
- ↑ O. C., t. II, p. 73.
- ↑ O. C., t. II, p. 75.
- ↑ Voir Loiseleur-Deslongchamps, O. C., p. 45, 70, pour les recherches de Dalbret et de Philippar. — Le Couteur, O. C., p. 6, 14, 17.
- ↑ Voir son mémoire Pedigree in Wheat, 1862 ; voir aussi un mémoire lu devant la British Association, 1869, et d'autres publications.
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aujourd'hui fameuse dans le monde entier. Il existe chez les plantes d'une même variété, une variabilité remarquable, qu'un œil exercé par une longue expérience peut seul bien apprécier ; ainsi, le colonel Le Couteur raconte[1] que dans un de ses champs de froment, qu'il considérait comme aussi pur que possible, le professeur La Gasca a trouvé vingt-trois variétés ; le professeur Henslow a observé des faits analogues. A côté de variations individuelles de ce genre, il apparaît souvent des formes assez accusées pour qu'on les remarque et qu'on les propage sur une grande échelle ; c'est ainsi que M. Shirreff a eu, pendant sa vie, la bonne fortune de créer sept variétés nouvelles, qui sont actuellement répandues, et largement cultivées dans plusieurs parties de l'Angleterre[2].
Parmi toutes ces variétés, comme cela est le cas pour beaucoup d'autres plantes, il en est quelques-unes, tant anciennes que nouvelles, dont les caractères restent plus constants. D'autre part, le major Hallett[3] a démontré que le colonel Le Couteur s'est vu obligé de rejeter quelques-unes de ses sous-variétés comme trop capricieuses, et que, pour ce fait, il soupçonnait être des produits de croisements. Metzger[4] cite, sur cette tendance à la variation, quelques cas intéressants qu'il a observés. Il décrit trois sous-variétés espagnoles, dont l'une, connue pour être très-constante en Espagne, ne manifeste, en Allemagne, ses caractères propres que dans les étés chauds ; une autre variété ne se maintenait que dans un terrain qui lui convenait de tous points, cependant, après une culture de vingt-deux ans, elle devint plus constante. Il mentionne encore deux autres sous-variétés qui, inconstantes d'abord, s'habituèrent ultérieurement, sans sélection apparente, à leurs nouvelles conditions d'existence, et conservèrent leurs caractères propres. Ces faits prouvent que de légers changements dans les conditions d'existence suffisent pour causer la variabilité, et, en outre, qu'une variété finit par s'habituer aux conditions nouvelles. On serait d'abord porté, avec Loiseleur-Deslongchamps, à conclure que le froment cultivé dans un même pays se trouve dans des conditions tout à fait uniformes ; mais les engrais diffèrent, les graines sont portées d'un sol à un autre, et, ce qui est plus important, on évite aux plantes toute lutte avec les autres, ce qui leur permet d'exister dans des conditions diverses. A l'état de nature, chaque plante est limitée à une station particulière et au genre de nourriture qu'elle peut arracher aux plantes voisines qui l'entourent.
Le froment prend très-promptement de nouvelles habitudes. Linné avait classé, comme espèces distinctes, les froments d'été et d'hiver. Mais M. Monnier[5] a démontré que la différence qui existe entre les deux n'est que temporaire. Il sema au printemps du froment d'hiver ; quatre plantes seulement
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- ↑ Varieties of Wheat. Introd., p. VI. — Marshall, Rural Economy of Yorkshire, vol. II, p. 9, remarque que, dans chaque champ de blé, il y a autant de variétés que dans un troupeau de bêtes à cornes.
- ↑ Gardener's Chronicle et Agric. Gazette, 1862, p. 963.
- ↑ Gardener's Chronicle, nov. 1868, p. 1199.
- ↑ Getreidearten, 1841, p. 66, 91, 92, 116, 117.
- ↑ Godron, O. C., II, p. 74. — Metzger, O. C., p. 18, affirme le même fait pour les orges d'été et d'hiver.
