Jean Pernès (Hommage à Pernès)
Texte publié dans :
- Bureau des ressources génétiques, 1992. Complexes d'espèces, flux de gènes et ressources génétiques des plantes. Colloque international en hommage à Jean Pernès, Professeur à l'Université d'orsay Paris XI. 645 p.
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Notre collègue Jean Pernès est décédé en juillet 1989. Il entrait juste dans sa cinquantième année, nous savions cependant qu'il avait déjà dû prendre du recul par rapport à l'activité professionnelle.
Dès sa sortie de l'Institut National Agronomique de Paris en 1962, il part en Afrique au titre du Service National puis de l'ORSTOM. Il y effectue la première période de sa carrière. Il est marqué par l'extraordinaire diversité du monde vivant en milieu tropical et la richesse des stratégies adaptatives et évolutives bien plus grande que dans les régions tempérées d'Europe. Il est aussi marqué par l'importance biologique de l'intervention du paysan depuis des siècles et par la place modeste et effacée que la société lui reconnaît bien qu'elle lui doive son existence.
En 1973 Jean Pernès est nommé professeur à l'Université de Paris-Sud. Il avait en effet poursuivi des études universitaires tout en accomplissant sur le terrain son métier d'améliorateur de plantes et avait entretenu des rapports étroits avec l'ensemble des collègues qui ont créé à Orsay la Génétique, la Biologie Végétale, l'Amélioration des Plantes. Amenant dans la vallée une perspective et une compétence originale, Jean Pernès est invité à créer au CNRS à Gif-sur-Yvette le laboratoire de Génétique et Physiologie des Plantes. Cette structure intimement associée à notre université permettra la formation à la recherche d'un nombre important de jeunes. Jean Pernès attirait les étudiants parce qu'il leur proposait une réflexion théorique et une démarche expérimentale originales pour comprendre l'évolution des espèces végétales et les voies utilisées par l'homme pour leur domestication.
Sollicité par les instances internationales (FAO par exemple) pour animer de nombreux cours à l'étranger, Jean Pernès a eu un rayonnement important. Ses élèves constituent aujourd'hui une école. La pertinence de leurs idées et de leurs réflexions est attestée par leurs résultats et leurs obtentions. Ils ont aujourd'hui des positions de responsabilité en agronomie, à l'université, dans la recherche en Afrique du Nord, en Afrique tropicale, en Amérique Centrale et en Amérique du Sud. Ils sont aussi présents et développent leurs idées dans les institutions françaises publiques et privées (ORSTOM, CIRAD, Universités, etc...).
Les deux contributions intellectuelles majeures de Jean Pernès concernent l'évolution des espèces végétales et la domestication. Ayant constaté que des espèces voisines pouvaient échanger (certes fort rarement) des gènes, Jean Pernès a montré combien ce flux horizontal pèse sur l'évolution des pools génétiques et a proposé que soient identifiés dans le monde vivant des ensembles évolutifs appelés complexes d'espèces. A l'intérieur de ces complexes les relations entre individus se font à deux niveaux : au niveau des interac-
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tions entre leurs activités et au niveau des échanges entre leurs génomes. L'homme peut être un acteur résolu dans ces relations, pesant sur les flux géniques, il fait émerger des complexes d'espèces les structures génotypiques qui l'intéressent. Ayant pris conscience très tôt de ce rôle, Jean Pernès fut un des premiers dans notre pays à mettre en garde contre les conséquences de l'uniformisation et l'industrialisation à courte vue des activités agronomiques. Pendant des années il a tenté de sensibiliser notre société à la nécessité de connaître, de préserver et d'enrichir la diversité biologique. Dans les années 80 ses appels ont été entendus : il a participé à la constitution du Bureau des Ressources Génétiques au Ministère de la Recherche et de la Technologie, puis il a créé une option « Ressources Génétiques » dans le cadre du DEA d'Amélioration des Plantes de Paris-Sud, et enfin avec André Gallais le DEA de Ressources Génétiques. Aujourd'hui la société française et ses institutions scientifiques et politiques mettent au premier rang de leurs préoccupations la connaissance, la maîtrise conservatoire et l'enrichissement du patrimoine génétique du vivant. La tâche n'est pas achevée cependant. Dès 1982 Jean Pernès mettait la communauté en garde en écrivant : « De nombreux propos tendent à faire croire qu'il faut ramasser et stocker de toute urgence le plus possible d'échantillons car il y a sûrement un trésor caché dedans. Si nous sommes bien persuadés que " trésor il y a " ce n'est justement pas pour s'asseoir sur un tas d'or, mais bien au contraire pour travailler et prendre la peine de montrer comment biologiquement sont constituées ces ressources (faites de la diversité et de l'action continue de l'homme depuis des millénaires), comment leur étude peut suggérer des utilisations nouvelles, une gestion dynamique et créatrice ».
Jean Pernès portait sur le monde vivant et sur la société des hommes un regard aigu et original. Il n'avait pas son pareil pour repérer au milieu des milliers de plants d'un champ de mil le pied, appelé hors-type, qui était le fruit d'un de ces rares événements hétérodoxes d'échange génétique entre plantes d'espèces différentes. Il savait de la même manière reconnaître et valoriser la différence entre les hommes. Cela a même constitué le message au second degré que ses élèves ont trouvé dans son enseignement. Bien sûr une telle personnalité rencontre des obstacles dans la vie sociale (et Jean Pernès a eu son lot d'obstacles que ce soit à Paris au tout début des années 60, en Afrique ou à l'université et au CNRS). Il n'en avait pas gardé d'amertume fondamentale mais avait régulièrement essayé de comprendre.
Pour rencontrer les paysans et leur parler il avait appris l'arabe, les langues africaines. Et quand le temps a commencé à lui manquer, quand l'expérimentation telle que nous la conduisons n'était plus possible, la musique, le grec ancien et l'araméen l'ont aidé à mener une réflexion mystique.