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sur cent produisirent des grains mûrs ; ceux-ci, semés et resemés, produisirent, au bout de trois ans, des plantes dont tous les grains arrivèrent a maturité. Inversement, presque tous les plants de froment d'été, semés en automne, furent tués par la gelée ; cependant, quelques-uns échappèrent, mûrirent, et, au bout de trois ans, la variété d'été se trouva convertie en variété d'hiver. Il n'est donc pas étonnant que le froment finisse par s'acclimater jusqu'à un certain point, et que des grains importés de pays éloignés et semés en Europe végètent d'abord, quelquefois même pendant assez longtemps[1], contrairement à ce qui se passe pour nos variétés européennes. Au Canada, les premiers colons, d'après Kulm[2], trouvèrent les hivers trop rigoureux pour le froment d'hiver qu'ils avaient apporté de France, et les étés souvent trop courts pour leur froment d'été : et, jusqu'à ce qu'ils se fussent procuré du froment d'été des parties septentrionales de l'Europe, qui réussit fort bien, ils crurent que la culture du blé était impossible dans le pays. La proportion du gluten varie beaucoup suivant le climat, qui affecte rapidement aussi le poids du grain. Loiseleur-Deslongchamps[3] a semé dans les environs de Paris cinquante-quatre variétés provenant du midi de la France et de la mer Noire ; cinquante-deux de ces variétés produisirent des grains de dix à quarante pour cent plus pesants que ceux des souches parentes. Ces grains plus pesants semés dans le midi de la France produisirent immédiatement des grains plus légers.
Tous les observateurs qui ont étudié le sujet avec soin insistent sur l'adaptation remarquable des nombreuses variétés de froment aux divers sols et climats dans un même pays, et c'est ce qui fait dire au colonel Le Couteur[4] : « C'est par cette adaptation d'une variété spéciale à un sol donné, que le fermier peut arriver à payer son fermage en cultivant cette variété, tandis qu'il serait dans l'impossibilité de le faire, s'il voulait lui en substituer une autre, peut-être meilleure en apparence. » Ce résultat peut être dû en partie à ce que chaque sorte s'est habituée à certaines conditions d'existence, ainsi que le prouvent les essais de Metzger, mais surtout probablement à des différences innées qui existent entre les diverses variétés.
On a beaucoup écrit sur la dégénérescence du froment ; il est presque certain que la qualité de la farine, la grosseur du grain, l'époque de floraison, et la rusticité, peuvent être modifiées par le sol et le climat ; mais, il n'y a pas de raison pour croire qu'une sous-variété puisse, dans son ensemble, se transformer en une autre sous-variété distincte. Ce qui doit arriver, d'après Le Couteur[5], c'est que, parmi les nombreuses sous-variétés qu'on peut
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- ↑ Loiseleur-Deslongchamps, O. C., II, p. 224. — Le Couteur, O. C., p. 70. On pourrait citer beaucoup d'autres exemples.
- ↑ Travels in North America, 1753-1761, t. III, p. 165 (trad. anglaise).
- ↑ O. C., part. II, p. 179-183.
- ↑ O. C., Introd., p. 7. — Marshall, O. C., vol. II, p. 9. — Voir pour quelques cas analogues d'adaptation des variétés d'avoine, quelques travaux intéressants dans Gardener's Chron. and Agricult. Gazette, 1830, p. 204, 219.
- ↑ O. C., p. 59. — M. Shirreff, dont l'autorité est incontestable, dit dans Gardener's Chronicle and Agricult. Gazette, 1862, p. 963 : « Je n'ai jamais vu de grains qui aient été assez améliorés ou assez dégénérés par la culture pour transmettre leurs changements à la génération suivante. »
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reconnaître dans un même champ, il s'en trouve une qui, plus forte ou plus prolifique que les autres, finit par supplanter graduellement celle qui avait été semée la première. Quant aux croisements naturels entre les diverses variétés, les faits sont contradictoires, mais semblent cependant indiquer que de tels mélanges ne sont pas fréquents. Plusieurs auteurs affirment que la fécondation a lieu dans la fleur fermée, mais mes observations m'autorisent à affirmer que cela n'est pas le cas, du moins chez les variétés que j'ai examinées. Mais comme j'aurai à discuter ce sujet dans un autre ouvrage, je le laisserai pour le moment de côté.
Pour conclure, tous les auteurs admettent l'existence de nombreuses variétés de froment ; mais les différences sont peu importantes, à moins cependant que les prétendues espèces ne soient considérées comme étant elles-mêmes des variétés. Ceux qui admettent l'existence primitive de quatre à sept espèces de Triticum sauvage, dans des conditions analogues à celles où elles sont aujourd'hui, basent surtout leur opinion sur la grande antiquité des diverses formes[1]. Les admirables recherches de Heer[2] nous ont récemment enseigné le fait important que les habitants de la Suisse, dès la période néolithique, ne cultivaient pas moins de dix céréales, dont cinq variétés de froment, sur lesquelles quatre sont ordinairement regardées comme des espèces distinctes ; trois variétés d'orge ; un Panicum et une Setaria. Si on pouvait prouver que, dès les tout premiers commencements de l'agriculture, on cultivait cinq variétés de froment et trois d'orge, nous serions bien entendu obligés de considérer ces formes comme des espèces distinctes. Mais, comme le fait remarquer Heer, dès l'époque néolithique, l'agriculture avait déjà fait de grands progrès, car, outre les dix céréales, on cultivait encore le pois, le pavot, le lin, et probablement le pommier. On peut aussi conclure d'une variété de froment dite égyptienne, et de ce qu'on sait du pays d'origine du Panicum et de la Setaria, ainsi que de la nature des herbes qui croissaient parmi le blé, que les habitants des cités lacustres avaient conservé des rap-
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ports commerciaux avec quelques peuples méridionaux, ou étaient eux-mêmes venus du Midi, comme colons.
Loiseleur-Deslongchamps[1] prétend, il est vrai, que si nos céréales ont été considérablement modifiées par la culture, les mauvaises herbes qui croissent habituellement avec elles auraient dû l'être aussi. Mais cette façon de raisonner prouve une fois de plus combien on méconnaît le principe de la sélection. M. H. C. Watson et le professeur Asa Gray assurent que ces herbes n'ont pas varié, ou du moins ne varient pas beaucoup actuellement ; mais, qui peut prétendre qu'elles ne varient pas autant que les plantes individuelles d'une même sous-variété de froment ? Nous avons déjà vu que des variétés pures de froment cultivées dans un même champ présentent de légères variations, qu'on peut trier et propager séparément ; qu'en outre, il apparaît parfois des variations plus prononcées, qui, ainsi que l'a démontré M. Shirreff, méritent d'être propagées en grand. L'argument tiré de la constance des mauvaises herbes, sous l'influence d'une culture non intentionnelle, n'a donc aucune valeur, tant qu'on n'aura pas porté sur la variabilité et sur la sélection de ces herbes, l'attention qu'on a apportée aux céréales. Le principe de la sélection nous permet d'expliquer pourquoi les organes de la végétation diffèrent si peu dans les diverses variétés cultivées du froment ; car une plante qui apparaîtrait avec des feuilles particulières n'attirerait aucunement l'attention, si, en même temps, les grains de blé n'étaient pas supérieurs en grosseur ou en qualité. Dès l'antiquité, Columelle et Celsus recommandaient vivement que l'on apportât le plus grand soin aux choix des grains employés comme semence, car, comme le dit Virgile[2] : « J'ai vu que les semences, choisies et examinées avec le plus grand soin, dégénèrent encore, si, chaque année, la main de l'homme ne choisit les plus belles. » Il y a cependant lieu de douter, que, dans l'antiquité, la sélection ait été bien méthodique, à en juger par la peine que M. Le Couteur et M. Hallett ont dû se donner pour l'appliquer. Malgré l'importance de la sélection, le résultat minime auquel l'homme est arrivé, après
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- ↑ O. C., p. 94.
- ↑ Géorgiques; liv. I, 197-199. — Columelle et Celsus. cités par Le Couteur, O. C., p. 16.
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des efforts incessants pendant des milliers d'années[1], pour rendre les plantes plus productives, ou les grains plus nutritifs qu'ils ne l'étaient du temps des anciens Égyptiens, semblerait infirmer son efficacité. Mais il ne faut pas oublier qu'à chaque période successive, c'est l'état de l'agriculture et la quantité d'engrais fournie à la terre, qui déterminent le degré maximum de sa productivité, car il ne serait pas possible de cultiver une variété très-productive dans une terre qui ne contiendrait pas la proportion voulue des éléments chimiques nécessaires.
Nous savons maintenant que, dès une époque excessivement reculée, l'homme était assez civilisé pour cultiver la terre, de sorte que le froment pouvait déjà avoir été depuis fort longtemps amélioré jusqu'au point de perfection compatible avec l'état existant de l'agriculture d'alors. Quelques faits semblent confirmer cette hypothèse de l'amélioration lente et graduelle de nos céréales. Dans les plus anciennes habitations lacustres de la Suisse, alors que les hommes employaient seulement des instruments en silex, le froment qu'ils cultivaient surtout appartenait à une variété particulière, dont les épis et les grains étaient fort petits[2]. « Tandis que les grains des variétés modernes ont de sept à huit millimètres de longueur, les grains les plus grands trouvés dans les habitations lacustres n'ont que six, rarement sept, et les plus petits quatre millimètres de longueur. L'épi est ainsi plus étroit, et les épillets plus horizontaux que dans nos variétés actuelles. » De même, l'espèce d'orge la plus ancienne et la plus abondamment cultivée avait les épis petits, et les grains étaient moins gros, plus courts, plus rapprochés les uns des autres que dans l'espèce cultivée maintenant ; ils avaient, sans les glumes, 5mm6 de longueur, et 3mm4 de largeur, tandis que, dans l'espèce actuelle, ils atteignent une longueur de 6mm8 et à peu près la même largeur[3]. Heer croit que ces variétés de froment et d'orge à petits grains sont les formes parentes de certaines variétés voisines actuelles, qui ont supplanté leurs premiers ancêtres.
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- ↑ Alph. de Candolle, O. C., p. 932.
- ↑ O. Heer, Die Pflanzen, etc. — Le passage suivant emprunté au Dr Christ est cité dans Die Fauna der Pfahlbauten du prof. Rütimeyer, 1861, p. 225.
- ↑ Heer, cité par C. Vogt, Leçons sur l'Homme, p. 468.
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Heer donne d'intéressants détails sur l'apparition et la disparition finale des diverses plantes qui, pendant d'antiques périodes successives, ont été cultivées en Suisse en plus ou moins grande abondance, et qui généralement différaient à divers degrés de nos variétés actuelles. L'espèce la plus commune pendant l'âge de la pierre était la forme de froment à petits grains et à petits épis dont nous venons de parler ; elle s'est perpétuée jusqu'à l'époque helvético-romaine, puis a disparu. Une seconde variété, d'abord rare, devint plus tard abondante. Une troisième, le froment égyptien (T. turgidum), rare pendant l'âge de la pierre, n'est identique à aucune variété actuelle. Une quatrième (T. dicoccum) diffère de toutes les variétés connues de cette forme. Une cinquième (T. monococcum), dont on a pu reconnaître l'existence pendant l'âge de la pierre, grâce à la découverte d'un épi unique. Une sixième variété, le T. spelta commun, n'a été introduite en Suisse que pendant l'âge du bronze. Quant à l'orge, outre la variété à épis courts et à petits grains, deux autres étaient encore cultivées, dont une très-rare ressemblait à notre H. distichum commun. Le seigle et l'avoine ont été introduits pendant l'âge du bronze ; les grains d'avoine étaient quelque peu plus petits que ceux de nos variétés actuelles. Le pavot était largement cultivé pendant l'âge de la pierre, probablement pour en tirer de l'huile, mais on ne connaît pas la variété qui existait alors. Un pois singulier à petits grains a persisté pendant l'âge de la pierre et pendant l'âge du bronze, puis a disparu ; tandis qu'une fève, ayant également des grains petits, a apparu pendant l'âge du bronze, et a persisté jusqu'à la période romaine. Ces détails ressemblent aux renseignements que peut donner un paléontologiste, sur l'apparition, la rareté croissante, et enfin l'extinction des espèces fossiles enfouies dans les couches successives d'une formation géologique.
Eu résumé, chacun doit juger par lui-même, s'il est plus probable que les différentes variétés de froment, d'orge, de seigle et d'avoine, descendent de dix ou quinze espèces, dont la plupart sont aujourd'hui inconnues ou éteintes ; ou si elles descendent de quatre à huit espèces, qui peuvent, ou avoir ressemblé de très-près à nos variétés actuellement cultivées, ou en avoir été si différentes qu'il est impossible de les reconnaître. Si l'on admet
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cette dernière hypothèse, il faut admettre aussi que l'homme a cultivé les céréales dès une période infiniment ancienne, et qu'il a appliqué la sélection dans une certaine mesure, ce qui n'a rien d'improbable. Nous pouvons peut-être admettre aussi que, sous l'influence des premières cultures, les grains et les épis ont promptement grossi, de même qu'on voit les racines de la carotte et du panais sauvages augmenter rapidement en volume, lorsqu'on les soumet à la culture.